vendredi 22 juillet 2016

Céline nietzchéen

Nombreux sont les lecteurs de Céline qui ont fait le rapprochement entre ses imprécations et celles de Nietzsche, notamment dans Ainsi parlait Zarathoustra.

Ainsi, dans le Bulletin célinien… 
Bonjour,
Simplement pour vous préciser une erreur sur votre publication consacrée à Nietzsche et Céline (http://archiveslfc.blogspot.fr/2016/07/celine-nietzcheen.html)
Le rapprochement n'a pas été publié dans le Bulletin célinien, mais sur le site du Petit Célinien, que je dirige (http://www.lepetitcelinien.com/2009/06/celine-nietzsche-et-les-trois-degres-de.html)
Bien cordialement,
Matthias Gadret
www.lepetitcelinien.com


Céline, Nietzsche et les trois degrés de l'illusion...
... la vérité ne me suffit plus - il me faut une transposition de tout - ce qui ne chante pas n'existe pas pour l'âme - merde pour la réalité. Je veux mourir en musique pas en raison ni en prose [...].
Relation entre la réalité et mes écrits ? Mon Dieu c'est simple la vie objective réelle m'est impossible, insupportable - J'en deviens fou, enragé tellement elle me semble atroce alors je la transpose tout en rêvant tout en marchant... Je suppose que c'est à peu près la maladie générale du monde appelé poésie...
Louis-Ferdinand Céline, Lettre à Milton Hindus, 1947.


C'est un phénomène éternel : l'insatiable volonté, par l'illusion qu'elle déploie sur les choses, trouve toujours un moyen de tenir fermement en vie ses créatures et de les contraindre à continuer de vivre. L'un est captivé par le plaisir socratique de la connaissance et l'illusion de pouvoir guérir de cette manière l'éternelle blessure de l'existence, l'autre se prend à la séduction de ces voiles de beauté que l'art laisse flotter devant ses yeux, un troisième va chercher dans la consolation métaphysique l'assurance que sous le tourbillon des phénomènes la vie continue de s'écouler, indestructible; pour ne rien dire de ces illusions plus communes et presque plus puissantes encore que le vouloir tient prêtes à tout instant. Ces trois degrés de l'illusion sont de toute façon réservés aux natures les plus nobles et les mieux armées qui ressentent avec un dégoût plus profond le poids et la difficulté de l'existence et qui doivent recourir à des stimulants choisis pour tromper ce dégoût. Tout ce que nous appelons civilisation consiste dans ces stimulants : selon le dosage, nous obtiendrons plutôt, soit une civilisation socratique, soit une civilisation artistique, soit une civilisation tragique —ou bien, si l'on veut bien nous permettre de nous référer à des exemples historiques, une civilisation alexandrine, hellénique ou bouddhiques.
Notre monde moderne est tout entier pris dans le filet de la civilisation alexandrine et se donne pour idéal l'homme théorique armé des moyens de connaissance les plus puissants et travaillant au service de la science. Socrate en est d'archétype et l'ancêtre.
Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie


Ou bien, cette citation de Dominique Venner in Un samouraï d'Occident, éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2013
"Ce curieux livre [Les Beaux Draps], où l'antisémitisme, quoique présent, est assez estompé, délivrait cette fois un message furibard à l'encontre de la prédication chrétienne, ultime recours du régime de Vichy qu'il méprisait : "Propagée aux races viriles, aux races aryennes détestées, la religion de "Pierre et Paul" fit admirablement son oeuvre, elle décatit en mandigots, en sous-hommes dès le berceau, les peuples soumis, les hordes enivrées de littérature christique, lancées éperdues imbéciles, à la conquête du Saint Suaire, des hosties magiques, délaissant à jamais leurs Dieux de sang, leurs Dieux de race... Ainsi la triste vérité, l'aryen n'a jamais su aimer, aduler que le dieu des autres, jamais eu de religion propre, de religion blanche... Ce qu'il adore, son coeur, sa foi, lui furent fournis de toutes pièces par ses pires ennemis..." Dans un langage différent, Nietzsche n'avait pas dit autre chose."

