lundi 18 avril 2022

Céline est-il encore maudit ? par Jean Cau

Céline est-il encore maudit ? par Jean Cau 

Van Bagaden, Céliniana n°7, printemps 1988 
(reprise d’un article paru dans Paris-Match en 1985)

De nouveau, voici que le Landerneau littéraire parisien est pris d’une crise de célinite aiguë. Ça lui arrive, de temps en temps, puis il se calme. Il digère et son estomac broie et brasse, il évacue, s’endort après si rude repas, se réveille quelques années plus tard, repique une crise boulimique et s’attable une nouvelle fois. On n’en finit pas de consommer le bœuf célinien en savourant, avec des airs parfois coupables de gourmet pris en faute, d’énormes quartiers plantés en broche et arrosés, depuis des décennies, du jus de la louange recueilli dans de vastes bols. Aux chiens, sous la table, on jette les os et les bas morceaux, c’est-à-dire qui recouvrait l’animal lorsqu’il était vivant. Une épilepsie. Une tunique de Nessus en laquelle il cramait tout en poussant des cris horribles, vissé sur son trépied, au centre d’un cercle de malédictions. Oui mais voici: en même temps qu’on lapidait l’auteur de «Bagatelles», on atteignait celui du «Voyage». Cruel dilemme. Surtout en France où le qualificatif de «poète maudit» (plus généralement d’«artiste maudit») est depuis longtemps érigé en véritable statut depuis que la bourgeoisie du XIXe condamna Flaubert, censura Baudelaire, exila Rimbaud en Ethiopie, fouetta de sa badine les toiles des Impressionnistes, injuria Zola, obligea le jeune Proust à se publier d’abord à compte d’auteur, etc, etc. Il y a du complexe dans l’air. Et «faut-il brûler Sade?» se demandait-on encore naguère. Mais non, bien sûr, il n’en est pas, il n’en est plus question. 


« Céline, lui, faisait - comme dit le jargon - problème.»
Sauf que, avec Céline, notre bourgeoisie de culture et notre intelligentsia (de gauche et c’est un pléonasme) se retrouvaient devant un sacré morceau. On a beau posséder un estomac d’autruche capable de dissoudre, à l’aide de puissants sucs digestifs, Sade, Rimbaud, Baudelaire, Miller, et plus récemment Bataille et les grands farceurs du surréalisme, on a beau, par derrière, lancer sur Sartre le filet d’un prix Nobel sous lequel il se débat en vain et afficher l’œuvre théâtrale de Genet dans nos théâtres nationaux, on a beau arriver, finalement, à tout récupérer, il n’en reste pas moins que Céline, lui, faisait - comme dit le jargon - problème.
Pourtant, il était là, Ferdinand, juché sur un tas de marbre et de boue. Vociférant «Bagatelles» ou «L’École des cadavres» mais aussi chantant sur une étrange lyre le «Voyage» ou «Mort à crédit». Quoi qu’il en soit - et toujours comme dit le jargon - incontournable.
Quelques-uns, comme Sartre après la guerre et B.-H. Lévy aujourd’hui, adoptèrent une attitude à mon avis absolument claire et prononcèrent un «non possumus» catégorique mais d’une belle logique. Céline ayant commis le forfait absolu, il était hors de question de le recevoir dans la famille littéraire, même si certains de ses actes précédents ne relevaient pas des hautes cours de la morale mais d’autres jurys distribuant la gloire. Céline incontournable? Eh bien! ne contournons pas et tournons simplement le dos. Jamais, en tout cas, il n’entrera dans nos panthéons car il y apporterait, même avec le «Voyage» sous le bras, une odeur pestilentielle.
Ça, c’est logique. À la passion antisémite de Céline que la raison ne comprend pas, M. Lévy, pour ne citer que lui, oppose une autre passion que la raison peut comprendre mais qu’une troisième passion, celle de la littérature, a empêché d’autres esprits d’adopter de manière aussi abrupte.


