Le Libertaire du 20 janvier 1950
Dans le numéro suivant du Libertaire, daté du 20 janvier 1950, Maurice Lemaitre, toujours aussi bienveillant envers le paria, précise que « notre enquête a suscité des réactions très diverses. C’est tout ce que nous désirions. C’était une occasion pour beaucoup de se prononcer une bonne fois sur un sujet qui tient à cœur tout le monde. Ceux qui nous ont répondu ont montré leur courage. Certains ne l’ont pas fait. Nous leur en tiendrons toujours rigueur car ils ne pourront plus invoquer l’ignorance. Que l’on aime ou pas L.-F. Céline, là n’est pas la question. Une occasion leur était offerte de dire ce qu’ils pensent de ces procès de sorcellerie ». Dans une note située en fin d’article, son auteur signale la création d’un « Comité des israélites, amis de Céline ». Le Libertaire reproduit par ailleurs, dans un encadré, la lettre que Louis-Ferdinand Céline, informé de l’enquête menée par ce journal, vient de lui adresser. En voici le contenu : « Cher ami. Voilà qui fait du bien dans l’état crevant où je me trouve ! et la meute au cul nom de Dieu ! Quel hallali ! Dix ans qu’on me traque. Pante, voué à toutes les routes du monde ! Quelle vie ! de cachots en huttes glacées ! Ah, “Hors la loi”, cher Libertaire, c’est moche ! Surtout vioque – cinquième fois grand-père, vous imaginez ! Ils vont quand même me passer bientôt au pal, j’imagine. – Je suis promis à la foule – animal d’arène – la foule, la plus grande hypocrite du monde. Je voudrais me traîner là-bas pour voir, si je peux… mais je suis à bout… à plus tenir debout… même pour la curée faut encore une bête à peu près sur pattes ! Je voudrais pourtant les voir en face… Votre bien amical, L.-F. Céline. »
Ce même numéro du 20 janvier 1950 fournit une deuxième fournée de réponses à la question posée par Le Libertaire à ses correspondants. On y trouve les lettres d’André Breton, Jean Galtier-Boissière, directeur du Crapouillot, Albert Paraz à nouveau, le peintre Jean Dubuffet, l’écrivain René Barjavel, Gaëtan Picon, Morvan Lebesque, alors rédacteur en chef de la revue Carrefour et futur collaborateur du Canard enchaîné, ainsi qu’un courrier de l’Union alsacienne des anciens combattants et victimes de la guerre, signée par son président, un dénommé Chont-Luchont. Parmi toutes ces personnalités, seul André Breton, qui ne dit pas un mot sur le procès lui-même, ne témoigne d’aucune sympathie pour Céline, qu’il s’agisse de l’homme ou de son œuvre. « Mon admiration, écrit-il, ne va qu’à des hommes dont les dons (d’artiste, entre autres) sont en rapport avec le caractère. C’est vous dire que je n’admire pas plus M. Céline que M. Claudel, par exemple. Avec Céline, l’écœurement pour moi est venu vite ; il ne m’a pas été nécessaire de dépasser le premier tiers du Voyage au bout de la nuit, où j’achoppai contre je ne sais plus quelle flatteuse présentation d’un sous-officier d’infanterie coloniale. Il me parut y avoir là l’ébauche d’une ligne sordide. » Après avoir affirmé toute son horreur pour cette «littérature à effet qui très vite doit en passer par la calomnie et la souillure», André Breton termine sa lettre en ces termes : « À ma connaissance, Céline ne court aucun risque au Danemark. Je ne vois donc aucune raison de créer un mouvement d’opinion en sa faveur. »
Les autres réponses, là encore, s’attachent à mettre en valeur l’œuvre littéraire de Céline, « le plus grand génie lyrique que la France ait connu depuis Villon » (René Barjavel), « le plus grand romancier vivant avec Faulkner » (Morvan Lebesque), « un des plus merveilleux poètes de notre temps » (Jean Dubuffet), « l’écrivain le plus important de l’entre-deux-guerres » (Jean Galtier-Boissière). Si Gaëtan Picon s’en tient prudemment à une appréciation positive du seul Voyage au bout de la nuit, considéré comme « l’un des cris les plus farouches, les plus insoutenables que l’homme ait jamais poussé », il n’en va pas de même avec Albert Paraz, qui demande à être condamné lui aussi si Céline doit l’être, dénonce avec fougue ce «procès en sorcellerie » et s’en prend violemment à ce qu’il appelle «les tartufferies» d’Albert Béguin, qui s’était