Ou encore dans cet intéressant article publié dans le blog www.e-litterature.net/ 


Lou Andreas Salome entre Paul Ree et Nietzsche

Voyage au bout de la nuit - Des larmes jusqu’au rire ou la Tentation du nihilisme
Alors qu’il publie Voyage au bout de la nuit, Louis-Ferdinand Céline est encore anarchiste. Néanmoins, malgré ses sympathies anarchistes, Céline n’a pas participé aux tentatives menées pour donner un contenu concret à l’anarchie. Mais il a lu et aimé Nietzsche ainsi que Schopenhauer, qui l’ont considérablement influencé. De Schopenhauer, il a hérité de l’impression que les hommes ont une perception illusoire de leur condition, produit d’une volonté absurde de croire en une perfectibilité possible, et du sentiment que la racine du mal réside dans ce " vouloir-vivre ", sans raison et sans fin, qui engendre toujours de nouveaux besoins et de nouvelles douleurs. Il est dès lors convaincu qu’aucun progrès n’est à espérer pour l’humanité dont les divers maux, maladie, crime, guerre, renaissent sans cesse. Mais à côté de ce pessimisme éclatant, Céline hérite aussi de Schopenhauer l’idée que la pitié est en rapport avec l’art, et que l’art est peut-être un moyen d’abréger un instant les souffrances et de réinvestir le plaisir.
De Nietzsche, Céline retiendra les raisons psychologiques et physiologiques de la négation du " vouloir-vivre ", dont il a révélé qu’elles résident dans l’aspect inévitable d’une diminution et d’un affaiblissement de l’instinct vital. Céline sentant lui aussi le pessimisme se résoudre à l’habiter, accepte à l’instar de Nietzsche de voir dans ce pessimisme le syndrome évident d’une dégénérescence de la capacité humaine à vivre, ou plus exactement à survivre à des états de plus en plus chaotiques. Mais le problème unique qui a occupé Nietzsche pendant la rédaction des textes d’Ainsi parlait Zarathoustra, et qui occupera à son tour Céline pendant l’écriture du Voyage au bout de la nuit, est celui de la dénonciation de la culture moderne, c’est-à-dire d’une culture vivant de ses croyances à des valeurs – le christianisme, la science, la morale, le devoir, le rationalisme, la démocratie, le socialisme… - qui selon lui ne sont rien d’autre que les signes d’une décadence manifeste, d’une vie qui s’appauvrit et qui s’éteint. L’œuvre de Nietzsche comme celle de Céline se situant dans l’effort d’inverser le courant, car malgré une vision extrêmement négative de l’humanité, les deux hommes ont malgré tout désiré écrire. Ils procèdent à une destruction systématique des valeurs en démontrant ce qui selon eux constitue leur source réelle, la fatigue de vivre.

On n’a plus beaucoup de musique en soi pour faire danser la vie, voilà. Toute la jeunesse est allée mourir déjà au bout du monde, dans le silence de vérité. Et où aller dehors, je vous le demande, dès qu’on n’a plus en soi la somme suffisante de délire ? La vérité, c’est une agonie qui n’en finit pas. La vérité de ce monde c’est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir. Je n’ai pas pu me tuer moi. (Voyage, folio, p. 200)

Céline manifeste a priori un très puissant nihilisme, il ne croit en rien, aucun discours ne lui semble acceptable, aucune institution. Cette vision pessimiste du monde et aussi de l’histoire a de ce fait fortement déterminé l’orientation de ses écrits, et notamment du Voyage. L’inflexion qui anime tout le roman étant avant tout celle d’une véritable dénégation de toutes les valeurs du monde détestable dans lequel il vit, celle d’une protestation systématique et radicale de ce qui compose l’ordre social, renforcée par son choix de langue, le français populaire, que Céline tente de réintroduire dans la littérature. Il rejette le français enseigné et inculqué à l’école, qui est selon lui une autre manifestation du pouvoir et de l’ordre. Mais d’une façon générale, Céline entend se dresser contre l’héritage de toute la littérature française antérieure. Son action s’inscrit dans un profond désir de mener à terme sa " petite révolution ", en dénonçant tour à tour ce qui représente la pensée humaine et sociale de son époque.

