dimanche 29 décembre 2024

Quand Céline était chercheur à l’institut Pasteur par André Lwoff

Quand Céline était chercheur à l’institut Pasteur

par André Lwoff dans Le Figaro littéraire (7-13 avril 1969)


On sait généralement que Céline était un pseudonyme, peut-être sait-on aussi que l’auteur du « Voyage au bout de la nuit » s’appelait Louis Destouches et qu’il était médecin. Mais imagine-t-on que Céline le sarcastique était “chercheur" à l’Institut Pasteur et que, douze ans avant le «Voyage», il publiait les Observations physiologiques sur Convoluta roscoffensis et la Prolongation de la vie chez Galleria mellonella.

Le professeur André Lwoff, prix Nobel, qui l’a connu à cette époque, nous dépeint comment, il y a presque cinquante ans, Céline apparaissait déjà sous Louis Destouches.


Il y a fort longtemps de cela, mon chemin a croisé la trajectoire Céline. L’œuvre est aujourd’hui à l’honneur. Parce que j’ai lu quelques études, des souvenirs ensevelis. ont fait surface, une lettre de l’écrivain a resurgi, qui dormait dans le tiroir de l’oubli.

C’est au cours de l’été 1920, à la station bioIogique de Roscoff, que j’ai rencontré Louis Destouches. Il y poursuivait sagement - oui, sagement - des recherches sur la physiologie des Convoluta. Les zoologistes désignent sous ce nom un vermicule qui héberge des algues symbiotiques et s’en trouve coloré en vert intense. La présence des algues devait sans doute conférer aux Convoluta des propriétés particulières : Destouches observa qu’elles assimilent l’acide urique et sacrifia incontinent au rite qu’il a si bien stigmatisé :

« Le savant... déposait encore un petit quelque chose d’écrit dans un coin du livret d’expériences, timidement, comme un doute, en vue d’une communication prochaine pleinement oiseuse, ... corvée qu’il faudrait bien se décider à effectuer tout de même avant longtemps devant quelque académie infiniment impartiale et désintéressée. » 

(Voyage au bout de la nuit)


Galleria Mellonella (teigne de ruche) et Convoluta roscoffensis
sur lesquels Louis Destouches travailla pour l'institut Pasteur.


Et c’est ainsi que de l’Académie des sciences, séance du 26 octobre 1920, figure une communication intitulée : « Observations physiologiques sur Convoluta roscoffensis. Note de M. Louis Destouches, présentée par M. Edmond Perrier (1). » Titre classique sur lequel il n’y aurait rien à dire sinon, qu’étant classique aujourd’hui il surprend.


Le futur Céline m’était apparu comme un personnage extraordinaire — j’avais dix-huit ans —, peut-être même l’avais-je jugé extravagant et, qui sait, inquiétant. Sa conversation, faite de phrases courtes, était semée de formules saisissantes, de rapprochements et de jugements inattendus. Je n’ai jamais entendu depuis quelqu’un s’exprimer avec tant de liberté et de verve, de naturel et de puissance. Le style du Voyage avant la lettre. Je me suis longtemps demandé si mes souvenirs n’étaient pas teintés par ma fréquentation ultérieure de l’œuvre de Céline. Mais non. un ami m’a raconté comment il avait

fait connaissance de Louis Destouches, précisément en cette année 1920. Cet ami se rendait à
Roscoff lui aussi. À Rennes, un inconnu était venu s’asseoir en face de lui au wagon-restaurant. La conversation s’était engagée immédiatement et l’inconnu s’embarqua rapidement dans le récit de sa vie privée, racontant entre autres choses son mariage avec la fille du doyen de l’École de médecine. Le portrait-charge du doyen beau-père, « ce salaud », fut brossé dans le plus pur style célinien.



Dans un intéressant article intitulé : « De la parole à l’écriture » (
Le Monde, 15 février 1969). Jean Guénot écrit : « Il y a une parenté évidente entre la parole de Céline et un état préalable du texte célinien. Mais cette parenté ne provient pas de ce que le style de Céline est celui de la parole. Céline n’écrit pas la parole, mais son style donne au lecteur l’impression d’entendre un homme vivant et qui parle. »

En est-il bien ainsi ? Pour moi, Céline écrit comme parlait Louis Destouches, il écrit de la parole, sa parole. Ceux qui l’ont connu «avant» savent qu’en lui le verbe a précédé l’écriture. L’écriture de Céline est son langage même et c’est bien pourquoi le lecteur a l’impression d’entendre un homme vivant : l’homme Céline. On hésite à appliquer à un écrivain aussi personnel certaine formule trop usée.