«
le don prodigieux de Ferdinand pour la vocifération»
Que faire de Céline? C’était simple comme l’œuf de Colomb et la recette avait déjà été éprouvée vis-à-vis d’autres «maudits» non moins coriaces que Ferdinand: il suffisait de le «récupérer». Lorsque Claudel récupère un Rimbaud et le ramène dans le giron de Dieu, lorsque toute une école contemporaine de gauche récupère Nietzsche (et, après tout, lorsque le peuple parigot auquel pourtant on n’en conte pas, récupère, en 1985, le gag qui consiste à emballer un pont… ), récupérer Céline ne devrait pas être tâche impossible et, si l’opération aboutissait, la littérature et la malédiction, savamment mariées, analysées, disséquées, adaptées, sociologiquement comprise, historiquement «replacées», psychanalytiquement et chimiquement forées, y trouveraient si bien leur compte qu’on intégrerait Céline en même temps qu’on s’en débarrasserait. Au travail. On s’y mit. Biographies, essais, sommes, Pléiade, albums, numéros spéciaux, Apostrophes, etc ... L’avalanche. Le déluge. Evacué (toujours le jargon ... ) l’antisémitisme de l’auteur de «Bagatelles» ? Point du tout. 
Affronté, désossé, ausculté, percé à jour, mis à plat, non pas contemplé dans son dire mais réenfoui dans le personnage lui-même et diagnostiqué non plus comme motivation mais comme un affreux cancer qui le dévorait. A partir de là - encore un coup de pouce - Ferdinand se retrouve à peu près irresponsable d’un antisémitisme qu’il aurait attrapé comme un Sida sans même copuler avec la moindre raison. Comme ça. Par hasard. Ce n’est pas de sa faute. Ça flottait dans l’air. Epargnons-nous analyses et réflexions plus subtiles. Marchons sur des œufs. Détruisons toutes passerelles entre l’univers du «Voyage» et celui de «Bagatelles» ou plutôt refusons de voir qu’il en existe au moins une: le don prodigieux de Ferdinand pour la vocifération qu’il lui suffisait d’appliquer à ce qu’il avait, à portée de main, d’immédiatement «vociférante» : le juif. Impossible, je crois, malgré les efforts de notre critique contemporaine, de «contourner» cela. A la limite, et c’est à prendre ou à laisser, les écrits antisémites de Céline sont des «voyages»... et le «Voyage» est une œuvre antisémite. (Bien entendu, comme expliquer ce paradoxe apparent me demanderait trop de temps, j’y renonce et laisse à de savants confrères le soin de le creuser... Quoi qu’il en soit, en 1985, la récupération du monstrueux animal est accomplie. Il disait: «Beaucoup de patience et encore plus de vaseline éléphant encugule fourmi.» Je dirai: «Beaucoup de déodorants, de crèmes épilatoires et de body-building correctif et voici Louis-Ferdinand juché sur le podium de toute son œuvre et sacré plus bel athlète de notre littérature.»
Récupéré. Ouf! Ça n’a pas été facile et quelques maniaques ont beau continuer de siffler, dans la salle, on ne les écoute pas. On les prie de se taire. «Imbéciles, vous voulez donc qu’il soit maudit? Vous rendez-vous compte que son antisémitisme le serait, du coup, également? Et, avec cette auréole, vous imaginez les dégâts que ferait, en douce, le bonhomme ?»

«l’antisémitisme, pour vous exclure, ne manque pas d’efficacité»
Je voudrais, pour terminer cette gambade autour de la récupération célinienne, déclarer ceci dont il me semble qu’on ne s’avise guère. Céline, profondément, jusqu’à la mœlle, fut - contrairement aux apparences - le hurleur nostalgique d’un rêve : il ’aurait voulu être un homme de lettres ! Etre reconnu, certes, comme un génie ne lui suffisait pas et ne le comblait pas. Il rêvait d’être «un vrai écrivain», n’était pas assuré d’en être un, breveté, galonné, décoré (comme le hussard qu’il avait été) et en souffrait jusqu’à la névrose. Lisez sa correspondance, ses interviews, les lettres échevelées expédiées à Gaston (Gallimard) où il vomit le sarcasme sur ses distingués confrères de la N.r.f, où il parle jusqu’à radoter de la «petite musique» qu’il avait, lui, inventée, où il répète dix et cent fois que son style est délibéré, calculé, agencé par le «pro» scrupuleux qu’il se flatte d’être et qu’on ne soupçonne pas. Il y a presque du pathétique dans ce désir d’appartenir à la race écrivaine et dans cette peur de n’en être point qu’il traduit en injures, comme s’il voulait aller au devant de l’exclusion avant qu’elle ne soit prononcée.
Et comme l’antisémitisme, pour vous exclure, ne manque pas d’efficacité, Céline y plonge tête la première, ravi, en soulevant ses gerbes de mots, d’éclabousser la confrérie cravatée de consternation et debout au bord de la piscine. Génie? On dame ça, au vent de l’époque, mais ce n’est peut-être qu’un malentendu qui ne durera pas. Ecrivain, oui écrivain, ça c’est du solide, et ça rassure bigrement son homme d’avoir cette étiquette collée sur le dos. Le «refoulé» de Céline, en vérité ? Etre de l’Académie. Si la vieille dame, après «Mort à crédit», lui avait ouvert ses bras, sans crier gare, adieu pamphlets et malédiction. Le maréchal des logis Destouches, nommé colonel, aurait été pris au piège des galons. Etre un écrivain, franchir les portes de l’Académie, ô rêves sourds de Ferdinand ... J’affirme la pertinence de ce deuxième paradoxe mais, n’ayant pas le temps de l’expliquer, je laisse à mes savants confrères le soin de l’écarter en haussant les épaules.