lundi 18 mars 2024

Céline, père de Zemmour et Soros : socialo-pacifiste dans Rivarol du 13 mars 2024 (partie I/III)

Céline, père de Zemmour et Soros I : socialo-pacifiste

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par

Hannibal _____________

Longtemps j’ai cru Céline antisémite sérieux. Certaines apparences m’inspiraient cette erreur. Plus que son oeuvre, sa vie, ses lettres, sa Deuxième Guerre mondiale. Un exemple : visitant l’exposition sur les juifs et la France en septembre 1941 au palais Berlitz, il proteste auprès de son organisateur, le capitaine Sézille, parce que ses pamphlets, Bagatelles pour un massacre et L’école des cadavres, ne s’y trouvent pas exposés. Pendant la guerre, il assiste à des déjeuners (celui de mars 1942 organisé par l’association des journalistes antijuifs pour le cinquantenaire de la Libre Parole d’Edouard Drumont) ou dîners, souvent en présence d’autorités allemandes, comme le 29 octobre 1942, où il tient à se présenter en « anti-juif de la première heure ». C’est la posture qu’il prend dans la trentaine de lettres politiques adressées en quatre ans à des journaux tels que Je suis partout ou le Pilori, où il pose en grand manitou de l’antisémitisme face aux convertis et ralliés de la onzième heure. Et en contempteur de Vichy, ses curés, ses trusts, sa risible révolution nationale, entièrement soumise au « roi juif ». Sans doute se fait-il plus rare dans la presse à partir de 1943, mais il maintient dans Le cri du peuple en mars de cette année-là son opinion sur Doriot : « C’est un homme. Il faut travailler, militer avec Doriot ». Il est encore plus net dans ses lettres privées. A son amie Karen Marie Jansen, il écrit le 29 juin 1941 : « J’espère que ces Russes et leurs juifs vont être écrasés » et à Ivan-M Sicard qu’il « aurait aimé partir avec Doriot là-bas ». Au directeur de la Gerbe, il écrit : « Vous allez me trouver maniaque, cher Châteaubriant, mais que de juiveries dans votre journal » ! A Lucien Rebatet, il préconise de demander aux “antisémites” leur « bulletin de naissance de 4 générations ». Motif : « Nulle clique plus noyautée de juifs et juivisants anxieux ». Dans sa conversation, il n’est pas moins clair. Il n’omet jamais de dire de Pierre Laval que c’est un « youpin typique », « nègre et juif ». Il est vrai qu’il a du juif une conception extensive puisqu’il soupçonne Racine (l’homme de Bérénice et d’Esther) de l’être, et qu’il traite un médecin communiste avec qui il s’est querellé de juif, alors qu’il ne l’est pas : le confrère lui intente un procès en diffamation, qu’il gagnera. Bien qu’il affiche souvent sa haine, réelle, des “Boches”, cette obsession le rapproche de leur Führer, comme il l’explique à L’Appel en décembre 1941 : « Au fond, il n’y a que le chancelier Hitler pour parler des juifs […] C’est le côté que l’on aime le moins, le seul au fond que l’on redoute, chez le chancelier Hitler, de toute évidence. C’est celui que j’aime le plus. Je l’écrivais déjà en 1937, sous Blum ». Dans une foule de textes publics ou privés datés de 1937 à 1944, il soulignera la nécessité du racisme (« tout le reste est diversion, babillage, escroquerie (genre AF) »). Témoin cette lettre au journaliste radical-socialiste et pacifiste Alain Laubreaux, avec qui il s’était brouillé : « Raison de race doit surpasser raison d’Etat. Aucune explication à fournir. C’est bien simple. Racisme fanatique total ou la mort ! Et quelle mort ! On nous attend ! Que l’esprit mangouste nous anime, nous enfièvre ! » L’image ne fait aucun doute. Le cobra royal, le roi juif, est l’ennemi mortel de la mangouste : un moment d’inattention et elle est morte, elle doit mettre toute son énergie à tuer pour survivre. 