Pour exemple la scène du départ en guerre de son " héros " Bardamu, qui s’engage avec beaucoup d’enthousiasme alors même qu’il vient à peine de dénoncer " le bourrage de crâne patriotique " (Henri Godard, Commentaire du Voyage). La guerre, quoiqu’on en dise, est toujours pour Céline une invitation masquée à mourir. La guerre, c’est la mort tolérée, organisé par une partie de l’humanité contre une autre partie. Céline entend faire le constat dès le début du roman de l’hypocrisie d’un système politique qui vante les charmes d’une fraternité dont il ignore même le sens, et qui le fait pour cacher le mieux possible aux hommes la réalité meurtrière de la guerre. D’autre part, la façon dont il représente au travers de Bardamu le corps même de l’armée discrédite par l’absurde, à la fois les motivations qui conduisent les hommes à s’engager, et la qualité de l’armée elle-même. L’enthousiasme avec lequel des millions d’hommes se sont engagés en Août 1914 a définitivement persuadé l’écrivain de l’imbécillité et de la sauvagerie de ses contemporains, il en est bouleversé au point de faire de l’événement la base même de tout jugement. L’éducation, c’est-à-dire la faculté de lecture et d’appréhension des événements, ajoutant à l’acceptation de la guerre comme unique solution, suffit à Céline pour la condamner elle aussi.

Mais Céline manifeste un sentiment très négatif face à l’Histoire, et cela d’une manière générale. Il fait le constat d’une nature humaine et d’un monde manipulateurs, qui créent ou tolèrent un système égoïste dans lequel c’est une poignée de puissants qui utilisent et avilissent les plus faibles. Système qui d’ailleurs, au-delà de la guerre, est lisible à tous les niveaux du pouvoir.

Je vous le dis, petits bonshommes, couillons de la vie, battus, rançonnés, (…) quand les grands de ce monde se mettent à vous aimer, c’est qu’ils vont vous tourner en saucissons de bataille… C’est le signe… Il est infaillible. C’est par l’affection que ça commence. (Voyage, op. cit., p. 68/69)

Céline a le pressentiment du caractère carnavalesque, trompeur, de la vérité officielle. Il sait qu’on ment au peuple et que par conséquent le peuple ne peut croire en rien de ce qui est considéré comme un bien pour lui. Il est exclu du pouvoir en vérité, mais il l’ignore. Or ce refus systématique qu’il manifeste envers l’Histoire du monde – à la fois purement " historique " et celle des idées – est notamment la conséquence de son rejet total de l’héritage des " Lumières ", qui voulaient faire croire à la notion progressive de l’humanité, à sa perfectibilité. Contre cette vision qui est aussi celle de la gauche européenne, Céline se dresse et s’oppose. Il exprime sa vision radicalement nihiliste et se retire de ce qui constitue selon lui le pire leurre : la croyance en une régénération de la pensée humaine, de la vie et de la France.

" Vive Diderot ! " qu’ils ont gueulé et puis " Bravo Voltaire ! " En voilà au moins des philosophes ! Et vive aussi Carnot qui organise si bien les victoires ! et vive tout le monde ! Voilà au moins des gars qui ne le laisse pas crever dans l’ignorance et le fétichisme le bon peuple ! Ils lui montrent eux les routes le la liberté ! Ils l’émancipent ! Ca n’a pas traîné ! Que tout le monde d’abord sache lire les journaux ! Plus d’illettrés ! Il en faut plus ! Rien que des soldats citoyens ! Qui votent ! Qui lisent ! Et qui se battent ! (Ibid., p. 69)

Tous les discours officiels, toutes les philosophies ne visent selon Céline qu’à masquer la réalité sacrificielle de la guerre et de l’exploitation des hommes par les hommes. Ainsi prend-il à contre-pied tout ce qu’on a pu leur promettre en leur cachant la vérité. Il le fait pour la guerre mais il le fait pour tant d’autres réalités que ce combat qu’il entreprend apparaît presque parfois emprunter au prophétique du ton de Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra. Céline cherche à agir comme le révélateur, le dénonciateur des gestes qui, dans l’ombre, organisent la marche du monde. Pour exemple la façon dont il s’en prend à la thématique coloniale des années trente, qui entend donner une image impériale de la France momentanément affaiblie, et ayant besoin pour se régénérer d’aller coloniser l’Afrique. Céline ridiculise l’idée d’une armée coloniale qui serait le corps même de la renaissance de la France. L’armée au contraire est composée selon lui de personnages instables, incapables de mener à bien un combat, dépourvus des qualités qui doivent appartenir à un vrai soldat. D’autre part, Céline ne croit pas que l’Afrique puisse proposer une quelconque avancée humaine, au contraire il voit personnellement l’Afrique liquéfiée, il la voit en état de décomposition, comme il voit du reste l’ensemble du monde. Et si la description qu’il fait du continent est certes fantasmatique, elle témoigne cependant de façon très explicite de ce dégoût qu’entretient l’écrivain pour les espoirs vains, toujours renouvelés mais idéalistes, d’une civilisation qui reste vouée à l’échec perpétuel et à la mort.