exprimé sur le sujet la semaine précédente (voir plus haut). Paraz lui reproche notamment d’évoquer l’antisémitisme de Céline alors que le procès qui lui est intenté ne fait état que d’« actes de nature à nuire au moral de la nation, c’est-à-dire, en gros, de démoralisation de l’armée ». « Ce pharisien, écrit Paraz, crée un doute pour accabler un homme crucifié dans sa chair. Si c’est ce genre de bourrique qu’on est exposé à rencontrer au détour d’un bénitier à la veille de l’année sainte, ce n’est pas demain qu’on me verra hanter les églises. » Cette « atteinte au moral de la nation en temps de guerre » fait également réagir avec vigueur le président de l’Union alsacienne des anciens combattants et victimes de la guerre : « Quelle sinistre rigolade ! Il faudrait d’abord que cette “nation” ait une morale. À moins qu’on appelle “morale” une situation qui consiste à permettre à quelques parasites, visqueux et pleins de suffisance de vivre et de s’engraisser du profit des périodiques tueries qu’ils provoquent, qu’ils bénissent et qu’ils fêtent. » Source : http://www.acontretemps.org/spip.php?article329
RENÉ BARJAVEL Céline est le plus grand génie lyrique que la France ait connu depuis Villon. Ferdinand et François sont des frères presque jumeaux. Les frontières et les régimes politiques changeront, et Céline demeurera. Les étudiants des siècles futurs réciteront La mort de la vieille bignole après La ballade des pendus, scruteront pierre à pierre les inépuisables richesses de Mort à Crédit, cette cathédrale, et s'étonneront d'un procès ridicule, Céline n'est pas à notre mesure. Vouloir le juger, c'est mesurer une montagne avec un mètre de couturière. Ses juges devront se résigner à entrer dans l'histoire avec un visage de caricature. ANDRÉ BRETON Cher Camarade, Mon admiration ne va qu'à des hommes dont les dons (d'artiste, entre autres) sont en rapport avec le caractère. C'est vous dire que je n'admire pas plus M. Céline que M. Claudel, par exemple. Avec Céline l'écœurement pour moi est venu vite : il ne m'a pas été nécessaire de dépasser le premier tiers du Voyage au bout de la nuit, où j'achoppai contre je ne sais plus quelle flatteuse présentation d'un sous-officier d'infanterie coloniale. Il me parut y avoir là l'ébauche d'une ligne sordide. Aux approches de la guerre, on m'a mis sous les yeux d'autres textes de lui qui justifiaient amplement mes préventions. Horreur de cette littérature à effet qui très vite doit en passer par la calomnie et la souillure, faire appel à ce qu'il y a de plus bas au monde. L'antisémitisme de Céline, le soi-disant « nationalisme intégral » de Maurras, sous la forme ultra-agressive qu'ils leur ont donnée, ne sont pas seulement des observations, mais le germe des pires fléaux. A ma connaissance Céline ne court aucun risque au Danemark. Je ne vois donc aucune raison de créer un mouvement d'opinion en sa faveur. JEAN DUBUFFET Peintre C'est bien contrariant que dans cette nation qui est la nôtre existent des lois qui interdisent à ses ressortissants de penser librement et d'exprimer clairement ce qu'ils pensent. On voudrait que, dans un pays où le mot théorique de liberté est si souvent prononcé, cette dernière miette de liberté – celle d'opinion – soit effectivement sauvegardée. Je ne sais si Céline ressent ou non de la méfiance pour les Juifs et de l'estime pour les Allemands (il ne serait pas le seul) ni si telles opinions se trouvent dans ses écrits – ses très admirables écrits – clairement énoncées. Je voudrais qu'on ait, dans notre pays, quand on éprouve de la méfiance ou de l'estime pour qui que ce soit, le droit de le dire, Céline est un des plus merveilleux poètes de notre temps. L'exil très pénible auquel l'ont obligé depuis tant d'années des factions françaises est tout à fait affligeant. Il faut y mettre fin. Il faut l'absoudre complètement, lui ouvrir grands tous les bras, l'honorer et le fêter comme un de nos plus grand artistes et un des plus fiers et incorruptibles types de chez nous. Nous n'en avons plus tant. JEAN GALTIER-BOISSIÈRE Directeur du Crapouillot Céline est sans nul doute l'écrivain le plus important de