Quand on gratte un peu, pourtant, les choses deviennent moins claires. Céline a dit à Robert Poulet, qui l’a consigné dans Mon ami Bardamu, qu’il se défiait de toute politique depuis que son père l’avait « étourdi de grands discours au moment de l’Affaire Dreyfus ». Il a expliqué à Emmanuel Berl que son « père ne vendait plus rien passage Choiseul […] alors il disait que c’était la faute aux jésuites et aux juifs. Crois-tu qu’il était con ». Ce sont des paroles, rapportées par d’autres. Ce père avait choisi un voisin juif, Abraham Lévy, pour déclarer à la mairie son fils Louis-Ferdinand. Et Céline n’a exprimé aucune opinion antisémite avant Bagatelles pour un massacre, ne s’inscrivant entre les deux guerres à aucun mouvement antisémite de près ou de loin. En 1933, il signait même un appel prenant la défense de trois Bulgares réfugiés en Allemagne depuis dix ans, qui avaient été arrêtés comme beaucoup d’« autres étrangers, israélites ou citoyens allemands réputés hostiles au nouveau régime ». Et quand le médecin juif Walter Strauss lui écrivit en 1938 pour lui dire qu’il quittait l’Allemagne à cause des persécutions nazies, il lui répondit : « Je viens de publier un livre abominablement antisémite, je vous l’envoie. Je suis ici l’ennemi n° 1 des juifs. Je sais combien vous êtes dévoué à l’oeuvre  palestinienne, la seule supportable de la part des Juifs à l’heure actuelle, mais il me semble que là aussi vous éprouvez quelques déconvenues ? Vous me direz tout cela. N’oubliez pas de me faire signe dès votre arrivée. La persécution aryenne existe aussi — J’ai été chassé, et dans quelles conditions infâmes ! de mon emploi au dispensaire de Clichy, où j’étais médecin depuis 12 ans, à la suite de mon livre. Le directeur est un juif lituanien — naturalisé  depuis 10 ans — Ichok, d’Ozok, Isaak et 12 médecins juifs se sont immédiatement installés. — Il y a en France vous le voyez un nazisme à l’envers ». Et Céline se considère comme un juif à l’envers, paria persécuté — thème après-guerre de nombreuses variations. Les choses deviendront encore moins claires alors. Dans une lettre adressée le 26 novembre 1949 du Danemark au ministre de la Justice, Daniel Mayer, juif, socialiste, membre de la Ligue des droits de l’homme, il essaie de « faire comprendre à la justice française qu’(il n’est) ni traître ni antisémite » afin que le parquet abandonne toute poursuite contre lui et qu’il puisse rentrer en France. Il y écrit notamment « je n’attendais rien moi d’Hitler », oubliant qu’il approuvait le Führer pour sa politique antijuive et sollicité de son administration un ausweis afin de passer au Danemark. Cela pourrait être un reniement de  façade visant à régler ses affaires judiciaires. Mais non. Céline est vraiment passé à autre chose. Il écrit à Jean-Gabriel Daragnès le 23 septembre 1949 : « Vive les juifs ! Vive les nègres ! Vive les papous ! Et vive la lune ! Moi je suis sur les gradins — Que les autres se déchirent étripent dilacèrent, entre-bouffent ! » En 1947, il écrivait, toujours du Danemark, à Ercole Pirazzoli, le beau-père de Lucette : « Pour revenir, il faut que j’entreprenne un long travail de raccommodage avec les juifs… cela est possible mais il faut que j’établisse les contacts politiques habiles et efficaces… Dénoncer l’antisémitisme… que l’antisémitisme n’a plus aujourd’hui aucun sens… ». Il se disait alors « pas fier » de la réédition de ses pamphlets pendant la guerre, qu’il mettait sur le compte de son éditeur, Denoël. Tout en soutenant que l’on exagérait la portée de ces livres d’humeur, il interdit de son vivant toute nouvelle réédition, et sa veuve maintint l’interdiction après sa mort. Selon Jean Hérold-Paquis, déjà quand il était à Sigmaringen pendant quelques mois de 1944 et 1945, « Céline, le dieu des antisémites […] le “prophète”, “l’évangile” […] désavouait l’auteur » de ses pamphlets. Ces livres, « il les méprisait, il les repoussait du pied ». Or ils n’en avaient pas moins été écrits et lus. Cela inspira à Pierre-Antoine Cousteau une ironie sévère : « Personne ne soupçonnait que Louis-Ferdinand Céline n’était PAS antisémite. On avait même tendance à le considérer — les gens sont si méchants ! — comme le pape de l’antisémitisme. Cette illusion était si répandue que lorsque sonna l’heure des catastrophes et des options, des tas de jeunes Français qui avaient lu Bagatelles pour un massacre et L’école des cadavres — mais qui les avaient mal lus, bien sûr — qui avaient eu la stupidité — le Maître Céline dirait : la  connerie de les prendre au sérieux, se trouvèrent automatiquement embarqués dans une aventure qui finit mal. Certains de ces jeunes imbéciles allèrent trépasser, vêtus de feldgrau, sur le front de l’Est. D’autres furent transformés en écumoires aux aubes mélodieuses de la Libération. D’autres que j’ai connus traînèrent dans les Maisons de Repos et de Rééducation de la République les plus belles années de leur vie. C’était bien fait pour eux. Ils avaient lu Céline avec un sens critique insuffisant, sans interpréter les textes, sans chercher la vérité entre les lignes ». Le pasteur Löchen, ami de Copenhague, assurait que Céline lui aurait confié au Danemark ses remords pour ce qu’étaient devenus ses lecteurs.


