Lucien Descaves a joué un rôle important dans la vie de Louis-Ferdinand Céline. Nul n’ignore qu’il s'est battu bec et ongles pour que Voyage au bout de la nuit obtienne le Goncourt et qu’il a quitté les repas du prix quand il s’est estimé trompé par ses collègues académiciens qui l’ont attribué à Guy Mazeline.
Cet épisode de 1932 figure dans dans ses Souvenirs d’un ours publié en 1946. Figure, mais pas plus ! On aurait pu croire que la découverte d’un tel génie aurait marqué plus profondément le vieil écrivain. Dans son livre, les chapitres portent souvent les noms de d'écrivains qui n'ont pas toujours laissé de trace profonde dans l’histoire littéraire, ceux où Céline est évoqué sont titrés Henry Bauër et Déjeuners Huysmans. Cette froideur tardive s’explique sans doute dans cet aveu : « J’entendis beaucoup parler de Céline en 1933 et je le vis fréquemment. Il me dédia son nouveau livre, Mort à crédit.
Plus tard, son antisémitisme déclaré refroidit nos relations. Il continuait cependant de venir déjeuner de loin en loin rue de la Santé où il rencontra l’abbé Mugnier et Vlaminck. »
Voici le texte dans lequel sa relation avec Céline est racontée…
[…] Je pris derrière moi, sur un rayon de bibliothèque, parmi quantité de volumes, un livre de petit format que je lui tendis : Lettres inédites d’un amnistié, par Jules Renard. Edité à Amiens en 1880.
Un fils aussi pieux qu’Edouard Renard fut touché du souvenir que je conservais de son père. Notre amitié date de là.
Mais en mai 1932, un autre sujet de conversation lui tenait à cœur et l’avait conduit chez moi :
- Je viens vous demander de m’accompagner à Auteuil et de me faire visiter la maison des Goncourt, qui est à vendre. J’ai besoin de faire cette démarche avant de soumettre une proposition d’achat au Conseil Municipal.
- Je me serais empressé de vous suivre si je n’étais pas un convalescent, lui dis-je, en lui montrant ma robe de chambre et mes pantoufles.
Renard insista :
- Ma voiture est en bas. Je vous enlève et je vous ramènerai ici. Assurez-vous seulement par téléphone si l’on peut nous recevoir.
La réponse fut affirmative et une heure plus tard nous étions aimablement accueillis boulevard de Montmorency par le nouveau propriétaire de l’immeuble, M. Ligier. Il nous en fit les honneurs, de la cave au grenier. Le sous-sol retint moins mon attention que le Grenier, seul lieu de pèlerinage. Je le trouvai méconnaissable et affligeant. Aussi, profitai-je de ma déception pour me faire ouvrir, sur le palier, une porte condamnée à tout le monde par
Edmond de Goncourt. Elle donnait accès à une petite chambre d’étudiant où Jules de Goncourt était mort dans la nuit du 19 au 20 juin 1870.
Rentré chez moi, je relus pieusement dans le Journal, continué par le survivant des deux frères, le récit de l’agonie à laquelle il avait assisté. C’était autrement poignant que l’aspect de cette pièce nue et sans âme où était mort un être que né pouvaient ressusciter fugitivement ni un regard, ni un geste...
Edouard Renard me promit d’intervenir au Conseil Municipal pour nous faire donner la maison de nos maîtres. À une condition, me dit-il: le retour au bercail d’une brebis d’un commerce difficile. J’acceptai de l’accompagner place Gaillon au prochain déjeuner où je m’étais juré de ne plus revenir, exaspéré par les difficultés provoquées par l’élection de Courteline. Toutefois, la satisfaction d’avoir contribué à faire retrouver le Grenier d’Auteuil aux héritiers des Goncourt eut raison de mon hésitation.
Je me rendis donc chez Drouant avec Edouard Renard. Il reçut un accueil déférent. On ne parla ni des Prix Goncourt, ni des prochaines candidatures.
Mon aptitude à une résistance qui me semble juste, et même exemplaire, m’a valu la réputation de mauvais coucheur auprès d’adversaires avec lesquels cependant je n’ai jamais couché. J’avais à peine repris ma place au déjeuner Goncourt que je fus contraint de m’en aller. Pour une fois, les circonstances conspirèrent contre un vieux naturaliste comme moi.
