Les manuscrits retrouvés de Céline
Aujourd’hui, après quelques mois d’un travail toujours en cours, on peut tenter d’ébaucher un panorama provisoire, en insistant, ici, sur ce qui intéresse l’édition des Romans dans la Pléiade.
Un premier roman, incomplet de son début (ce qui autorise à la fois les hypothèses constructives et la rêverie informée, qui ne l’est pas moins), paraît au moment où cette Lettre est diffusée. Il est intitulé Guerre, non que ce titre figure dans le manuscrit, mais parce qu’il s’impose, pour les raisons qu’on va dire. Puis viendront un long roman intitulé (par son auteur cette fois) Londres, qui est la suite de Guerre, et un Casse-pipe augmenté, mais non pas complet. Une fraction de ce roman ayant été publiée dès 1948, on espérait retrouver la suite. Elle manque toujours. On s’en consolera peut-être en remarquant que la confrontation de Casse-pipe avec les manuscrits inédits permet de réviser une partie de la cartographie romanesque célinienne. Il faut enfin mentionner La Volonté du roi Krogold, qui n’est pas à proprement parler un roman, plutôt une légende, légende épique ou épopée légendaire, comme on voudra, et moins médiévale que moyenâgeuse : une sorte de mabinogi post-symboliste, dirait-on si l’on voulait compliquer – bref, chacun se fera une opinion. Ajoutons que l’existence de Krogold était déjà connue des lecteurs de Mort à crédit : Céline en cite des fragments dans ce roman de 1936.
Quand ces écrits ont-ils été rédigés ? La chronologie relative semble assez claire. Les dates, elles, sont hypothétiques. Krogold, probablement le plus ancien de ces textes, est écrit peu après Voyage au bout de la nuit, qui fut publié en octobre 1932. Il pourrait dater de 1933. Krogold et Gwendor s’affrontent, le premier s’impose, la Mort va s’emparer du second. S’engage alors entre Gwendor et la Mort une négociation qui rappellera des souvenirs aux spectateurs du Septième Sceau de Bergman : Gwendor marchande un sursis, la Mort ne s’en laisse pas conter. L’essentiel est bien là ; la mort, et plus précisément le rapport qu’entretient l’homme avec elle, est au cœur des préoccupations de Céline. C’est en cela que cette Volonté du roi Krogold à la tonalité si étrange est sans aucun doute, existentiellement sinon formellement, célinienne.
On ne sera pas surpris que des fragments de Krogold soient cités dans Guerre, qui doit être de peu postérieur (vers 1933-1934). Au corps agonisant de Gwendor sur le champ de bataille succède en effet, au milieu des décombres d’un autre combat, le corps souffrant du brigadier Ferdinand. Telle est la situation de départ (du moins dans les feuillets dont nous disposons) du roman retrouvé. Il s’agit d’un manuscrit « achevé » (le livre a une fin), mais non « abouti ». Bien des trouvailles stylistiques sont déjà observables – qui ne reconnaîtrait Céline dans la forme donnée à ces phrases : « C’est putain le passé, ça fond dans la rêvasserie. Il prend des petites mélodies en route qu’on lui demandait pas. Il vous revient tout maquillé de pleurs et de repentirs en vadrouillant » ? Mais l’écrivain est encore au travail, et quand il passe à autre chose, il laisse son manuscrit en l’état, in progress, ce qui nous donne accès au premier jet d’un ouvrage de Céline, ou à une version proche du premier jet, et par là riche d’enseignements.
Guerre s’inscrit dans l’ellipse ménagée par Voyage, roman dans lequel le moment de la blessure de Bardamu est escamoté. Le Ferdinand de Guerre, lui, vient d’être blessé. Au bras notamment, comme le fut le maréchal des logis Destouches en octobre 1914. Et ce n’est pas la Mort qui se dresse devant lui, mais un allié, un Anglais, grâce à qui il sera admis à l’hôpital militaire de Peurdu-sur-la-Lys, où il connaîtra des aventures médico-sexuelles ; se liera avec des individus inégalement recommandables mais archétypalement céliniens, tels le souteneur Bébert, autrement nommé Cascade, sa gagneuse Angèle et son doublard Destinée ; recevra une décoration qui lui offrira un bouclier fort utile contre les fouineurs de la justice militaire (car Ferdinand semble avoir quelque chose à se reprocher) ; puis embarquera pour l’Angleterre, où il retrouvera Angèle. « Les deux jetées sont devenues toutes minuscules au-dessus des mousses cavaleuses, pincées contre leur petit phare. La ville s’est ratatinée derrière. Elle a fondu dans la mer aussi. Et tout a basculé dans le décor des nuages et l’énorme épaule du large. »
Le lecteur aura reconnu en Cascade et en Angèle des personnages du futur Guignol’s band, ou leurs homonymes. Et l’amateur de correspondances aura identifié, sans surprise, la composante autobiographique de l’histoire. Ce que rapporte le texte retrouvé n’est autre, en effet, que la réinvention romanesque de ce que nous apprenaient ou nous confirmaient en 2009 les lettres inédites rassemblées sous le titre Devenir Céline. Blessure, hospitalisation, détails médicaux, aventure avec une infirmière, questions financières, visite des parents, bienveillance d’un collègue du père de Louis, citation, décoration – sur tous ces points, le roman fait écho à la correspondance. Un écho parfois déformé, par exemple en ce qui concerne les relations avec les parents ; exécrables dans le roman (comme dans Mort à crédit), elles semblent affectueuses dans la réalité (mais qui s’étonnera que de bonnes relations apparentes puissent masquer une révolte intérieure, laquelle trouve son exutoire dans l’œuvre ?). Ne manquent à vrai dire, dans ces lettres, que le proxénète, les prostituées, la justice militaire, et de nombreux détails anatomiques dont la remarquable crudité aurait pu faire tache dans une correspondance familiale. Sans oublier, parmi tout ce que le roman n’emprunte pas directement à la biographie et que ne rapportent donc pas les lettres, les circonstances du départ pour Londres. Dans la réalité, Louis Destouches ne quitta pas l’« ambulance » d’Hazebrouck pour la capitale britannique à la remorque d’une prostituée entreprenante : il fut transféré au Val-de-Grâce. Londres, le consulat général de France et son service des passeports l’attendraient jusqu’en mai 1915.