Quoi qu’il en soit, il s’est déclaré successivement antisémite et non antisémite : il semble utile, pour jauger sa responsabilité de polémiste et sa sincérité, de voir ce qu’il entendait par là. Autrement dit, pourquoi s’estil dit et voulu antisémite ? Premier point, on commence à savoir, même parmi les Conspiracy Watchers les plus obtus, que Bagatelles pour un massacre, publié en 1937, n’a pas pour objet de prôner le massacre des juifs, mais de mettre en garde la France et l’Europe contre la réédition du massacre de 1914-18 que Céline, lucide sur ce point,  voyait venir. C’était avant tout un soldat de la Grande Guerre, patriote, blessé, décoré, désabusé, accroché comme beaucoup d’autres, à gauche plus qu’à droite, à la paix quoi qu’il en coûte. Son pacifisme lui soufflait de s’entendre avec l’Allemagne ennemie, et lui inspire son antisémitisme, il l’écrit en public et en privé, cela n’est pas un argument tardivement inventé pour se dédouaner comme l’écrit un P.-A. Taguieff. A peine remis physiquement, le cavalier Destouches, républicain de progrès, condamne dans une lettre à Simone Saintu la guerre qui lui “répugne”, « régression pénible dans la marche au progrès ». C’est pourquoi il apprécie Henri Barbusse et son livre célèbre, Le feu. Le 13 février 1941, il posera cette question qu’il présente comme capitale : « Les juifs sont-ils responsables de la guerre ou non ? Répondez-nous donc noir sur blanc, chers écrivains acrobates ». Tel était l’argument principal de Bagatelles pour un massacre : ceux qui veulent la guerre, « c’est les Juifs de Londres, de Washington et de Moscou […] C’est “l’intelligence service”… C’est les descendants de Zaharoff. C’est pas d’autres intérêts ». Et chaque fois que le Gaulois regimbe, « on nous rappelle.. de haut lieu, brutalement, au garde-à-vous… Qu’on est de la viande d’abattoir […] Je veux pas faire la guerre pour Hitler, moi je le dis, mais je veux pas la faire contre lui, pour les Juifs… On a beau me balader à bloc, c’est bien les Juifs et eux seulement, qui nous poussent aux mitrailleuses ». L’effroi qu’il éprouve en tant que chair à canon aryenne s’est quintessencié en haine pure, toujours dans Bagatelles : « Poussant les choses à tout extrême, pas l’habitude de biaiser, je le dis tout franc, comme je le pense, je préfèrerais douze Hitler plutôt qu’un Blum omnipotent. Hitler encore je pourrais le comprendre, tandis que Blum c’est inutile, ça sera toujours le pire ennemi, la haine à mort, absolue ». Alors, pour que la « guerre juive » n’arrive pas, il est impitoyable : « S’il faut un veau dans l’aventure, qu’on saigne les Juifs ! C’est mon avis ! Si je les paume avec leurs charades en train de me pousser sur les lignes, je les buterai tous et sans férir jusqu’au dernier ».Cette fureur poétique convient mal au sujet, Céline s’en aperçut puisqu’il écrivit en 1947 à Albert Paraz : « J’en voulais aux juifs de nous lancer dans une guerre perdue d’avance. Je n’ai jamais désiré la mort du Juif ou des Juifs. Je voulais simplement qu’ils freinent leur hystérie et ne nous poussent pas à l’abattoir ». Dont acte. Mais cette espèce de regret confirme qu’il tenait toujours les juifs pour responsables de la guerre et que c’était le premier moteur de son antisémitisme. l Le deuxième fut son radicalisme de gauche, sa haine du capitalisme, des gros et des trusts. Son socialisme, même s’il n’aime pas le mot. Les classes sociales sont primordiales pour lui, il l’écrit à son pote Albert Milon en 1920 : « Il y a foutrement plus de différence entre un bourgeois français et un pauvre Gaulois qu’entre un riche français et un bourgeois teuton ». Cela le rend brutal, comme il l’explique à Claude Jamet en 1944 dans Germinal : « On ne renversera le communisme qu’en le dépassant, en en faisant plus. […] Contre le communisme, je ne vois rien que la Révolution, mais alors, là, pardon ! La vraie ! Surcommuniste ! […] L’égalitarisme ou la mort ! […] Fermeture de la Bourse définitive ! Nationalisation des banques, des mines, des assurances, de l’industrie, des grands magasins ! Kolkhozification de l’agriculture française à partir de tant d’hectares Et ça ira ! Mais oui, faut revenir à Gracchus Babeuf, Buonarroti. Les grands ancêtres ! La conjuration des égaux ! » Cette haine de l’argent se déverse sur les “gros” juifs ploutocrates. Il suffit de lire quelques épigraphes placées en tête de chapitres de Bagatelles : « Considérés comme nation, les Juifs sont par excellence les exploiteurs du travail des autres hommes » (Bakounine). Ou : « Le monde entier est gouverné par 300 israélites que je connais » (Walter Rathenau, industriel juif et ministre allemand assassiné entre les deux guerres par un commando où figurait notamment l’écrivain d’extrême droite antinazi Ernst Von Salomon). Et Céline développe, à propos de l’URSS et de ceux qui la décrivent après leur voyage. « Ils évitent l’essentiel, ils n’en parlent jamais du juif. Le Juif est tabou dans tous les livres qu’on nous présente […] La seule chose grave à l’heure actuelle, pour un grand homme, savant, écrivain, cinéaste, financier, industriel, politique (mais alors la chose gravissime) c’est de se mettre mal avec les Juifs .— Les Juifs sont nos maîtres — ici, làbas, en Russie, en Angleterre, partout ! […] Le Juif est le roi de l’or de la Banque et de  

la Justice… Par homme de paille ou carrément. Il possède tout… Presse… Théâtre… Radio… Chambre… Sénat… Police… » C’est pourquoi Vichy le dégoûte avec ses patrons « bien bondieusards, bien bourgeois, qui sont plus vaches que les youtres ». Il l’explique à Ivan-Maurice Sicard le 21 novembre 1941 dans l’Emancipation nationale : « Moi, je refuse de prendre le fric dans la poche des Juifs pour le mettre dans celle des bourgeois aryens dolichocéphales. Je ne marche pas, non et non : à bas les Juifs, à la porte les métèques. Bravo ! Archi bravo… Et puis après, et les autres, des fois plus dangereux que les Juifs, qu’est-ce qu’on en fait ? » Il m’intéresse moins de savoir si Céline eut raison de se dire antisémite puis d’affirmer ne plus l’être, que d’observer ce qu’il a mis derrière ces mots, pourquoi il l’a fait, et quelle descendance surprenante il a portée. 