La civilisation américaine fait elle aussi l’objet d’un traitement très négatif de la part de Céline, qui bien entendu ne l’envisage pas du tout libératrice ou émancipatrice, mais au contraire bien représentative du faste utilisé par les hommes pour exploiter d’autres hommes. La tentation américaine, qui est celle de la modernité, constituant au contraire à ses yeux une régression de l’humanité, et non une évolution, comme on essaie de le prétendre. Ce que l’on veut faire croire aux peuples, c’est qu’ils " gagnent du progrès " en travaillant de plus en plus, mais en réalité ils ne gagnent rien, sauf quelques heures de repos avant de retourner alimenter une richesse fictive dont ils ne bénéficieront jamais. Dès lors, Céline refuse radicalement de considérer le travail comme une valeur humaine. Le travail ne peut constituer un espoir parce qu’il est lui aussi la forme cachée, l’outil (peut-être le plus élémentaire) qu’ont encore trouvé les plus forts pour exploiter les plus faibles, un autre leurre d’espoir. Céline ne voit plus dans nos valeurs que les résidus d’un désespoir plus vaste, inscrit au cœur de chaque être, mais sans doute refoulé au plus profond d’eux-mêmes, ignoré et que lui, tente de faire resurgir en pulvérisant méthodiquement toutes les croyances habituelles qui permettent aux hommes de supporter le monde, et de ne pas chercher à comprendre plus loin ce qui s’y passe.

Ca leur est bien égal. (…) ils ont toujours la conscience tranquille. J’en avais trop vu moi des choses pas claires pour être content. (Ibid., p. 199)

Céline mène ainsi dans Voyage au bout de la nuit une critique sociale très virulente, visant alternativement l’armée, les responsables de la colonisation, le pouvoir de l’argent, et au passage, comme le souligne Godard, la religion jugée complice. Mais s’il manifeste une haine terrible envers les puissants et les riches, il ne se montre pas plus aimable avec leurs victimes. Les pauvres, les " couillons de la vie " comme il les appelle, qui se laissent exploiter royalement sans jamais se révolter, sont représentés eux aussi sous leur véritable jour. Ils sont devenus méchants comme le monde, violents eux aussi et le pire, c’est que plutôt que de se révolter contre leurs oppresseurs, ils retournent cette violence qui les ronge contre leurs semblables.

Ils rajeunissent c’est vrai plutôt du dedans à mesure qu’ils avancent les pauvres (…). Leur tâche à eux, la seule, c’est de se vider de leur obéissance, de la vomir. S’ils y sont parvenus avant de crever tout à fait alors ils peuvent se vanter de n’avoir pas vécu pour rien.
(Ibid., p. 379)

Riches, pauvres, Céline estime que les hommes sont les mêmes, il parle de leur " vacherie " et de leur " lourdeur ". Toutes les civilisations sont prises dans l’engrenage de cette perdition, et il n’envisage pas d’issue possible. Les peuples s’accroissent en se perdant, c’est irrémédiable. En fait, dans Le style contre les idées, Céline dit avoir invité les hommes, les avoir prévenus et les avoir exhortés à ne pas faire la guerre, à se conduire en lâches vis-à-vis de la mère patrie, mais il dit aussi qu’ils ne l’ont pas écouté. Dès lors, il semble qu’il n’envisage plus de discussion possible avec ses contemporains. Ils les jugent lâches et égoïstes, incapables d’ambition et résignés.

Autant ne pas se faire d’illusions, les gens n’ont rien à se dire, ils ne se parlent que de leurs peines à eux chacun, c’est entendu…
(p. 292)

De même, si la guerre constitue pour Céline l’horreur humaine par excellence, il ne considère pas la paix d’un meilleur œil. Car s’il fait la différence entre temps de paix et temps de guerre, il n’est convaincu que d’une chose, c’est que dans l’un comme dans l’autre, les hommes sont semblables à eux-mêmes, il n’y a pas de raison pour qu’ils se réveillent un jour et qu’ils comprennent, et même s’ils le faisaient, il serait sans doute bien trop tard, car " Le prince de ce monde est déjà jugé. " Il se juge lui-même. Il est victime de ses propres fautes, enchaîné et prisonnier de des propres lois. (Evangile selon Saint Jean)

En somme, tant qu’on est à la guerre, on dit que ce sera mieux dans la paix et puis on bouffe cet espoir là comme si c’était du bonbon et puis c’est rien quand même que de la merde. On n’ose pas le dire d’abord pour dégoûter personne. (p. 234)