l'entre-deux-guerres. Même si l'on n'est pas d'accord avec la conclusion de ses pamphlets, on ne peut que s'incliner devant la puissance et l'originalité de son œuvre romancée. Reprocher aujourd'hui à Céline son attitude d'avant guerre est aussi absurde que d'avoir reproché à Henri Béraud en 1914 son pamphlet « Faut-il réduire l'Angleterre en esclavage? », publié huit ans plus tôt ! Céline a prouvé qu'il n'avait jamais joui d'aucun avantage pendant l'occupation du fait des Allemands et qu'il n'avait jamais collaboré à aucun de leurs journaux; ce sont ses amis collaborationnistes qui se sont ingéniés à le compromettre en montant en épingle des passages de lettres privées et il est évident que dans le climat de l'époque, il lui était assez difficile d'élever une protestation. Que Céline puisse être poursuivi cinq ans après la Libération prouve l'hypocrisie de la Justice contemporaine : elle s'acharne sur un écrivain parfaitement désintéressé, alors que tous les gros industriels, coupables de collaboration économique et qui ont gagné des milliards avec l'occupant, n'ont, pour la plupart, jamais été inquiétés. MORVAN LEBESQUE Rédacteur en chef de Carrefour Ma réponse, comme dit l'autre, sera brève. Je n'ai pas à connaître de la carrière politique de Louis-F. Céline, le domaine politique m'étant totalement étranger. Je considère Louis-F. Céline comme le plus grand romancier vivant avec Faulkner et le seul écrivain français de ce siècle qui ait comblé le fossé entre la littérature et le peuple. Je propose donc qu'on le fasse revenir en France avec les égards qui lui sont dus. ALBERT PARAZ Auteur du Gala des Vaches Je revendique l'honneur de contresigner tout ce que Céline a pu écrire. S'il est condamné je dois être condamné aussi et demande à partager son sort, comme Garry Davis l'a fait pour Moreau. Il y en a d'autres que moi qui se feront connaître. Ceux à qui Céline a tout donné. C'est bien peu de chose que nous pouvons faire pour lui et nous nous sentirons trop récompensés s'il nous accepte pour ses amis. Autre chose. Vous n'avez pas le droit de publier dans cette enquête les tartuferies du décromate tréchien Béguin. Ce pharisien crée un doute pour accabler un homme crucifié dans sa chair. Si c'est ce genre de bourrique qu'on est exposé à rencontrer au détour d'un bénitier à la veille de l'année sainte, ce n'est pas demain qu'on me verra hanter les églises. Il n'a jamais été question d'antisémitisme dans l'art. 83, mais d'actes de nature à nuire au moral de la Nation, c'est-à-dire, en gros, de démoralisation de l'armée. Quelle armée ? L'armée allemande? C'est un procès en sorcellerie, les Cauchons frétillent. Ce joli Béguin s'est jeté sur le cadavre de Bernanos, qui se flattait d'avoir Drumont pour maître et qu'il exploite en publiant les lettres de celui-ci. Or, Bernanos m'a promis dix fois de témoigner en faveur de Céline. Vivant il serait venu à la barre. J'ai ses lettres. Je ne les ai pas envoyées au Béguin qui me les demandait gentiment. Une intuition... GAËTAN PICON Auteur du Panorama de la nouvelle littérature française Le Voyage au bout de la nuit est l'un des cris les plus farouches, les plus insoutenables que l'homme ait jamais poussé : il annonce et domine le désespoir contemporain. Il faut avoir suivi Céline dans ce voyage pour savoir si l'on est digne d'aller au delà. L'action de Céline a été considérable. Il fut l'un des premiers à suivre ce dont la littérature actuelle, allait bientôt se nourrir presque exclusivement : l'absurdité de la vie humaine. D'autre part, la relation essentielle que Céline établit entre l'absurde et l'obscène, nous la retrouvons chez Sartre : l'histoire littéraire retiendra que La Nausée porte en épigraphe une phrase de Céline. Et autant que sur la sensibilité, son influence s'est exercée sur le style. Il est l'un des premiers à faire l'essai d'un style direct, parlé, disloquant le style traditionnel, largement ouvert à l'argot. Comme Sartre a beaucoup retenu de sa vision (et aussi de sa technique), Raymond Queneau n'a-t-il pas beaucoup retenu de son style ? Décidément, il faut compter le Voyage parmi les maîtres livres de ce temps.