Pour conclure cette première partie, les deux premières racines de l’antisémitisme de Céline (avec aussi, l’approbation de Barbarossa le rappelle, l’anti-communisme : on en observera d’autres dans la seconde partie de cette étude) se conjuguent dans un anti-capitalisme pacifiste de gauche, qui se cristallise à la fin de l’entre-deux-guerres, en 1937. Contrairement à ce qu’il a prétendu, Céline n’était pas un « antisémite de la première heure », mais la défaite l’a convaincu que ses pamphlets étaient prophétiques, il en a profité pour tirer de son antisémitisme une sorte d’autorité morale dans la presse parisienne — même s’il en refusa tout avantage matériel, bien sûr, et tout bénéfice politique auprès de l’armée d’occupation. S’il a pu être hitlérien, il resta toujours anti-allemand, on n’en tient jamais suffisamment compte.

Digression et inédit autour d'une contraction de La Vie et l’œuvre de Philippe Ignace Semmelweis

Dr. Louis Destouches, La Vie et l’œuvre de Philippe Ignace Semmelweis (1818-1865), thèse de médecine, Rennes, Francis-Simon imprimeur, décembre 1924. Une contraction paraît sous le titre “Les derniers jours de Semmelweis”, La Presse médicale, no 51 du 25 juin 1924.


Sommaire : Scandale littéraire : Louis-Ferdinand Céline censuré par La Presse Médicale – « On a les maîtres qu'on mérite. »:Un inédit de Céline dans Le Bulletin célinien n° 367 d’octobre 2014 – Les Derniers jours de Semmelweis dans La Presse médicale du 25 juin 1924, contraction de la thèse de Louis Destouches – Remarques sur Les derniers jours de Semmelweis par Tiberius de Gyory, professeur à l'Université de Budapest.

Scandale littéraire : Louis-Ferdinand Céline censuré par La Presse Médicale

Le futur docteur Destouches alors âgé de 30 ans venait de soutenir sa thèse à Rennes le 1er mai 1924. Sur demande du comité scientifique de La presse médicale, il rédigea un résumé de sa thèse qui fut corrigé et modifié à plusieurs reprises sur demande de la revue et qui sera finalement publié le 25 juin 1924 à destinations des médecins abonnés. Il s’agit donc à part entière d’un travail original de Céline qui écrivit pour l’occasion un nouveau texte inédit.


C’est un beau scoop suisse : Dans La Tribune de Genève, Antoine Grosjean révèle qu’un citoyen de Genève a découvert un inédit du Dr Destouches. 

Extraits : « Ce ne sont que quelques feuillets, mais pour les inconditionnels de Céline, la découverte d’un texte inédit de leur auteur fétiche est toujours excitante. Ces pages signées par l’auteur du Voyage au bout de la nuit ont été trouvées à Genève, un peu par hasard, dans les archives de la Société des Nations (SDN), l’ancêtre de l’ONU. 

On doit cette trouvaille à Alexandre Junod, juriste et écrivain genevois de 35ans. Elle a été publiée en octobre, sous le titre On a les maîtres qu’on mérite, dans le mensuel belge consacré à Céline, Le Bulletin célinien n° 367 (voir ci-après)»

Hommage à Semmelweis 

L’inédit retrouvé est le début d’un article écrit en 1924 pour la revue La Presse Médicale et intitulé “La Vie, Pasteur, Semmelweis et la Mort”. Il est signé Louis Destouches. Agé de trente ans, jeune diplômé de médecine, le futur Céline travaille alors depuis peu à la section d’hygiène de la SDN, à Genève, où il vivra jusqu’en 1927. Son texte est un hommage à Louis Pasteur et à Ignace Semmelweis, un médecin hygiéniste hongrois du XIXe siècle. Semmelweis auquel Destouches vient de consacrer sa formidable thèse de doctorat en médecine  (disponible avec une préface de Sollers chez Gallimard).

« La Presse Médicale publie cet article en juin 1924, mais en le tronquant du premier tiers, jugé trop philosophique et pas assez médical, écrit La Tribune. Ce sont justement ces quelques pages mises de côté, et restées inconnues depuis, qui font aujourd’hui le bonheur des céliniens. Huit ans avant le Voyage, on y découvre déjà les thèmes de l’œuvre future: l’absurdité de l’existence, la désillusion, l’horreur de la guerre, la défiance aux hommes de pouvoir (..). Le ton est donné, même si le style rabelaisien qui fera le succès de Céline, sa «petite musique» comme il se plaisait à le dire, n’est pas encore à son sommet. »

Jean-Yves NAU


Un inédit de Céline dans Le Bulletin célinien n° 367 d’octobre 2014


« On a les maîtres qu'on mérite. »


Un inédit de Céline dans Le Bulletin célinien n° 367 d’octobre 2014

Partie caviardée de Les derniers jours de Semmelweis dans La Presse médicale du 25 juin 1924


Avril 1924, Paris. Grâce au professeur Selskar Gunn, représentant la Fondation Rockefeller en Europe, le docteur Louis Destouches rencontre Ludwik Rajchman qui dirige depuis trois ans la Section d'hygiène à la Société des Nations, à Genève. Cette entrevue aboutit à l'engagement de Destouches après que Rajchman l'eut vivement recommandé auprès d'Eric Drummond, secrétaire général de la S.D.N. Le 14 mai, Louis Destouches envoie à Rajchman une contraction de sa thèse : 

« Cher Directeur et Confrère, Voici un article pour la " Presse médicale » qui résume bien ce que je pense à tous égards et tourne autour des sujets que nous avons effleuré au cours de notre entrevue de Paris. J'ai cru qu'il vous serait agréable, conjointement à ma thèse, de mieux connaîre l'esprit d'un collaborateur éventuel. » (1)

Ce texte, que Céline a intitulé « La Vie, Pasteur, Semmelweis et la Mort » sera publié, le 25 juin 1924, par La Presse médicale sous le titre « Les Derniers jours de Semmelweis ». Mais la première partie de ce texte, soit un tiers, sera caviardé par la revue qui l'a jugée sans doute trop empreinte de considérations philosophiques. 