Céline ne peut envisager de condition meilleure pour l’homme dans l’avenir, de même qu’il n’envisage pas le monde perfectible. Et si M. Bakhtine considère que la manière dont il discrédite par l’absurde les puissants est " carnavalesque ", et qu’il le compare à ce titre à François Rabelais, il reconnaît aussi que le phénomène de dégénération et de renversement des valeurs présent chez Rabelais est le prélude pour une régénération, tandis que Céline met l’accent sur une déperdition inéluctable et définitive des forces vitales de l’homme. " L’homme est une chose qu’il faut surmonter ", disait Nietzsche. Céline quant à lui n’est persuadé que d’une chose, l’homme ne pourra pas être surmonté, il est incapable de s’organiser une vie meilleure, ceux qui le prétendent sont des menteurs, ceux qui l’espèrent des idiots. Or Céline ne veut ni mentir comme les grands de ce monde, ni croire en une résurrection humaine, en une possible élévation.

Il faudrait fermer le monde décidément pendant deux ou trois générations au moins s’il n’y avait plus de mensonges à raconter. (p. 213)

D’autre part, Céline est un homme très agité par la conscience qu’il a de la décrépitude physique de son être. Ce qu’il observe et qui constitue la seule vérité pour lui, c’est le fonctionnement même du corps pour lequel il manifeste une véritable obsession. Il voit l’homme comme un être par nature souffrant et désespéré, comme un être organique en état de faillite corporelle. Ayant appris et exercé la médecine, Céline entretient un rapport au corps tout à fait lié à la vision qu’il se fait du monde. Il parle de " ce cancer qui nous monte déjà peut-être, méticuleux et saignotant du rectum " (p. 382), ou de " la cellule au fond du rein (…) qui veut travailler bien pendant 49 heures, pas davantage, et puis qui laissera passer sa première albumine du retour à Dieu. " (Qu’on s’explique, post-face à Voyage au bout de la nuit, In Candide hebdomadaire, 1933). C’est la nature humaine qui est vicieuse, elle nous a déterminés à mourir sans jamais pouvoir capitaliser nos expériences. On n’apprend rien qui puisse nous servir, car le fait est qu’il y a trop à apprendre.

Mais il y a trop de choses à comprendre en même temps. La vie est bien trop courte. (…) On a des scrupules, on hésite à juger tout ça d’un coup et on a peur surtout d’avoir à mourir pendant qu’on hésite, parce qu’alors on serait venu sur la terre pour rien du tout. Le pire des pires. (Voyage, p. 382)

Parallèlement, l’auteur observe et écrit dans Voyage au bout de la nuit quelques pages sur les animaux, reconnaissant dans leur parcours physique les mêmes signes visibles de décrépitude corporelle chez les humains. Mais il conclut que contrairement à l’animal, ce qui manque à l’homme, c’est une culture forte, une véritable Nature qui puisse le préserver. Cependant il reste que l’homme comme l’animal est habité par une force de destruction, et qu’il ne peut évoluer qu’au prix d’une déchéance, à la fois physique et mentale. Il s’autodétruit naturellement et sa marche est celle, symbolique, d’un agonisant qui se rend à la mort.

Quant au reste, on a beau se donner du mal, on glisse, on dérape, (…) on n’arrive à rien. C’est bien prouvé. Et depuis tant de siècles qu’on peut regarder nos animaux naître, peiner et crever devant nous sans qu’il leur soit arrivé à eux non plus jamais rien d’extraordinaire que de reprendre sans cesse la même insipide faillite où tant d’autres animaux l’avaient laissée. Nous aurions dû comprendre ce qui se passait. Des vagues incessantes d’êtres inutiles viennent du fond des âges mourir tout le temps devant nous, et cependant on reste là, à espérer les choses… Même pas bon à espérer la mort qu’on est. (p. 332)

La mort inéluctable est déjà présente partout autour de nous, et Céline la ressent comme la pièce maîtresse du jeu, qui une à une fait tomber les forces vitales des êtres vivants. Or d’après ce que dit Céline, si Rabelais et Shakespeare ont alimenté son écriture, Freud a lui aussi joué une part dans le délire qui a accompagné l’écriture de ce livre. Même si ce n’est nullement explicité par le texte, il a écrit le roman en référence à la psychanalyse freudienne. Aussi a-t-on pu lire dans le " voyage " une métaphore de l’exploration de cette nuit mythique qu’est l’inconscient. Mais à l’évidence, même si Céline a pu évoquer ces régions intérieures, ces zones enfouies dans l’ombre, qui font de l’homme un être séparé de sa propre vérité, et par conséquent étranger à lui-même, ce qu’il emprunte à Freud dans le roman n’est puisé que dans ses derniers travaux, consacrés à l’envie latente chez l’homme de tuer et d’être tué.

