Céline dans le Journal de Michel Leiris commenté par Jean-Paul Louis,
extrait de : Le Lérot rêveur n°56 novembre 1992
« Cette latrine » (Baudelaire à propos de George Sand.)
Dans le Journal qu'il a tenu pendant 67 ans, Michel Leiris ne cite qu'une seule fois Céline, alors qu'il a déjà lui-même 77 ans. C'est le moment qu'il choisit pour coucher cette liste de justice :
« Salauds de génie :
Daniel De Foe (pamphlétaire à gages),
Alfred de Vigny (indicateur de police selon Guillemin [sic]J,
Richard Wagner (raciste),
Louis-Ferdinand Céline (antisémite). »
Vingt ans plus tôt, en 1957, Miçhel Leiris déprimé savant et désoeuvré artiste se suicidait aux médicaments. En 1932, il faisait un long voyage en Afrique. En 1937, juillet, il note: «Psychose de guerre: d'abord, la peur qu'il y ait la guerre; puis, l'Idée qu'il y aura nécessairement la guerre. A dater de ce moment, l'on peut souhaiter qu'elle vienne tout de suite. »
Et le 13 décembre, il dresse l'ironique «palmarès de ma génération» (d'anciens surréalos, suicidés ou fous). Dans sa vie, il se passe encore qu'en juin 1945, Simone de Beauvoir s'étant bourré la gueule au cours d'un cocktail chez Gallimard, il lui « tient le front pour l'aider à vomir». En 1961, il accepte après quelques coquetteries de se faire interviewer pour L'Express, par Madeleine Chapsal.
Je me demande ce que Michel Leiris a pu lire, ingérer et transformer (tel est le métier littéraire) de Céline pour en arriver à cette unique mention d'un écrivain qui lui est si supérieur. A noter la volonté sans doute inconsciente de nuire, l'insinuation menaçante, lourde et sournoise, du rapprochement opéré: «pamphlétaire à gages» qui inaugure la liste ne devrait-il pas aussi s'appliquer à Céline, qui la clôt ?C'était du reste le pauvre argument de Sartre, à une époque où Leiris était très proche des Temps modernes.
La confection de la liste, qui prétend s'étonner de l'alliage possible de deux valeurs aussi incertaines, n 'existe que pour montrer que son auteur ne saurait y être inscrit. Elle ne peut cependant avoir réel début ni fin. La forme est à la fois ouverte et fermement structurée, avec le martellement des parenthèses à la suite de chaque nom comme tiré d'un paquet de cartes - très vieux souvenir à rapprocher: la reproduction dans les livres d'histoire de France, des feuilles de vote des députés de 1792, dont chaque nom ou presque est sombrement suivi de la mention « la mort» - et fait conclure provisoirement à l'esprit d'un pion méthodique et retors.
C'est pourtant plus compliqué. Après avoir eu une aventure avec une Martiniquaise, Michel Leiris s'avoue à moitié que c'était seulement pour se taper une négresse. Mince alors d'ethnologue! Il est tourmenté par le « racisme ». Mais sa répulsion (la seule véritable qu'il se connaisse) n'est pas si clairement établie. S'il est attiré par la différence, et notamment par la race noire, il ajoute qu'il a une « espèce d'éloignement» pour la jaune. Il se trouve une « sorte de raciste retourné ». A ce genre de formules, on comprend que son Journal a été écrit, non pour être publié, mais comme s'il pouvait arriver qu'il le fût.
Et la race animale ? Le 6 août 1946, il assiste à une « corrida très émouvante», à Bayonne. L'adorateur du cornu pratique le glissement de genre pour caractériser un taureau laid et sans valeur: « une espèce de grande vilaine vache roussâtre ».
Michel Leiris, son Journal en témoigne, a conservé du surréalisme l'art de la juxtaposition des phrases, ou des morceaux de discours qui se mangent la queue, et celui de raconter ses rêves nocturnes de manière impressionnante. Mais le grand style ? Tout le monde n'est pas Céline, pour déconner de racisme à plein poumon, ni Baudelaire pour cracher le fiel d'une misogynie renversante.
J.P.L.
Michel Leiris, JournaI 1922-1989, Gallimard, 1992, 960 p.
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