C'est cette partie inédite que nous reproduisons ici, grâce à Alexandre Junod qui a retrouvé ce document à Genève dans les archives de la S.D.N.


La Vie passe. . . elle est passée ! Elle a fait vibrer, pleurer et puis maudire des milliers et des millions d'hommes, elle a répandu sur tous les chemins du monde ses siècles, ses fortunes lumineuses, ses écrasantes injustices, quelques noms qui restent, quelques pensées, des meurtres et puis encore des guerres, toujours des guerres.

Où va donc cette houle frémissante, absurde, dont le sang gicle de tous les côtés? Nous n'en savons pas tant. .. et, d'ailleurs, nous comprenons si peu de choses ! nous avons si peu de temps pour voir ! Faut-il encore comprendre ? Dormir, manger, rechercher le plaisir suprême et divin qui dure moins d'une seconde, voilà qui nous hante !

Deux ou trois idées n'est-ce pas suffisant après tout pour la durée de notre vie, cette promenade indécise au bord du précipice !


Quant au reste, à ces inquiétudes lointaines, infiniment souples, dont on voudrait parfois connaître la substance ce sont soucis pour philosophes, hommes sans action, à peine des hommes. Que disent-ils ceux-ci dont l'illusion est de méditer ? Ont-ils découvert une raison aux enthousiasmes mouvants de la vie ? Oui, de temps en temps, entre deux guerres mais la pensée humaine n'est après tout qu'une larme perdue dans la mer ! À quoi cela peut-il servir de penser ! Pour la plupart d'entre nous c'est si pénible rien que vivre. N'est-ce pas assez de vieillir encore et puis de mourir dans la douleur au bout de toutes les déchéances ? Dans ce pauvre drame individuel dont chacun de nos jours est un acte (2) plus sombre, il semble pourtant que devraient s'épuiser toutes nos énergies, et cependant encore autour de notre destin si minime et si frêle se déroulent cent autres, mille autres tragédies bien plus impérieuses et devant lesquelles nous ne sommes que de minuscules utilités. Les grandes vicissitudes, les formidables étapes de la famille humaine n'ont pas encore reçu de noms, elles se déroulent impétueuses et souvent méconnues dans les profondeurs de la vie (3). Elles durent des secondes ou des siècles, une catastrophe énorme les annonce ou bien cela finit dans un geste futile que chacun aussitôt répète autour de nous dans la forme d'une robe, dans la puérilité d'un chapeau nouveau. D'autres grands courants humains ne paraissent avoir aucun but, aucune couleur, ils passent terrifiants dans les ténèbres de nous-mêmes, à travers d'autres êtres aussi, visibles ou invisibles, jusqu'à celui qui naîtra bientôt, dans ce monde ou bien dans un autre, et dont l'ordre conduira nos espérances et nos jeunesses vers de nouvelles fantaisies douces ou monstrueuses selon le choix des divinités mystérieuses. 


Devant elles nos futiles égoïsmes s'effritent et nous leur dédions la prière de nos douleurs, de nos joies la plus intime substance de nos meilleures années. Quand notre jeunesse a fait ce qu'elle devait pour alimenter les forges divines du monde nous sommes vieux et nous n'avons plus qu'à mourir.


Parfois dans le frémissement d'une émotion trop vive dans l'ombre du chagrin, à l'issue d'une joie intense et brève ou dans la désespérance d'une douleur trop longue la simplicité de notre être se retrouve un instant, un écho nous parvient furtif, étonnant, de la vie intérieure de cette communion des mondes, et la vérité passe d'une étoile vers l'autre sur le chemin de notre destinée.

Troublés, nous le sommes alors, intensément et puis le temps nous porte plus loin, nous nous laissons oublier, redoutant en secret le mystère de nous mêmes. Dans le calme hypocrite et banal où s'estompent les jours après les années rien ne se passe en somme que nos petits actes qui s'inscrivent sans joies dans la trame des temps.

Et cette inconscience nous donne un bonheur relatif, nous berce, dans ce silence se font, se défont, se heurtent et puis se précisent enfin les immenses élans de notre race, et sa mouvante continuité se déroulent (sic) par l'incessant et passif labeur de nos vies innombrables. C'est dans la futilité de tous nos gestes différents un peu chaque matin de ce qu'ils étaient la veille que s'insinuent dans l'univers les ordres de notre espèce, c'est par ces petites impulsions, ces modifications légères, incompréhensibles de nos habitudes qu'on nous conduit dociles et sacrifiés, enthousiastes souvent vers ces combats immenses dont nous ignorons et le sens et l'issue.