Les mois que Céline passa à Londres, entre mai 1915 et mars 1916, et qui sont si importants dans sa vie, ont servi de pilotis à un roman bien connu, quoique peu lu, Guignol’s band, prévu en trois parties. Guignol’s band I allait paraître en mars 1944 (mauvais timing), Guignol’s band II (Le Pont de Londres) serait révélé à titre posthume, en 1964, et Guignol’s band III ne serait jamais écrit, du moins jamais complètement. Mais ce que nous apprennent les manuscrits retrouvés, c’est que Guignol’s band, commencé en 1940, n’était pas la première transposition romanesque du séjour à Londres. Le roman (en trois parties, lui aussi) intitulé Londres et qui constitue la suite de Guerre semble avoir été rédigé dès 1934. En somme, nous voici en présence d’une expérience de vie donnant lieu à deux tentatives, apparentées mais distinctes, de mise en roman, dont l’une allait rester inédite, tandis que l’autre serait publiée partiellement du vivant de son auteur.
Nous sommes donc en 1934. Dans l’été de cette année-là, Céline se rend aux États-Unis, d’où il espère (vainement) ramener Elizabeth Craig, avec qui il a eu une liaison – achevée, à son grand dam. Il n’est pas sans intérêt de signaler qu’au verso d’un feuillet du manuscrit de Guerre figure l’adresse américaine d’Elizabeth. Pas sans intérêt non plus de relire les lettres écrites par Céline pendant son séjour américain. Deux d’entre elles retiennent l’attention ; respectivement datées du 14 et du 16 juillet, elles sont adressées à l’écrivain Eugène Dabit et à l’éditeur Robert Denoël, et contiennent la même information (citée ici d’après la lettre à Dabit) : « À propos je vais faire paraître un premier livre [après Voyage] dans un an c’est décidé – / Enfance – La guerre – Londres – / Autrement j’en ai pour dix ans – Arrive que pourra ». Mêmes titres dans la lettre à Denoël, si ce n’est que La guerre y est devenu Guerre.
Compte tenu de ce que nous savions avant l’apparition des manuscrits retrouvés, ce triptyque ne pouvait que renvoyer à trois romans bien connus : Enfance, c’est Mort à crédit, commencé dans l’été de 1933 ; La guerre ou Guerre était le futur Casse-pipe, rédigé à partir de 1937 ; et Londres devait être le futur Guignol’s band, mis en chantier en 1940. Mais la lecture des écrits retrouvés place ces deux lettres sous une nouvelle lumière. Guerre y renvoie probablement au roman auquel nous donnons aujourd’hui ce titre (car le manuscrit n’en mentionne aucun) et qui, on va le voir, n’est pas dépourvu de liens avec le futur Casse-pipe. Quant à Londres, il s’agit sans doute moins du futur Guignol’s band, non encore commencé, que du premier roman londonien, inédit, et dont le manuscrit porte sans ambiguïté ce titre (provisoire ?), Londres, donc.
Mais revenons à Casse-pipe. Plus de quatre cents feuillets du manuscrit de ce roman figurent parmi les documents retrouvés. Ils permettront d’en procurer une très intéressante édition augmentée ; toutefois, on l’a dit, ils ne contiennent pas ce qui d’après Céline aurait dû être la fin du livre. Casse-pipe ne nous était connu que par les publications de 1948 (dans Les Cahiers de la Pléiade) et de 1949 (aux Éditions Frédéric Chambriand). Quelques fragments supplémentaires ont été découverts ultérieurement (et publiés par Henri Godard au tome III des Romans), mais aucun ne nous menait au-delà du « premier temps » du livre, c’est-à-dire au-delà du récit des années d’apprentissage, transposition romanesque de l’expérience qu’a connue Louis Destouches, engagé en 1912 au 12e Cuirassiers de Rambouillet. Or ce sont ces mêmes années d’apprentissage qu’évoquent les feuillets récemment retrouvés.