ET CETTE ÉTRANGE LETTRE DE L'Union Alsacienne des Anciens Combattants et Victimes de la Guerre Cher Camarade Puisque vous avez prié vos lecteurs de vous envoyer leurs réponses, veuillez me permettre de vous signaler que le Dr Louis Destouches dit Louis-Ferdinand Céline est un ancien combattant authentique du massacre de 1914-1918 et qui en est revenu crevé, pour obtenir finalement l'aumône d'une pension de 60% par les patriotes de l'arrière, qui aujourd'hui sont prêts à le traîner devant une juridiction d'exception — donc anticonstitutionnelle — sous le prétexte fallacieux d'avoir «porté atteinte au moral de la nation en temps de guerre». Quelle sinistre rigolade ! Il faudrait d'abord que cette «nation» ait une morale. À moins qu'on appelle «morale» une situation qui consiste à permettre à quelques parasites visqueux et pleins de suffisance de vivre et de s'engraisser au profit des périodiques tueries qu'ils provoquent, qu'ils bénissent et qu'ils fêtent. Il faudrait vraiment avoir le cœur bien accroché pour ne pas vomir de dégoût quand on songe que les prébendiers du régime que nous subissons osent continuer à voler à l'ancien combattant, auteur du Voyage au bout de la nuit, sa pension de malheureuse victime de la guerre. Mais, comment, par ailleurs, ne pas être tenté de penser que c'est la vengeance des traîneurs de sabre qui, dans la coulisse, poursuivent le grand écrivain lyrique L.-F. Céline pour avoir osé ne pas être un chien servile et un lèche-cul conformiste. Fraternellement, CHONT-LUCHONT, président.
Source : Cahiers Céline VII, Céline et l'actualité littéraire, 1933-1961, Gallimard.
| Le Libertaire du 27 janvier 1950, la fin de l'enquête est reléguée en pages intérieures. |
L’enquête lancée quinze jours plus tôt prend fin dans le numéro du Libertaire du 27 janvier 1950. Il est permis de penser qu’elle ne fut pas du goût de tout le monde au sein de l’organisation anarchiste. Ce n’est plus au seul Maurice Lemaitre, très favorable à Louis-Ferdinand Céline dans les deux numéros précédents, qu’est laissé le soin de présenter le troisième volet de cette enquête. L’encadré qui chapeaute les dernières réponses adressées au journal et le courrier des lecteurs est cette fois signé par la rédaction. Voici ce qu’on peut y lire : « Il ne s’est jamais agi pour nous de défendre Céline, non plus de l’attaquer. Simplement, à travers son cas, nous avons voulu nous élever contre les procès d’opinion. Certains de nos camarades travailleurs ont été étonnés de nous voir lancer cette enquête au moment où tant de révolutionnaires tombent en Espagne, derrière le Rideau de fer et ailleurs, au moment où, pour un Céline réduit à la misère, des millions d’hommes sont enfermés dans des camps de concentration, dans les prisons, pour simple délit d’opinion. Eh bien ! Céline l’antisémite, mais aussi l’inoubliable écrivain, est victime aujourd’hui de ces procédés, car le délit d’opinion est cousin germain du racisme. Mais nous n’admettons pas que les juges qui condamnent les insoumis, les objecteurs, qui gardent en prison les mineurs, condamnent un homme qui au moins a eu, lui, le courage de ses opinions. » Pour sa dernière livraison de courriers, Le Libertaire offre cette fois les contributions d’Albert Camus, de l’écrivain surréaliste Benjamin Péret, d’Alain Sergent et de Jean-Gabriel Daragnès, peintre et illustrateur, ami de Céline. Les deux derniers nommés se rangent sans hésiter au côté de Céline, Alain Sergent estimant que, « dans une situation nouvelle, la plupart des “juges” seront prêts à condamner ceux qu’ils servent aujourd’hui, et à filer doux devant un Doriot quelconque », quand Daragnès s’inquiète du sort réservé à « l’un des plus grands écrivains actuels (…) menacé dans sa santé, dans sa vie, dans son œuvre pour avoir été en rébellion contre une époque qui ne tolère pas la liberté de penser ». Comme André Breton avant lui, Benjamin Péret, avec plus de vigueur encore, ne fait preuve d’aucune