Il faut bien l'avouer l'aveugle indécis qu'on guide sur la route est plus libre que nous, car lui tout au moins a le droit de refuser quelques aspects du monde. Voir c'est être trompé, nos regards et nos sens sont accablés par l’éblouissante magie des illusions innombrables, nous leur donnons tout ce que nous possédons de généreux et de chaud dans ce monde hostile, nos corps après notre idéal, et même la haine de nos insuffisances et même le mensonge de ce que nous ne possédons pas.

Bien que les lueurs de nos timides analyses nous fassent entrevoir la grande duperie de notre existence nous sommes voués sans retour à ces puissances inimaginables. Il faut vénérer tout ce qui nous dépasse, on ne raisonne pas avec l'univers. On ne pense guère qu'avec ce qu'on peut nommer. Le Mystère? c'est tout ce qui surpasse le plus grand d'entre nous, presque tout ! Aussi la plupart des mots immenses s'achèvent dans l'infini : Religion ... Beauté ... Guerre ... Justice ... Bonheur ... autant de miracles ! Notre jugement quand il veut s'élever jusqu'au Sublime revient sur lui-même, ridicule, n'ayant étreint que le vide.

Combien parmi nous ont mission d'éclairer un destin défini de la Race, combien ? La masse des humains fait ce qu'elle peut en attendant. En attendant quoi ? En attendant rien. 

Attendre est la grande, l'unique aventure dans l'existence de la plupart des nôtres, la différence la plus profonde, la seule après tout (ce] qui existe entre la vie et la Mort, c'est qu'un mort n'attend plus rien, il sait. Nous ne savons pas encore, nous attendons. Heureusement pour nous distraire on a faim, et puis on [n'] a plus faim, ça change, on mange du pain, de l'amour, ou d'autres choses issues de cent besoins qui sont nés par l'ingéniosité des hommes, cet ennui de nos âmes. Pendant qu'on mange de ceci ou de cela, une étoile se détache du ciel et fond dans l'ombre mais une autre vient à naître par l'effet d'un rayon de lune et sa lumière tombe tout droit dans un trou du néant bientôt rempli, par un million d'années, mais pendant que je déjeune un colloïde (4) erratique se précipite dans une rage infinitésimale et brise dans la profondeur de mon rein gauche la membrane impondérable d'une cellule vers la base d'un (sic) tubuli contorti (5). C'est décidé l'urine dans mon sang va saturer ma vie et j'en mourrai dans deux ans et trois mois jour pour jour. Ma conscience n'en sait rien mais quelque chose en moi est averti, au cinéma demain je ne m'amuserai pas autant que d'habitude, et pourtant je suis moins doué que le chien d'en face qui voit l'âme de son maître s'évader par la fenêtre fermée et pleure de toutes les forces de son effrayante sincérité. Une puce sur son dos saute cent fois sa hauteur. Ainsi passe la vie, en nous, pour nous, pour d'autres qui me voient peut être sans que je les voie et qui demain seront plus existants ou plus morts que moi-même. Rien ne marche, tout boîte et tout continue cependant dans les chaos du monde ou le destin des hommes n'est pas encore fixé. Doivent-ils disparaître bientôt sous les coups d'une mort qu'ils prodiguent ou doivent-ils se guérir de leur cruauté sans issue, et s'ils s'en guérissent pourront-ils faire autrement que de supprimer la Mort à son tour ? Car après tout c'est peut-être à ce dilemme terminal qu'aboutissent toutes les passions, tous les progrès, toutes les absurdités apparentes de notre Histoire, plus haut que la rivalité du capital et du travail, plus loin que l'amour et l'argent, plus profondément que la guerre et la paix, c'est entre la vie et la mort de leur espèce que se joue le destin de la race humaine sur la terre.

Le grand, le véritable but de l'humanité maligne et attentive que nous sommes, pourquoi ne serait-il pas le triomphe absolu de la Vie ? Mourir est peut-être plus encore que l'instinct, le propre des bêtes. N'est-ce là qu'une audace dénuée de bons (sic) sens ? Peut-être mais enfin chaque jour n'est-il point riche d'une nouvelle puissance et d'un nouveau danger entre les mains des hommes ? Force de Vie ? Force de mort ? Chaque progrès inévitablement présente ces deux faces. Elles s'accumulent devant nous, autour de nous ces questions terribles que nous n'avons pas encore résolues. Nous n'avons pas encore choisi entre nos deux destins mais bientôt il faudra bien qu'on se décide, car le jour n'est pas loin où nous seront (sic) seuls avec la Mort sur les routes du Monde. Déjà quand à présent nous butons de fatigue avant qu'à genoux nous tombions pour la dernière fois la main qui nous attire et nous épouvante n'est pas celle d'un ange, nous le savons, c'est la sienne. Notre tristesse n'est pas neuve. Au gré des peuples et des temps n'a-t-on pas vu tous les aspects de la grande tragédie biologique, tantôt c'est l'acte coloré, la parade bruyante c'est la « conquête » et puis la chose hurleuse et carapaçonnée (sic), c'est « la Guerre» ou bien la pénétrante tristesse, la plaie honteuse, l'étreinte implacable et secrète ; l'Homme est malade. Homme de souffrance, Homme de joie, après la jeunesse et le jour vient toujours la nuit. Où vont nos âmes pendant la nuit ? Vont-elles vers l'avenir plus gracieux que le présent et paré de toutes les douceurs du rêve ou bien retournent-elles vers les actes éblouissants de l'humaine tragédie, vantelles former d'autres vagues furieuses, comparables à celles qui hier encore déferlaient sur le monde. Qui sortira demain de la masse anonyme et conquise ? Attila ? Napoléon ? Quelqu'un de plus grand encore, plus cruel ? qu'importe ! S'il est désigné, nous lui obéirons et nous irons lui offrir ce que nous avons réuni de plus précieux. On ne saura jamais ce qu'il faut réunir de sublimes abnégations, de vertus admirables, d'infinis sacrifices pour tourner avec une noble brusquerie, avec ce dédain qui nous séduit jusqu'au sang une page de conquête, un verset de l’Histoire ! Qui osera demain traiter notre destinée collective avec le mépris que tous les mâles désirent, d'un large coup de sabre imprudent ! Nous applaudirons celui-là, nous hurlerons de plaisir et de crime, nous serons heureux enfin, et si le sabre ensuite s'enfonce dans notre gorge, eh bien ! nous crierons encore plus fort que souffrir n'est rien ! Ainsi sommes-nous faits jusqu'à présent. Voilà pourquoi sans doute nos maîtres furent tous les grands acteurs, les grands pourvoyeurs enthousiastes de la souffrance et de la mort. On a les maîtres qu'on mérite.

