samedi 18 mai 2019

Septembre 1936. Mort à crédit ; l'amour est un organe Daniel Cordier dans Les Feux de Saint-Elme

Pages 123 à 130, Daniel Cordier, « à la fois écoeuré et enthousiasmé»  relate sa découverte de Mort à crédit qui porte
une lumière crue sur son éducation sexuelle juvénile…

Daniel Cordier, né à Bordeaux le 10 août 1920, est un résistant, marchand d'art et historien français. Ancien Camelot du roi, il s'engage dans la France libre dès juin 1940. Secrétaire de Jean Moulin en 1942-1943, il lui a consacré une biographie en plusieurs volumes. Fait compagnon de la Libération en 1944, il est, après la guerre, marchand d'art, critique, collectionneur et organisateur d'expositions, avant de se consacrer à des travaux d'historien. Les Feux de Saint-Elme, paru en 2014, est le récit de son éveil sentimental et sexuel dans le collège Saint-Elme à Arcachon, pensionnat religieux de garçons dans lequel il passe son adolescence. C'est dans ce livre qu'il fait une lecture de Mort à crédit qui lui inspire des réflexions sur sa propre découverte de la sexualité.

Septembre 1936. Mort à crédit ; l’amour est un organe  
Comme chaque été, je consacrai, en compagnie des Marmissolle, le plus clair de mon temps aux balades en montagne, aux ascensions périlleuses, et à d’interminables lectures. En outre, ces vacances-là furent particulièrement agitées sur le plan politique: j’ai déjà dit qu’après le triomphe du Front populaire il y eut les grèves avec occupations d’usines (dont celle de ma famille). Enfin, ce fut le début de la guerre civile en Espagne. À la mi-août, revenu en Arcachon pour les vacances avec mon père, je retournai à la Librairie générale afin que Madame Gauthereau trouve, à son habitude, un dérivatif à mes problèmes, dont le plus douloureux était le regret lancinant de David. Je refusai de lire la suite des Thibault (L’Été 1914) qu’elle me proposait, parce que j’étais saturé des histoires de la Grande Guerre. J’avais seize ans, et elle ne m’intéressait plus. Je décidai d’acheter Mort à crédit de Céline, qui venait de paraître, et dont elle me vanta, avec persuasion, le caractère « iconoclaste ». J’en avais, paraît-il, besoin.
Moi qui souhaitais le dépaysement, je fus comblé par cette lecture, arrachement brutal à mon milieu, mon éducation, mes convictions. Véritable purge culturelle, l’ouvrage ne ressemblait à rien de ce que j’avais connu jusqu’alors. Je fus tout à la fois écoeuré et enthousiasmé.



Au commencement du livre, je fus horrifié des relations de l’enfant Céline avec sa famille. Mais ce fut pire encore lorsque j’arrivai à sa vie en Angleterre, où il avait été interne dans un collège excentrique. L’existence des collégiens anglais, telle qu’il la décrivait, me parut d’un autre âge, comparée à celle de Saint-Elme. Céline peignait des relations de bêtes, ou, mieux encore, celles que j’imaginais de la vie des forçats! Un point entre tous me choqua parce qu’il concernait mon présent immédiat: les scènes consacrées au plaisir.
Je souffris que les relations physiques entre ces garçons soient caricaturées en une bestialité dégradante. Je ne pouvais croire que nous accomplissions, à Saint-Elme, des actes identiques, puisque le vocabulaire de Céline nous était inconnu et que, n’en parlant jamais, nous n’avions pas de mots pour les désigner. Jamais, jusqu’alors, je n’avais entendu évoquer de la sorte ces pratiques ignominieuses, où il m’était impossible d’introduire la moindre rêverie. Au collège, toutes les parties du corps étaient taboues, et l’organe mystérieux qui nous attirait n’avait pas de nom, et moins encore d’odeur. Seule son existence, que nous observions sur nous-mêmes, alertait notre curiosité et nous poussait instinctivement aux attouchements. C’est seulement dans la solitude du confessionnal que, transformés en mortels péchés, nous les évoquions à l’aide de prudes allusions et de périphrases aseptisées, sans relation avec l’envie irrépressible qui nous poussait à les commettre. Il était question, au pire, de «désirs impurs», de «conversations mauvaises», de «chansons inconvenantes», d’ «images immodestes», de «choses déshonnêtes», d’ «actions honteuses» ou de «mauvais penchants» !
Lorsque, au comble de la colère ou du mépris, nous exécutions quelqu’un en trois lettres, le mot ne renvoyait à rien d’autre qu’à l’injure blessante en soi, sans référence aucune à l’organe qu’il désignait et dont tous mes camarades, sans exception, ignoraient l’exacte configuration!
Il en était de même du vocabulaire de la correspondance avec Bob. Les phrases étaient en soi leur propre fin, leur justification et leur exaltation. Le but entre nous était de rivaliser de perfection dans l’expression des sentiments, sans lien avec la singularité de nos étreintes.
Au contraire, dans le livre de Céline, les mots les plus vils désignent l’usage des organes interdits. Du coup, ils provoquaient un dégoût qui les rendaient intouchables, inimaginables même. À tel point que je ne compris pas ce que ces garçons fabriquaient entre eux, au-delà de mes tentatives fort limitées! Car, en dépit du vocabulaire ordurier de l’auteur, sa mise en scène ne m’apprenait rien de plus que les actes ordinaires que je pratiquais sans les nommer.