indulgence envers l’écrivain en exil. Il commence par s’étonner de « l’intérêt soudain » que porte Le Libertaire envers Céline, rappelant que ce dernier « a joué, avant et pendant la guerre, un rôle tout à fait néfaste. Toute son œuvre constitue une véritable provocation à la délation et, de ce fait, devient indéfendable à quelque point de vue qu’on se place car la poésie ne passe pas, quoi qu’en disent ses thuriféraires, par la bassesse et l’ordure ». S’insurgeant contre « une campagne de “blanchiment” des éléments fascistes et antisémites qui se développe sous nos yeux», Benjamin Péret ne cherche aucune circonstance atténuante à l’accusé, souhaitant simplement « qu’il reste au Danemark où il ne risque rien s’il n’ose pas se présenter devant un tribunal dont il n’a guère à attendre qu’une condamnation de principe ». Quant à Albert Camus, voici ce que dit sa courte lettre : « La justice politique me répugne. C’est pourquoi je suis d’avis d’arrêter ce procès et de laisser Céline tranquille. Mais vous ne m’en voudrez pas d’ajouter que l’antisémitisme, et particulièrement l’antisémitisme des années 40, me répugne au moins autant. C’est pourquoi je suis d’avis, lorsque Céline aura obtenu ce qu’il veut, qu’on nous laisse tranquilles avec son cas. » Pour compléter ce dernier volet de l’enquête consacrée au procès Céline, Le Libertaire reproduit également sept lettres de lecteurs. Bien que la rédaction ait précisé qu’ « une très grande diversité d’opinions » caractérise les réactions des lecteurs, six des sept lettres publiées se montrent, à des degrés divers, favorables à l’écrivain et hostiles au procès qui lui est fait. Un seul lecteur, J. Tomsin, sera très critique : « Je ne suis pas un coco, un bouffeur de sang… Le Céline, je proposerais même pas de le livrer en pâture à la seule justice convenable : celle des Juifs qui en sont revenus… du Bout de la nuit… » Après un florilège de propos antisémites glanés dans l’ouvrage Bagatelles pour un massacre, ce lecteur conclut ainsi : « Non, vraiment, y a pas de quoi bramer… Le Céline est au Danemark, qu’il y reste… Et nous, fermons-la… » Enfin, à la suite de ce courrier des lecteurs, Le Libertaire publie la longue lettre, signée de leurs initiales, qu’adressent au journal cinq militants du groupe Sacco-Vanzetti de la Fédération anarchiste. Ceux-ci font part de leur indignation devant l’importance que leur journal a pu accorder à ce qu’ils appellent « la défense de L.-F. Céline ». Sans, bien sûr, approuver le procès en cours, ces militants prétendent, contrairement à ce qu’affirme Maurice Lemaitre dans son premier article, se foutre «comme d’une guigne » du sort de Céline et n’avoir pas attendu les points de vue des Rassinier, Aymé et Paraz pour se faire une idée de ce que valent les tribunaux de justice. « En admettant même que Céline ait “la meute au cul”, écrivent-ils, cette meute ne nous paraît pas comparable à celle qui s’acharne contre les persécutés sociaux d’Espagne, de Bulgarie, de Bolivie, de Grèce, d’Europe orientale, des Indes, du Vietnam ou, sans aller si loin, d’Afrique du Nord et de France (voir mineurs, déserteurs, etc.), ce sont ceux-là, ces lampistes, ces révolutionnaires, ces inconnus sans panache, qu’il est dans la tradition du Libertaire de défendre et non ceux qui ont le mépris de la masse, ceux qui sont bien assez grands pour se tirer des mauvais draps dans lesquels ils se mettent ». Maurice Lemaitre, qui était à l’origine de l’enquête, signera quant à lui un dernier petit écho signalant le changement d’attitude du Canard enchaîné qui, d’abord critique envers Le Libertaire et sa « drôle d’idée de s’intéresser à ce peu ragoûtant personnage », va, à la suite de très nombreuses lettres de lecteurs, réviser son jugement, sous la plume de Treno, « en posant le problème d’une façon beaucoup plus objective »… Floréal MELGAR Source : http://www.acontretemps.org/spip.php?article329