Pourquoi ne choisissons nous jamais ceux qui mènent le combat pour la Vie ? Ce camp-là pourtant est aussi riche en génies que celui de nos tyrans.

Louis DESTOUCHES


Note sur le document

Il s’agit d’un tapuscrit sur papier carbone de 13 pages, titré en lettres capitales« La Vie, Pasteur, Semmelweis et la Mort»,format in-8°,interligne simple. Les pages 1 à 4, plus les 16 premières lignes de la page 5 sont inédites. Sous le titre « Les Derniers jours de Semmelweis », La Presse médicale reproduit, le 25 juin 1924, toute la suite de ce texte en commençant par la phrase: « Pourquoi, jusqu'ici, les grands bienfaiteurs de l'humanité n'ont-ils recueilli, sauf de rares exemples, qu'indifférence ou haine de leur génération, quelque notoriété tardive, beaucoup d'oubli ?». Ce texte figure notamment dans la réédition de Semmelweis (Gallimard, coll. « L'imaginaire» 1999) pp. 107-120. Autres différences : la partie résumant la vie de Semmelweis(de la page 108, 21e ligne à la p. 111, 17 premières lignes) ne figure pas dans le tapuscrit et a donc été ajoutée par la suite, sans doute à la demande de la revue. En revanche, on trouve dans le tapuscrit, après la première occurrence du mot « Pasteur» (1re ligne de la page 6 du tapuscrit), la phrases suivante qui, elle, ne se trouve pas dans le texte publié : « Et cela nous est une grande raison d’espérer ». Ajoutons que nous avons parfois rétabli ici et là la ponctuation défaillante.

1. La lettre à Rajchman se poursuit ainsi: « D'ailleurs, nos élections vont rendre à notre pays son véritable visage dans le monde et à la S.D.N. une place p prépondérante dans nos affaires qu'elle n 'avait pas encore».

La lettre est du 14 mai 1924. Le 11, les élections ont marqué le succès du "Cartel des gauches ». Édouard Herriot va forcer le président de la République qui s'était

engagé dans la campagne, le « social-traître » Millerand, à la démission. C’est la défaite de Poincarée et de sa politique, le retour de Briand et du briandisme, c’est-à-dire la recherche d’un accommodement en Europe a avec les anciens adversaires, dans l'esprit de la SDN (cf. Philippe Alméras, Célinee entre haines et passions, Pierre-Guillaume de Roux, 2011, ed. Révisée, p. 85).

2. Mot précédé de « sombre » biffé.

3. Mot précédé de « lutte », biffé.

4. Substance caractérisée par des sécrétions gélatineuses. « Cancer, tumeur colloïde ».

5. Les tubuli contorti (tubules contournés) sont situés dans la couche corticale du rein et jouent un rôle considérable dans le phénomène de la sécrétion urinaire.


Documents originaux

— La lettre de Louis Destouches à L. Rajchmane est reproduite en fac-similé in Théodore Deltchev Dimitrov, Louis-Ferdinand Céline (Docteur Destouches) à la Société des nations (1924-1927), Foyer Européen de la Culture, coll. Fonctionnaires internationaux – Écrivains», n' 1, 2001,p. 10.

La première page des « Derniers jours de Semmelweis » dans La Presse médicale est reproduite dans l’Album Céline, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade,1977, p.75.



Les Derniers jours de Semmelweis 

dans La Presse médicale du 25 juin 1924


Soutenue le 1er mai 1924, cette thèse* a connu deux prolongements : le premier le 25 juin, avec la publication d'une contraction sous le titre : “Les Derniers jours de Semmelweis.” Plus elliptique, forcément moins nuancée, cette nouvelle version souligne nettement les intentions de l'auteur, le recul de sa relecture. Le second qu’on trouvera à la suite, ce sont les rectifications d'un spécialiste autorisé, l'éditeur hongrois de Semmelweis, Tiberius de Györy. 