Tous les hommes de la terre n’ont qu’à aller à la mairie dire : " Moi, vous savez, je ne vais pas à la guerre. " Eh bien, il n’y aura pas de guerre. Si donc ils la conservent, c’est parce qu’ils aiment ça, ce désir général, ce désir de destruction. " (Interview de 1959, Cahiers Céline 2, p. 128)

C’est de cette envie, de cette faculté que naîtrait la violence, et Céline naturellement approuve la thèse de Freud, pour qui désormais il nourrit une véritable admiration.

Les travaux de Freud sont réellement très importants, pour autant que l’Humain soit important. (Lettre à une amie, 1933, Cahiers Céline 5, p. 175)

Ce " noyau de nuit " comme l’a appelé André Breton, et qu’ont reconnu de nombreux écrivains du XX° siècle (Malraux, Char, Camus…) comme la source vitale et créatrice, Céline le ressent lui aussi comme fondateur de l’homme. La vision du monde qu’il nourrit étant celle d’un territoire où le désir de mort est plus grand que celui du sublime. Toutefois, si Céline portait un intérêt énorme à Freud, il faut bien dire qu’en ce qui le concerne, Freud fit une critique très sévère du roman, déclarant ne pas avoir " de goût pour cette peinture de la misère, pour la description de l’absurdité et du vide de notre vie actuelle, qui ne s’appuierait pas sur un arrière-plan artistique ou philosophique. " Ajoutant : " Je demande autre chose à l’art que le réalisme " (E. Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, T. III, PUF, 1969, p. 101). Freud range l’œuvre dans une seule intention, nihiliste, or la cure freudienne est aux antipodes du nihilisme puisqu’elle prétend reformer et libérer les formes de vie. Freud est un héritier des " Lumières ".

Il est vrai que la peinture du monde effectuée par Céline dans le roman est terriblement sombre, que la fin du livre ne propose aucune solution réelle, et que l’on pourrait se résoudre à penser avec Freud que Céline s’enferme dans une attitude résolument nihiliste, s’il ne prétendait pas lui-même être parvenu à l’expérience de ses propres limites et avoir dû modifier le sens de sa démarche.

Toujours j’avais redouté d’être à peu près vide, de n’avoir en somme aucun sérieuse raison pour exister. A présent j’étais devant les faits bien assurés de mon néant individuel. (Voyage, p. 203)

Car si Céline semble résigné à accepter la mort comme unique vérité, il avoue ne pas avoir pu accomplir ce geste symbolique qu’en toute logique il aurait dû commettre. Il n’a pas pu se tuer. Il n’y aura donc pas de bonheur, il en est convaincu, pas de plaisir terrestre non plus car le monde va et court à sa perte. Céline reste définitivement persuadé que la vie est un crime, qu’elle est naturellement invivable, mais il découvre qu’il y a pire encore, car l’oublier et se résigner reviendrait à créditer une attitude encore plus " vache ". L’oublier et se résoudre comme les autres serait manifester beaucoup trop de complaisance, et Céline se met à écrire. Plutôt que de se suicider directement, il choisit la voie de l’écriture, qui est peut-être, comme l’évoque Jacques Derrida, un moyen, le seul, de " Survivre " (Parages, éd. Galilée)

La grande défaite, en tout, c’est d’oublier, et surtout ce qui vous a fait crever, et de crever sans comprendre jamais jusqu’à quel point les hommes sont vaches. Quand on sera au bord du trou faudra pas faire les malins nous autres, mais faudra pas oublier non plus, faudra raconter tout sans changer un mot, de ce qu’on a vu de plus vicieux chez les hommes et puis poser sa chique et puis descendre. Ca suffit comme boulot pour une vie toute entière. (Voyage, p. 25)

Céline parvient au constat que seul il n’est rien. Convaincu du tragique de toute situation individuelle, il atteint sans doute un point extrême de sa pensée qui l’empêche d’avancer. Il sent qu’il est prisonnier d’une tentation qui ne mène à rien, mais qui est " la mort dans une vie en cours " (M. Duras, Le Vice-Consul, p. 65)