ALBERT CAMUS La justice politique me répugne. C'est pourquoi je suis d'avis d'arrêter ce procès et de laisser Céline tranquille. Mais vous ne m'en voudrez pas d'ajouter que l'antisémitisme, et particulièrement l'antisémitisme des années 40, me répugne au moins autant. C'est pourquoi je suis d'avis, lorsque Céline aura obtenu ce qu'il veut, qu'on nous laisse tranquilles avec son « cas ». JEAN-GABRIEL DARAGNÈS Il n'y a plus de place dans notre société pour ceux qui ne veulent pas jouer au jeu que notre civilisation nous impose. C'est pourquoi Céline, qui n'a pas voulu et ne veut pas prendre place dans ce concert absurde s'est heurté à une justice qui rebondit sur un dossier vide, mais ne veut pas tolérer tant d'indépendance. Il est certain qu'un des plus grands écrivains actuels, peut-être le plus grand depuis Proust est menacé dans sa santé, dans sa vie, dans son œuvre pour avoir été en rébellion contre une époque qui ne tolère pas la liberté de penser. Quels remords pour ceux qui auront frappé un homme accablé sous les plus abominables menaces. LOUIS PAUWELS Je crois savoir que Céline ne viendra pas. J'aurais aimé qu'il se présente devant ses « juges ». Il ne risque pas grand-chose. Ce sont les juges qui risquent. Ils s'exposent à un immense ridicule. Ils s'exposent aussi, ils continuent de s'exposer à notre dégoût depuis l'assassinat de Brasillach. Mais si Céline ne vient pas, c'est qu'il ne reconnaît pas à ces « juges » le droit d'agir au nom de la justice. En ce sens, il nous donne, encore une fois, un exemple et une leçon. BENJAMIN PÉRET Cher Camarade, L'intérêt soudain que Le Libertaire porte au nommé Céline me surprend profondément. Je ne peux pas oublier, en effet, que Céline a joué, avant et pendant la guerre, un rôle tout à fait néfaste. Toute son œuvre constitue une véritable provocation à la délation et, de ce fait, devient indéfendable à quelque point de vue qu'on se place car la poésie ne passe pas quoi qu'en disent ses thuriféraires par la bassesse et l'ordure. Or, l'œuvre de Céline se situe tout entière dans un égout où, par définition, la poésie est absente. Et l'on voudrait en soulever la plaque pour nous faire respirer les émanations méphitiques qui s'en dégagent ! Non, qu'il reste au Danemark où il ne risque rien s'il n'ose pas se présenter devant un tribunal dont il n'a guère à attendre qu'une condamnation de principe. C'est toute une campagne de « blanchiement » des éléments fascistes et antisémites qui se développe sous nos yeux. Hier, Georges Claude était remis en circulation. Demain ce seront Béraud, Céline, Maurras, Pétain et compagnie. Quand toute cette racaille tiendra de nouveau le haut du pavé, qu'auront gagné les anarchistes et révolutionnaires en général ? Pas de donquichottisme ! Réservons notre solidarité – et celle-ci totale – pour les victimes de notre capitalisme, de Franco, Staline et autres dictateurs qui souillent aujourd'hui la surface du globe. ALAIN SERGENT Pour bien connaître, en tant qu'ancien prisonnier politique, la mentalité des « juges républicains », je trouve que Céline a parfaitement raison de ne pas rentrer tant qu'il courra un risque, sachant sans doute trop bien ce que couvre le mot de justice. Les principes n'ont rien à voir en l'occurrence, c'est une simple question de rapport de forces sur le plan politique. On a envoyé Brasillach au poteau parce que Russes et Américains vivaient à ce moment leur lune de miel, aujourd'hui on le condamnerait à quelques années de prison. Dans une situation nouvelle, la plupart des « juges » seront prêts à condamner ceux qu'ils servent aujourd'hui, et à filer doux devant un Doriot quelconque. Il faut croire, d'ailleurs, que ce phénomène n'est pas nouveau puisque La Fontaine disait : « Suivant que vous serez puissant ou misérable... » Il reste que votre enquête est des plus édifiantes, car elle oblige chacun à prendre position. En outre, elle devient un élément du rapport de forces dont j'ai parlé en incitant pas mal de gens à réfléchir.