Revenons à Roscoff. Louis Destouches était accompagné de sa femme, jolie personne, fine et charmante. Comme mon ami du train, j’appris très vite sa parenté avec le doyen médical et, naïvement, je m’étonnais, connaissant le milieu et les personnages, que ce mariage ait pu se nouer. Il ne tarda pas d’ailleurs à se dénouer.

Les Destouches fréquentaient un couple lui aussi surprenant. Le mari était — à mes jeunes yeux du moins — des plus singuliers, la femme attirante, Ce fut, hélas ! le mari qui prit les devants et jeta sur moi son dévolu. Je n’en tirai aucune vanité ; mais il importe peu. Etrange quatuor, étrange quadrille en vérité ! Les uns et les autres, vous êtes aujourd’hui devant moi plus vivants et plus réels que vous ne le fûtes jamais et je n’arrive pas à chasser votre image de mon esprit.

Cependant les vacances bretonnes, je veux dire le travail, avaient pris fin, Tous, nous étions rentrés à Paris. L’année suivante, je fus gratifié d’une bourse à l’Institut Pasteur et, quand, au mois d’octobre 1921, je me présentai au laboratoire de Félix Mesnil, j’y trouvai Louis Destouches. Mon nouveau collègue travaillait dans l’orbe de Serge Metalnikov— savant russe à deux cents pour cent – qui étudiait l’immunité chez la mite des abeilles. Les chenilles se nourrissent de cire et digèrent le bacille de la tuberculose sans la moindre difficulté.

Au printemps de 1921, Louis Destouches, décidément récidiviste, avait de nouveau déposé « un petit quelque chose d’écrit » à l’Académie des sciences. Cette deuxième note est consacrée à la « Prolongation de la vie chez Galleria mellonella. » Comme dans la précédente, les références à des recherches antérieures sont absentes ; la « bibliographie » fait totalement défaut. C’est plus simple ainsi, et l’on évite des surprises désagréables. L’une et l’autre publication portent témoignage d’une certaine hâte et d’une naïveté non moins certaine dans la pensée et l’expression. L’ensemble correspond assez bien à cette image du chercheur que l’écrivain, sans ménagement, tracera dans le Voyage et qui, paradoxalement. est sa propre image.

Un jour, Louis Destouches m’avait entrepris sur les perspectives de la carrière scientifique. On m’avait, dans ma jeunesse, inculqué le mépris de l’argent. Comme beaucoup de mes camarades de la faculté, je ne pensais aucun bien de ceux de nos condisciples qui organisaient leur activité en fonction d’une carrière. La notion même de carrière m’était totalement étrangère et je n’accordai guère de pensées à « mon avenir ». Nous avions donc discuté « carrière », et mes propos durent être fonction de tous ces éléments, bien peu réalistes je le reconnais. De par la mesquinerie et l’incompréhension de leur directeur, par ailleurs éminent, de nombreux pasteuriens s’épuisaient à tenter de résoudre d’insolubles problèmes financiers. Mon compagnon de travail ne l’ignorait pas. Quoi qu’il en soit, un beau jour, il disparut. Lorsque, quelques années plus tard, parut le Voyage au bout de la nuit, je sus qui était Louis Destouches. En tout cas, Destouches-Céline avait balayé l’Institut Pasteur du faisceau de son regard implacable. C’est ce qui nous vaut les quelques pages inoubliabIes consacrées à la description géniale de l’Institut Bioduret Joseph et de ses fantoches. Car il est impossible de s’y tromper : la tombe du grand savant « parmi les ors et les marbres », la crypte « fantaisie bourgeoiso-byzantine », qui abrite ses restes, la silhouette du « grand secrétaire » Jaunisset, les manies du savant Parapine, les habitudes du vieux garçon du laboratoire, les lieux, les odeurs... tout évoque avec plus de vrai que nature la célèbre maison. Bien entendu il y a, et il y avait à cette époque, à l’Institut Pasteur, d’honnêtes et de bons chercheurs, et aussi, comme dans toute communauté, scientifique ou autre, des médiocres et des maniaques. Ceux-ci étant plus pittoresques que ceux-là, l’œil inquisiteur du futur Céline s’était attaché à eux plutôt qu’aux autres. Le médecin biologiste a disséqué ses collègues et, à l’aide des morceaux les plus faisandés, l’artiste a reconstitué un personnage conforme à l’optique célinienne de l’humanité. Le romancier comme le peintre choisit son motif et organise sa palette en jonction de sa vision. Les ombres, les tons froids sont en général disposés sur la toile pour mettre en valeur les lumières. L’œuvre de Céline est faite essentiellement d’ombres contrastées. C’est l’un des éléments de sa puissance.