La plupart des gens ne meurt qu’au dernier moment, d’autres commencent et s’y prennent vingt ans d’avance et parfois davantage. Ce sont les malheureux de la terre. (Voyage, p. 36)

Et là où l’on serait tenté de conclure trop vite à un nihilisme total et définitif de la part de l’écrivain, Godard invite à reconsidérer dans l’entreprise célinienne le fait qu’il a offert malgré tout et malgré lui peut-être une voix et un discours à une communauté d’exclus qui, comme lui, ne sont jamais représentés. De nombreux écrivains ont partagé cet avis et notamment Bernanos, jugeant avant tout que le roman agit comme une véritable dénonciation des inégalités sociales et des injustices. Car si paradoxalement Céline écrit sur la misère des hommes et sur leur peu d’entrain à vivre, ils restent son principal sujet. Et s’il ne cache pas un profond mépris pour eux, il leur reconnaît parfois aussi une certaine forme de beauté, mais étouffée, enfouie sous des tonnes d’abjection.

Ils en ont des pitiés les gens, pour les invalides et les aveugles et on peut dire qu’ils en ont de l’amour en réserve. Je l’avais bien senti, bien des fois, l’amour en réserve. Y en a énormément. On peut pas dire le contraire. Seulement c’est malheureux qu’ils demeurent si vaches avec tant d’amour en réserve, les gens. Ca ne sort pas, voilà tout. C’est pris dedans, ça reste en dedans, ça leur sert à rien. Ils en crèvent en dedans, d’amour. (p. 395)

Cet amour, Céline ne le nie pas, mais il fait le constat tragique qu’il reste inaccessible, car trop refoulé par leurs consciences. Trop profondément enfoui, il ne peut plus délivrer. C’est " l’infini mis à la portée des caniches ". Il pourrait y avoir une vraie Compréhension humaine puisque l’amour existe, mais ce qui coince, c’est toujours l’homme. L’homme qui, avec tant de beauté et de force en lui, continue de se comporter avec l’amour comme un chien devant l’idée de l’infini. Tous les discours de paix et d’amour ne serviront à rien selon Céline, tant que les hommes eux-mêmes n’en seront pas à la hauteur, et il est à craindre qu’ils ne le soient jamais.

Ils poussaient la vie et la nuit et le jour devant eux les hommes. Elle leur cache tout la vie aux hommes. Dans le bruit d’eux-mêmes ils n’entendent rien. Ils s’en foutent. (…) Je vous le dis moi. J’ai essayé. C’est pas la peine.
(p. 209)

Ainsi Céline s’éloigne des hommes ? Pourtant à l’évidence il s’adresse bien à quelqu’un ici. Quand il écrit : " Je vous le dis ", il demande qu’on le croit. Il est encore malgré tout dans le désir de communiquer. Il aurait pu se tuer certes, mais s’il n’a jamais pu c’est parce qu’en lui le désir d’écrire était plus fort que sa haine du monde. Face à la résignation et au désespoir, le désir d’écrire se révolte, le désir de dire combien les hommes sont mauvais, même si ce n’est pas complètement leur faute, puisque c’est la nature elle-même qui a décidé de leur sort. De ce fait, ce qu’il y a de plus terrible sans doute n’a pas encore été dit, et il reste à Céline de le faire.

C’est la nature qui est plus forte que nous voilà tout. Elle nous essaye dans un genre et on ne peut plus en sortir de ce genre-là. Moi j’étais parti dans une direction d’inquiétude.
(p. 229)

Cette " direction d’inquiétude ", je ne crois pas qu’elle ait jamais quitté Céline, comme je ne crois pas qu’il ait fini par avoir de plus grande estime pour les hommes, la suite de sa vie semblant prouver le contraire. Mais il reste que Céline a cru un moment pouvoir retourner du côté des autres, les gens, et que c’est ce qui lui a permis à la fois d’écrire et de se libérer peut-être momentanément de ce rapport au monde et aux hommes si difficile, si douloureux, qui hante tous ses écrits.