Pour terminer : Marc Laudelout à propos du Procès Céline
Dans Le Bulletin célinien, Marc Laudelout écrit : Le procès Céline Jusqu’à ce jour, tout le monde (Céline lui-même, ses biographes, le monde judiciaire) considérait qu’en 1950 la justice française avait été bonne fille avec l’auteur des Beaux draps. Anne Simonin, directrice de recherche au CNRS, estime, elle, que le jugement fut d’une « sévérité extrême » ¹. Mais il y a mieux : on sait que l’année précédente, en novembre 1949, le commissaire du gouvernement Jean Seltensperger fut dessaisi du dossier, sa hiérarchie estimant son réquisitoire magnanime. Il se concluait, en effet, par le renvoi de Céline devant une Chambre civique (au lieu de la Cour de justice), ce qui eût entraîné une peine sensiblement moins lourde. L’historienne considère qu’il s’agit en réalité d’une « apparente complaisance », le magistrat ayant, au contraire, fait preuve d’une rare duplicité : « Imaginer renvoyer Céline en chambre civique était une façon habile de l’inciter à rentrer en France et à se produire en justice. Une fois Céline devant une chambre civique et condamné à la dégradation nationale, rien n’interdisait au commissaire du gouvernement de considérer que Céline avait aussi commis des actes de nature à nuire à la défense nationale (art. 83-4 du Code pénal). Le mandat d’arrêt, ordonné en 1945, autoriserait alors à renvoyer Céline en prison avant de le déférer en Cour de justice. Et le tour serait joué. » C’est perdre de vue que, dans son réquisitoire, Seltensperger avait requis la main levée du mandat d’arrêt. Et c’est surtout ne pas connaître les arcanes de cette histoire judiciaire. Coïncidence : il se trouve que le père (magistrat, lui aussi) d’un de nos célinistes les plus pointus, Éric Mazet, fut le meilleur ami de Jean Seltensperger. Au mitan des années soixante, les confidences que celui-ci fit au jeune Mazet attestent qu’il n’a jamais voulu piéger Céline, bien au contraire. Le réquisitoire modéré qu’il prononça en atteste et ce n’est pas pour rien que le dossier fut confié à un autre magistrat. Ce n’est pas tout. En février 1951, les Cours de justice, juridiction d’exception chargée des affaires de Collaboration, furent dissoutes : celles-ci relevaient désormais de juridictions militaires. En avril, le Tribunal militaire de Paris fit bénéficier Louis Destouches d’une ordonnance d’amnistie applicable aux anciens combattants blessés de guerre. Ici aussi, l’historienne s’insurge, estimant que cette amnistie découle d’un faux en écriture publique (!). Explication, photo du document à l’appui : c’est un paragraphe ajouté à la main qui amnistia Céline « à l’insu » [sic] du Tribunal militaire. En tant que biographe de Céline, l’avocat François Gibault a étudié le dossier et connaît intimement cette matière. Il estime l’hypothèse pour le moins fantaisiste : « Si le Tribunal militaire n’avait pas délibéré sur la question de l’amnistie, le Président l’aurait fait savoir quand tout le monde lui est tombé sur le dos. Idem pour les juges du Tribunal militaire. La photo qui figure en marge de l’article est un jugement-type remis par le greffier au président pour gagner du temps. Il est d’usage que le président du tribunal supprime les passages inutiles, remplisse les blancs et ajoute à la main ce qui doit l’être. » Il paraît qu’Anne Simonin veut entreprendre des recherches pour savoir s’il s’agit bien de l’écriture de Jean Roynard, le magistrat qui présidait le Tribunal militaire. Notre historienne se doute-t-elle que cette écriture peut tout aussi bien être celle du greffier, du juge-rapporteur ou d’un autre juge qui tenait la plume ? Et connaît-elle le rôle déterminant qu’eut le colonel André Camadau, en charge de l’accusation, dans cette affaire ? ² Rien n’est moins sûr…
1 Anne Simonin, « Céline a-t-il été bien jugé ? », L’Histoire, n° 453, novembre 2018, pp. 36-49. 2 « André Camadau et l’amnistie » in É. Mazet & Pierre Pécastaing, Images d’exil, Du Lérot & La Sirène, 2004. Cette entrée a été publiée le 1 décembre 2018. |
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