Réunis au grand complet chez Drouant le 30 novembre 1932, j’entretins mes confrères d’un nommé Céline, un inconnu, et de son roman Voyage au bout de la nuit, digne d’être examiné. J’avais profité d’un répit que le théâtre accordait à la critique dramatique pour consacrer une soirée à la lecture de ce livre. N’ayant jamais entendu prononcer le nom de l’auteur, dont c’était d’ailleurs le premier ouvrage, j’étais sans aucune idée préconçue. J’en avais lu une centaine de pages lorsque mon fils Pierre me téléphona :
- Que fais-tu? me demanda-t-il.
- Je lis un roman fort curieux d’un certain Céline. Connais-tu cet homme ?
- Non, mais je suis précisément en train de lire son livre. Heureuse coïncidence. En tout cas, je suis de ton avis, c’est une révélation. Continue de lire. Bonsoir... Nous reprendrons cette conversation un autre jour.
Nous la reprîmes en effet et tombâmes d’accord sur l’impression que laissait à deux générations une œuvre (non) sans défauts, et de nature à rebuter les palais délicats. Si l’Académie a pu s’entendre reprocher des erreurs ou des complaisance, me disais-je, bonne occasion de virer de bord de temps en temps. L’Académie Goncourt n’est pas une succursale de l’Académie française. Prouvons-le ...
Dessin de Bernard Kahn (Bécan) dans Fantasio le 15 janvier 1933 Léon Daudet et Lucien Descaves soutenant Céline dans sa course au prix Goncourt. |
Averti par son éditeur de mon désir de le rencontrer, Céline vint me voir. Il ne me déçut pas. Grand et solide garçon, sa rudesse et son franc-parler me furent sympathiques. Il avait la médaille militaire, qu’il ne portait pas, se contentant de montrer le numéro du Petit Journal illustré qui la légalisait. On l’y voyait en brigadier, chargeant à la tête de son peloton de cuirassiers pendant la guerre de 1914-1918. Son véritable nom était Destouches, mais ses lecteurs pouvaient fort bien le confondre avec Bardamu, le héros du Voyage au bout de la nuit. La guerre finie, il avait repris sa profession de médecin et fait un stage dans les Ardennes. Puis, il s’était marié et il était père de famille. Sa vie privée ne devait de comptes à personne ... J’étais de plus en plus résolu à l’adopter. L’aventure n’irait pas sans risques. Mon caractère combattif se réjouissait déjà de l’affronter.
Son éloge et celui de son livre ne rencontrèrent pas d’opposition formelle au déjeuner préliminaire du 30 novembre. Malgré les huit voix que je croyais assurées, je me méfiais. À dessein d’en avoir le cœur net, je m’attachai aux pas d’Hennique, notre président, et dans le fiacre où nous avions pris place, au sortir de la place Gaillon, je le forçai dans ses retranchements :
- Vous avez été un des premiers et des plus fidèles disciples de Zola, fis-je. Ce que vous devez au naturalisme n’est certainement pas effacé de votre mémoire. Quel âge aviez-vous quand Zola publia l’Assommoir? ... Vingt-cinq ans. Pour vous comme pour moi, ce fut le coup de foudre. J’avais alors dix-sept ans. J’étais des vôtres. L’occasion se présente aujourd’hui de nous retrouver du même côté de la barricade. Si ce Voyage au bout de la nuit n’est pas un chef-d’œuvre, convenez qu’il mérite qu’on s’y intéresse ! Il révèle un fameux tempérament. Notre devoir vis-à-vis des Goncourt est, je vous le rappelle, d’encourager les tentatives nouvelles et hardies de la pensée et de la forme. Sous ce rapport, nous ne trouverons pas mieux. De plus, admettez que je suis reconnaissant à Céline d’avoir réveillé notre jeunesse lointaine, le temps où je découvrais l’Assommoir ...
Hennique étant pressé, je n’eus pas le loisir de lui répéter les clauses du testament de Goncourt. Nous nous séparâmes en nous donnant rendez-vous huit jours plus tard, pour remplir nos obligations d’héritiers. Notre entretien ne m’avait nullement rassuré. Hennique était resté évasif! Le réveil en fanfare de nos souvenirs communs avait paru le laisser sourd…
Par hasard au grand complet, l’Académie fut réunie le 7 décembre 1932, à midi. Le déjeuner s’annonçait bien : marennes, homard grillé, oie farcie aux marrons, crêpes bordelaises et blanc de blanc. Je me disposais à faire honneur à ce festin lorsque j’appris avec étonnement qu’on procéderait tout de suite à l’élection, et non comme d’habitude, après le repas ; Je n’y vis aucune objection. On vota donc immédiatement et Rosny aîné dépouilla le vote à haute voix.