Il y a un moment où on est tout seul quand on est arrivé au bout de tout ce qui peut vous arriver. C’est le bout du monde. Le chagrin lui-même, le vôtre, ne vous répond plus rien et il faut revenir en arrière alors, parmi les hommes, n’importe lesquels. On n’est pas difficile dans ces moments-là car même pour pleurer il faut retourner là où tout recommence, il faut revenir avec eux. (p. 328)

Céline revient aux hommes grâce à l’écriture. Et dès lors ils constitueront son principal sujet. Ce qui incarnera le filtre magique par où faire passer sa première vision du monde pour la transformer en une seconde, plus moqueuse, dévoilant les côtés absurdes du monde, voir tragi-comiques, c’est le rire. Le rire comme unique solution. Car contrairement à ce que dit Freud du roman, Céline ne réalise pas la très difficile peinture de la réalité, il en fait la satire, il s’en moque, il la regarde d’en haut. Visionnaire exact, c’est-à-dire hors du monde, Céline travaille à révéler ce que l’homme a oublié de voir ou d’entendre, à ce qu’on lui a caché si effrontément. Il quitte le manteau de l’être tragique, désespéré, pour revêtir celui du bouffon qui raconte la vie, celui dont parle Shakespeare dans Macbeth quand il dit que " La vie est une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et pleine de fureur, et qui ne signifie rien. " Et puisque le langage et l’héritage " classique " représentent pour Céline ce qu’il y a peut-être de plus fabriqué et de plus trompeur, il décide de concentrer la plus grande part de son effort à la création d’un autre langage, d’un style, permettant à un regard neuf et libre de s’exprimer. Céline fabrique un langage inspiré du français parlé d’origine populaire, mais littéralisé.

Aussi, l’attitude de Freud, qui manifeste un si grand rejet pour le Voyage, en invoquant avec audace l’absence de qualité propre à l’art ou à la philosophie dans le roman, peut-elle pousser à croire qu’il n’a pas lu le roman et fait état ici de vagues rumeurs sur le contenu du livre d’après lesquelles il aurait rapidement établi un jugement. Toutefois, je modèrerais mon propos en revendiquant à Freud la liberté du goût personnel, qui elle, est indiscutable. Néanmoins je continue de croire que Céline ne ment pas sur son rapport au monde, et qu’il le fait dans un style de grande qualité, qui à lui seul tient lieu de cet " arrière-plan littéraire " allégué par Freud. J’ajouterai que ce style constituait la part majeure pour Céline de son travail, mais que l’autre plan, philosophique, est tout aussi manifeste. " Des idées, il y en a plein les encyclopédies, ce qui compte c’est le style. ", écrit Céline dans Le Style contre les idées. Ainsi, Freud déclare que Céline n’a pas de style, Céline affirme que l’élaboration d’un style est son unique tâche. Les deux hommes resteront irréconciliables. Cependant, rappelons avec Nathalie Sarraute combien l’irruption de ce nouveau style dans la littérature bouleversa et modifia ses enjeux.

Quand on a lu pour la première fois Voyage au bout de la nuit, c’était comme une délivrance : tout à coup, la langue parlée faisait irruption dans la littérature. Pour quelques-uns d’entre-nous, Céline était un sauveur. (Interview, Libération, 1989)

Malgré la critique virulente qu’il fait de la faculté de s’exprimer, Céline croit donc dans le pouvoir indicible des mots, tout comme il croit au rire comme ultime réponse au tragique. Par l’ironie et l’absurde, Céline mène à sa manière un combat contre la douleur et la solitude individuelle qui fondent l’Homme. Le rire rabelaisien étant selon lui la seule réponse au tragique shakespearien, la seule musique capable de faire oublier le bruit terrifiant que fait le monde.

Le bonheur sur terre ça serait de mourir avec plaisir, dans du plaisir… Le reste c’est rien du tout, c’est de la peur qu’on n’ose pas avouer, c’est de l’art.
(Voyage, p. 380)

Ainsi, comme le suggérait déjà Nietzsche en son temps, l’œuvre vient au monde – à la lumière – en sortant de l’obscur, de la nuit. Or, c’est bien le propos du " voyage ". L’ombre, l’obscurité, les ténèbres en sont le lieu d’un bout à l’autre du roman. Et comme l’évoque encore Nietzsche quand il écrit : " Nous avons l’art pour ne pas sombrer (toucher le fond) par la vérité. ", Céline pense-t-il que nous avons l’art afin que ce qui nous fait toucher le fond n’appartienne pas au domaine de la vérité ? Que le fond, l’effondrement appartiennent à l’art ? Et que pour la manière, nous avons le rire ?

J’avais de la peine, de la vraie, pour une fois, pour tout le monde, pour moi, pour elle, pour tous les hommes. C’est peut-être ça qu’on cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même, avant de mourir. (Voyage, p. 238) 


Frédérique R.

Le sujet semble inépuisable… Il est donc : A SUIVRE