- Comment l’Institut Pasteur ne serait-il pas flatté d’avoir nourri et servi le talent incomparable de Louis-Ferdinand Céline ? Décomposé par le prisme célinien, qu’est-il cependant devenu ? Que sont devenus les pasteuriens ?

«Les plébéiens de la recherche ne peuvent compter pour les maintenir en haleine que sur leur propre peur de perdre leur place dans cette boite à ordures chaude, illustre et compartimentée.»

Et c’est Louis Pasteur en personne qui porte la responsabilité de tout cela.

« C’est à cause de ce Bioduret que nombre de jeunes gens optèrent depuis un demi-siècle pour la recherche scientifique. Il en advint autant de ratés qu’à la sortie du Conservatoire. On finit tous d’ailleurs par se ressembler après un certain nombre d’années qu’on n’a pas réussi... »

Et si l’on réussit ?

« Le véritable savant met vingt bonnes années en moyenne à effectuer la grande découverte, celle qui consiste à se convaincre que le délire des uns ne fait pas le bonheur des autres par la marotte du voisin ... Le délire scientifique, plus raisonné et plus froid que les autres, est en même temps le moins tolérable de tous. »

Jugements que d’aucuns trouveront peut-être un peu sévères.



La visite à l'institut Bioduret Joseph vu par Tardi

On peut s’interroger sur l’origine de cette vision délibérément pessimiste. Sans doute une très ou trop vive sensibilité qu’il fallait bien neutraliser de quelque manière pour construire l’œuvre. Quoi de plus efficace pour cela que le cynisme, le sarcasme ? La réaction de défense devient une seconde nature et dégénère en recette. L’auteur lui-même semble emporté par le cyclone verbal qu’il déchaîne.

Un de mes collègues, s’étant trouvé un jour de 1932, ou 33, dans la boutique d’un libraire montmartrois, vit soudain la porte s’ouvrir avec violence, une tête apparaître dans l’entrebâillement, tandis qu’il entendait ce seul, mot : « Combien ? » Un chiffre fut donné, la tête disparut immédiatement et la porte se referma aussi brutalement qu’elle s’était ouverte. Devant l’air effaré de son client : « C’est Céline, dit le libraire. Il passe chaque jour. » Tous les jours, en effet, Céline visitait les libraires du quartier et prenait la mesure de son succès et de sa gloire.

Lorsque Louis Destouches quitta l’Institut Bioduret Joseph, probablement avait-il compris qu’en matière de recherche le succès est aléatoire, la notoriété longue à venir, si elle vient jamais, quant à la gloire... Sans doute aussi avait-il la prescience de ses dons réels. Nul ne regrettera qu’il ait sacrifié le métier de chercheur à celui d’écrivain. Sa contribution à la science eût difficilement pu égaler en valeur et en originalité son apport aux lettres, qui est considérable.

Céline était devenu célèbre. Par la presse, j’avais connaissance de ses faits et gestes, de ses errements... Je ne tenais pas à le revoir. Et voici que peu après la libération de Paris une lettre du romancier à Alphonse de Chateaubriant vint à passer entre mes mains. Elle était datée du 10 janvier, sans plus, mais tout laisse supposer que ce 10 janvier était quarante-quatre. De cette lettre, qui ne semble pas avoir été publiée, j’avais pris copie tant le style m’avait frappé. Voici son début et sa fin.


« Mon cher Chateaubriant,

Au seuil de cette année je pense à vous, à nous tous, embarqués vers je ne sais quels rivages...

Sombre croisière, sombre croisade en vérité ... 

Tous mes vœux !

Je n’ose plus regarder l’avenir, toutes ces complicités, ces faux-fuyants, ces équivoques ...

À cet abîme tout au fond que je vois... et vous aussi sans doute.

A vous de tout cœur

L.-F. Céline. »


L’homme, lucide, a pressenti le sort qui l’attend. Lamentation inquiète, plainte angoissée et, au-delà de tout jugement, de par la magie

du verbe, bouleversante. .

André Lwoff.



(1) Alors directeur du Muséum d’histoire naturelle.