Les premiers noms qui m’arrivèrent à l’oreille me la firent dresser. Au sixième, plus d’illusion possible: Céline était battu et les cinq ou six voix dont il eût bénéficié la semaine précédente tombaient à trois. Les Rosny, Pol Neveux, Dorgelès, Chérau et Ponchon avaient voté pour Guy Mazeline, tandis que Jean Ajalbert, Léon Daudet et moi, étions restés fidèles à Céline. La majorité était acquise au livre de Guy Mazeline : les Loups.
Je ne soufflai mot. Je posai sur la nappe ma serviette déjà dépliée et, traversant la salle, je gagnai la porte après avoir serré au passage la main d’Ajalbert :
- Tu t’en vas ? me dit-il.
- Comme tu vois.
Et je me retirai sans accorder le moindre signe de regret au menu. Parmi les journalistes qui guettaient dans l’antichambre le résultat du match, j’aperçus mon fils Max si bien qu’en répondant à ses questions je pus satisfaire la curiosité de ses confrères qui nous entouraient :
- Eh bien oui, je m’en vais, non pas la bouche pleine, quitte à m’entendre répéter que je ne suis pas à prendre avec une fourchette... Je ne pensais pas qu’on me ferait passer par la cuisine pour entrer dans la salle à manger. Je pars parce que Céline, mon candidat, n’a obtenu que trois voix. Le champion est Guy Mazeline... Mais voici notre secrétaire-adjoint, il complétera l’information...
Et comme quelqu’un s’inquiétait de mes intentions :
- Reprendre le maquis. J’en ai l’habitude !
Mon bras passé sous celui de mon fils, je l’emmenai déjeuner dans un restaurant voisin, suivi de reporters qui prirent le café avec nous. L’affaire eut ainsi un retentissement considérable dans la presse. Céline et son livre en profitèrent dans la plus large mesure. Quant à moi, je revivais les lendemains de Sous-Offs après les poursuites du volume et l’acquittement. La lecture des journaux me comblait de joie. Je n’avais pas à me plaindre d’être rejeté dans la mêlée puisque mon favori dédaigné l’emportait tout de même sur son vainqueur. Les Loups se vendirent en effet beaucoup moins que le Voyage au bout de la nuit, qui avait obtenu le Prix Théophraste-Renaudot.
Ma joie n’était pas épuisée, car le 17 décembre Rosny jeune écrivit de sa province, dans les Lectures du soir, une lettre bouffonne où il me reprochait « d’avoir aggravé une malveillante légèreté en tenant sur l’Académie Goncourt des propos qui feront l’étonnement et l’indignation des siècles. » Tout simplement ... Rosny aîné était étranger à cette rédaction.
En 1945, mon candidat, Roger Peyrefitte, auteur d’Amitiés particulières, battu au Goncourt, fut également recueilli par les Renaudot.
Chapitre VIII Déjeuners Huysmans
Les deux années qui suivirent l’affaire Céline furent des années creuses pour l’Académie Goncourt. Les Prix de 1933 et 1934, décernés à André Malraux pour la Condition humaine et à Roger Vercel pour le Capitaine Conan, ne provoquèrent nulle perturbation. Réfugié dans mon maquis, je n’en sortais que les jours d’élection pour aller déjeuner chez Drouant, seul ou avec mon ami Latzarus, au rez-de-chaussée, me contentant de faire remettre mon bulletin de vote par le garçon d’étage. Tout m’était devenu préférable à des conversations inutiles. Mon isolement ne m’a pas toujours desservi d’ailleurs.
J’entendis beaucoup parler de Céline en 1933 et je le vis fréquemment. Il me dédia son nouveau livre, Mort à crédit.
Plus tard, son antisémitisme déclaré refroidit nos relations. Il continuait cependant de venir déjeuner de loin en loin rue de la Santé où il rencontra l’abbé Mugnier et Vlaminck. Il nous lut un jour, à l’abbé et à moi, le discours qu’il devait prononcer à Médan pour le 316 anniversaire de la mort de Zola. J’assistai à la cérémonie que j’eus à présider ultérieurement. […]
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