Toutefois, cet écoeurement ne me détachait pas de son récit. C’étaient les seuls passages dans lesquels je reconnaissais des scènes familières du plaisir, bien qu’elles fussent traduites en termes infâmes: «Au dortoir, on était chez nous, je parle entre les mômes, une fois la prière récitée ... Ça s’accomplissait à genoux et en chemise de nuit sur le dur, au bout du plumard ... Après les réponses en vitesse, on se pieutait dare-dare, on avait hâte de branlages. Ça remonte la température [ ... ]. Moi j’avais fait la connaissance d’un petit môme bizarre, qui me poignait presque tous les soirs. Il me proposait bien d’autres trucs, l’avait des idées ... Il était friand.»
Une autre scène, également au dortoir, m’intriguait fort: « Il était vidé de son page ... D’abord, on l’étendait comme un crabe, à même le plancher, ils se mettaient à dix pour le fouetter, à coups de ceintures vaches ... même avec les boucles ... Quand il gueulait un peu trop fort on l’amarrait sous une paillasse, tout le monde alors piétinait, passait, trépignait par-dessus ... Ensuite c’était son plaisir à bloc, à blanc ... pour lui apprendre les bonnes façons, jusqu’à ce qu’il puisse plus ... plus une goutte ... »
Il y avait d’autres phrases ici et là puissamment évocatrices. Par exemple, ce jugement que je trouvais drolatique: «Les Anglais, c’est drôle quand même comme dégaine, c’est mi-curé, mi-garçonnet. Ils sortent jamais de l’équivoque ... Ils s’enculent plutôt ... »
Mais c’est sur les scènes au dortoir que je revenais souvent.
D’abord, j’eus quelque difficulté à tout comprendre. Je m’aidai donc d’un dictionnaire. Un mot, chez lui usuel, m’intriguait: «branlage». Je me doutais de sa signification, mais j’aurais souhaité des précisions. Malheureusement, il ne figurait pas dans le Larousse. Il y avait « branler», qui s’en approchait: «Agiter, remuer: branler la tête.» Tout à côté, j’interrogeais des mots voisins, «branlant » : «Qui branle: tête branlante. "Branle" : (Subst, verb. de branler) oscillation d’un corps: le branle d’une cloche. Fig. Première impulsion donnée à une chose; mettre en branle. Danse en rond. Hamac de matelot. »
À la lumière de ces définitions, je crus que Céline, dont le livre était écrit dans une langue truffée d’argot, avait inventé ce mot pour décrire un chahut habituel au dortoir. Je n’eus guère plus d’éclaircissement avec un autre verbe suggestif, mais sur lequel le Larousse restait muet: «poigner».  L’adjectif «poignant», qui s’en approchait, renvoyait au verbe « poindre». Je crus avoir trouvé, et je fus d’autant plus déçu de lire : «Commencer à paraître, à pousser: le jour point.» Il y avait bien deux noms féminins qui me semblèrent s’approcher du sens de Céline: «Poigne. Fam. La force du poignet. » Et, au-dessous, «Poignée» : «Quantité que la main fermée peut empoigner ou contenir: poignée de sable. Partie d’un objet par où on le tient, on le tire, etc. La poignée d’un sabre ... Une poignée de main, action de saisir la main de quelqu’un en signe d’amitié. À poignée. Loc. adv. À pleine main. »