Comment sait-on qu’il devait y avoir un « second temps » et que celui-ci ne concernait plus la vie d’un quartier de cavalerie en temps de paix, mais la guerre, la folie des hommes et leur rapport à la mort ? Grâce à un document essentiel, qui est à la disposition des lecteurs depuis 1988, date à laquelle il fut édité par Henri Godard en appendice à Casse-pipe, dans la Pléiade. Il contient des propos de Céline rapportés par le journaliste Robert Poulet en 1957. L’écrivain y révèle la fin du roman et, par là même, le sens du titre Casse-pipe, qui s’accordait mal avec les séquences publiées : « C’était l’histoire d’un échelon régimentaire, commandé par un adjudant, en 1914. » Dans le désordre des combats, le détachement s’égare, les soldats « boivent, jouent, maraudent ; finissent par fracturer la caisse [du régiment] qui leur est confiée ». L’adjudant comprend qu’il sera tenu pour responsable de leurs exactions et, pour échapper aux poursuites, choisit une solution radicale : « il conduit son monde vers le point le plus scabreux du front de combat ; et il fonce tête baissée, hommes, chevaux, fourgons, dans la mêlée, qui les écrase… »
Cette fin terriblement célinienne, aucun texte que nous connaissions ne la rapporte. A-t-elle été volée à Céline, comme il l’a dit ? A-t-elle seulement été écrite ? La prudence ne permet pas de répondre nettement à ces questions. Mais l’un des manuscrits retrouvés, celui de Guerre, prouve que cet épisode était déjà présent à l’esprit de Céline alors qu’il écrivait (en 1933-1934, rappelons-le) ce « roman de guerre ». Le Ferdinand de Guerre tient en effet des propos qui font écho à la fin de Casse-pipe telle que Céline la résume en 1957 : « C’était pas explicable notre expédition et la manière dont elle avait fini. » Après le combat (ou le bombardement), il ne retrouve pas « l’adjudant ». Lui revient le « souvenir de la sacoche du pognon », tout aussi introuvable. À l’hôpital, il constate avec soulagement qu’on ne lui parle pas « de la caisse du régiment qu’avait été bousillée aussi, fondue dans l’aventure, et pourtant c’était le plus grave en somme pour me coincer mieux »… Un officier lui posera bien des questions embarrassantes, mais elles n’auront pas de suites fâcheuses ; la médaille militaire de Ferdinand est garante de son héroïsme.
Ce n’est pas tout. La cantinière du régiment, Mme Onime, lui rend visite à l’hôpital. Intéressant personnage, apparenté à la cantinière de Casse-pipe, Mme Leurbanne. Dans Casse-pipe, la cantinière est réputée avoir une liaison avec l’adjudant Lacadent. Dans Guerre, elle est en proie à un chagrin dont Ferdinand comprend aussitôt la cause : « Il est mort », lui dit-il alors, sans éprouver le besoin de donner aucun nom ; « Il est mort en brave ! et puis c’est tout. » La cantinière s’effondre. Comment ne pas supposer que Ferdinand faisait allusion à l’adjudant dont elle était si proche ?
Voilà bien des hypothèses. Il convient de ne pas les transformer en certitudes. Mais « certaines œuvres vivent aussi des virtualités qu’elles sécrètent », écrit Henri Godard dans un texte sur Casse-pipe à paraître. Le Casse-pipe que nous connaissons, Céline ne le met en chantier qu’en 1937. Guerre, on l’a dit et répété, est probablement écrit en 1933-1934. Mais ne s’agirait-il pas, dans les deux cas, certes pas du même texte, mais d’un seul et même projet, dont le secret gît peut-être dans la fin absente d’un des deux romans (Casse-pipe) et dans le début manquant de l’autre (Guerre) ? Ou, pour le dire autrement, la fin absente de Casse-pipe et le début manquant de Guerre ne devaient-ils pas rapporter – à deux époques de rédaction distinctes – les mêmes événements : « l’histoire de l’échelon régimentaire », le coup de folie des cavaliers et l’« affaire » au cours de laquelle l’adjudant trouve la mort avec tous ses hommes, à l’exception de Ferdinand, qui n’est que blessé ?
Une chose est sûre : les manuscrits retrouvés – qui vont enrichir l’édition des Romans de Céline dans la Pléiade – remettent l’église au milieu du village, c’est à-dire, avec une évidence accrue, la guerre au centre de l’œuvre. Ils confirment en cela ce qu’écrivait Céline à son ami Joseph Garcin en septembre 1930 : « j’ai en moi mille pages de cauchemars en réserve, celui de la guerre tient naturellement la tête ».
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