Je n’étais pas si naïf que je ne devine les pratiques que décrivait Céline. Car il en donnait la clef en révélant le lieu où elles se déroulaient. Mais je fus déçu de ne pas obtenir des définitions précises qui auraient rendu ma lecture plus suggestive encore.
Cependant, en dépit de mon imagination en alerte, je ne comprenais pas à quelle figure du plaisir correspondaient certains mots. Par exemple: «Au dortoir, ça continuait les grosses branlées ... les suçades ... » Il rappelait le goût d’un garçon qui «suçait encore deux petits mecs ... » Le dictionnaire était pourtant direct dans sa définition, «sucer» : «Attirer dans sa bouche en y faisant le vide: sucer la moelle d’un os.»
Céline expliquait à propos de ce garçon: «Il me proposait d’autres trucs, l’avait des idées ... Il était friand. » Je supposais qu’aussi bizarre que me parût cet exercice, il devait être plus courant que je ne l’imaginais, bien qu’aucun camarade ne me l’eût proposé.
Quant au mot d’«enculage», dont Céline accusait les Anglais, je ne trouvai rien d’approchant dans le dictionnaire. Je connaissais, sans jamais oser le prononcer, le mot «cul» pour l’avoir cherché dans le dictionnaire, voilà quelque temps déjà. Mais la définition: «La partie de l’homme et de certains animaux qui comprend les fesses et le fondement» ne m’apporta aucune lumière nouvelle sur ce que pouvaient accomplir deux garçons à l’aide de cet organe excrémentiel. Il y avait, dans ma tête, une barrière infranchissable qui m’ empêchait d’imaginer quoi que ce fût dans cette zone ordurière.
Déçu par mes recherches, mais ayant constaté que mon Petit Larousse datait de 1913, je me demandai si une édition plus récente ne contiendrait pas les définitions adéquates. Dans le bureau de mon grand-père Bouyjou, il y avait le Larousse du XXe siècle en six volumes, dont il venait de faire l’acquisition. Je me promis d’y faire des vérifications, dès mon retour à Bordeaux, bien que je dusse être prudent pour ne pas lui donner l’éveil. Même si je ne comprenais pas exactement le sens de ces mots, j’en devinais suffisamment l’évocation pour savoir qu’ils étaient malséants puisque jamais prononcés par personne de mon entourage. Quant à feuilleter un nouveau dictionnaire à la Librairie générale, ma timidité me l’interdisait, tout autant que d’interroger mes camarades à ce sujet. Même si j’avais été sûr qu’ils connaissent la réponse, jamais je n’aurais osé prononcer ces mots.
Il n’empêche que, tout en poursuivant ma lecture qui me captivait, je relus fréquemment ces deux passages, ainsi que des phrases isolées contenant ces mots interdits. J’en ressentis une émotion si tenace que je n’eus, chaque fois, qu’un seul moyen d’en réduire la tension insupportable, même si je n’avais aucun mot pour désigner ce moyen.
Ce fut la première fois qu’un livre me conduisit à de telles extrémités. Jusque-là, mon plaisir s’accomplissait mécaniquement, seul ou à deux, sans jamais l’intervention d’une image ou d’un récit. 
Si les pratiques entre garçons me choquaient, tout en me troublant, les scènes d’amour avec les femmes, en revanche, m’écœurèrent. Comme tous mes camarades, à l’exception d’André Marmissolle, je n’en avais aucune expérience, même si depuis quelque temps certains d’entre nous évoquaient, avec un sourire égrillard, leurs relations avec telle ou telle fille aperçue de loin au cours des promenades. Dans aucun des ouvrages lus auparavant je n’avais eu connaissance de description précise de cet acte. Aussi le corps-à-corps répugnant, en forme de bagarre, décrit par Céline, me parut-il entièrement sorti de son imagination: «Elle se débat la forcenée ... Je m’acharne ... J’ai les mains qui enflent tellement je lui cramponne les fesses ! Je veux l’amarrer! Qu’elle bouge plus ! C’est fait ! Voilà ! Elle parle plus alors ! Putain de Dieu ! J’enfonce ! Je rentre dedans comme un souffle ! Je me pétrifie d’amour !... Je ne fais plus qu’un avec sa beauté !. .. Je suis transi, je gigote ... Je croque en plein dans son nichon ! Elle grogne ... Elle gémit ... Je suce tout [ ... ]. Une main, je lui passe dans l’oignon, je la laboure exprès ... J’enfonce ... Je m’écrabouille dans la lumière et la bidoche ... Je jouis comme une bourrique ... Je suis en plein dans la sauce ... »
Une telle vision était si atroce que je sautai des lignes pour y échapper. Je ne pouvais croire que l’Amour auquel nous rêvions tous aboutisse à cette boucherie grotesque et sale.