« Pourquoi, jusqu'ici, les grands bienfaiteurs de l'humanité n'ont-ils recueilli, sauf de rares exemples, qu'indifférence ou haine de leur génération, quelque notoriété tardive, beaucoup d'oubli ? Sans doute, parce que les forces du monde qui sont passées jusqu'ici entre les mains des hommes ont une origine trop brutale pour notre race. Il est, à cet égard, d'horribles aventures. Mais, jamais, certes, l'humanité ne s'est couverte d'une honte plus précise, plus effrayante, que dans la destinée de Philippe Ignace Semmelweis, accoucheur viennois2 dont nous avons raconté la vie et l'oeuvre dans notre thèse. À ce sujet, Romain Rolland nous écrit : « Je croyais connaître la stupidité humaine et sa malfaisance, mais, décidément, elle est sans bornes. » Oui, sans bornes. Nous ne pouvons songer à reprendre ici par le détail la narration du pillage atroce de cette vie lumineuse par la meute de toutes les haines scientifiques et sociales de son époque. « La nuit du monde est illuminée de lumières divines. » En vérité, divine, en effet, fut cette vie, divine avec les simples forces d'un homme.

Il nous a tout donné, il s'est dépensé cent fois pour que nous soyons moins malheureux, plus vivants, et cent fois, les savants, les pouvoirs publics de son temps ont refusé avec une cruauté, une sottise inexpiable les dons admirables et bienfaisants de son génie. Sans doute, les forces du monde n'allaient-elles pas encore de ce côté... Il fallut pour que la Terre s'éloignât un peu de sa voie maudite l'impulsion d'un génie plus maître de ses dons que ne le fut Semmelweis, une force intellectuelle plus harmonieuse, un homme enfin dont les actes soient à la hauteur d'une imagination lumineuse : Pasteur.



P. Semmelweis, né à Budapest en 1818, est mort dans cette même ville en 1865. Reçu docteur en médecine en 1844, maître en chirurgie en 1846, il fut l'élève de Skoda, puis de Rokitansky. Il se tourna ensuite vers l'obstétrique. Reçu docteur en obstétrique, le 10 janvier 1846, il est nommé professeur assistant de Klin le 27 février de la même année. Désormais, il va faire partie des cadres de l'Hospice général de Vienne dont le professeur Klin** dirigeait une des maternités ; l'autre maternité se trouvait placée sous la direction du professeur Bartch. Aussitôt, Semmelweis fut pris, entraîné, meurtri, dans la danse macabre qui ne s'interrompait jamais autour des deux terribles pavillons. En cette année 1846, les statistiques accusaient des séries mortuaires de 96%** chez les accouchées de Klin ; les statistiques étaient moins affreuses chez Bartch. Autour de ces drames épouvantables, tout est contradictoire, incohérent dans les théories médicales et dans les rapports des Commissions.

Un fait frappe Semmelweis, c'est que chez Bartch, les femmes sont touchées exclusivement par les élèves sages-femmes alors que chez Klin elles sont touchées par les étudiants. Saisissant une occasion, Semmelweis obtient que les sages-femmes dont le stage s'accomplissait chez Bartch soient échangées avec les étudiants de Klin. La mort suit les étudiants, les statistiques de Bartch deviennent angoissantes et Bartch, affolé, renvoie les étudiants d'où ils venaient. Klin tente alors d'expliquer que ce sont les étudiants étrangers qui propagent la fièvre puerpérale ; des expulsions sont ordonnées, le nombre des étudiants passe de 42 à 20 par le départ des étrangers. À la suite de cette mesure, le taux de la mortalité s'abaisse pendant quelques semaines. D'autre part, Semmelweis observe que les femmes qui, par surprise, accouchaient dans la rue et ne venaient qu'ensuite chez Klin étaient presque toujours épargnées. Ces faits apportent dans l'esprit de Semmelweis une lueur brève mais certaine au milieu de l'obscurité où se débattent les accoucheurs. Ses travaux, ses réflexions l'amènent à  proposer une mesure inouïe jusqu'à ce jour : tous les étudiants devront se laver les mains avant d'aborder une femme enceinte. Klin, déjà aigri par les remarques de Semmelweis sur la mortalité de sa clinique, refuse net ; l'assistant s'emporte et le lendemain, 20 octobre 1846, Semmelweis est brutalement révoqué. Semmelweis, chancelant sous ce coup si rude que son maître Skoda fut impuissant à parer, partit avec son ami et collègue Markusovsky pour Venise et l'Italie. C'est là qu'il apprend la mort de son grand ami, le professeur d'anatomie Kolletchka, qui venait de succomber aux suites d'une piqûre qu'il s'était faite pendant une dissection. Semmelweis fut profondément touché par cette perte et, en lisant les détails de la maladie qui avait enlevé le malheureux professeur : phlébite, lymphangite, péritonite, pleurésie, péricardite, méningite..., une clarté éblouissante s'imposa à son esprit : la notion d'identité de cette maladie avec l'infection puerpérale dont mouraient les accouchées. La conclusion s'affirma de suite : ce sont les doigts des étudiants, souillés au cours de récentes dissections, qui vont porter les fatales particules cadavériques dans tous les organes génitaux des femmes enceintes. Semmelweis a, de suite, idée de la prophylaxie : « désodoriser les mains » en les lavant dans une solution de chlorure de chaux. Le résultat ne se fait pas attendre, il est magnifique. Dans le mois suivant, à la maternité de Bartch qui a recueilli Semmelweis sur l'insistance de Skoda, la mortalité par fièvre puerpérale devient presque nulle ; elle s'abaisse pour la première fois au taux actuel des meilleures maternités du monde, 0,23 %. Il semblait qu'obstétrique et chirurgie eussent dû accueillir avec enthousiasme l'immense progrès qui leur était offert. Il n'en fut rien. À l'Hôpital général de Vienne, à peine Klin a-t-il entrevu la vérité sur la fièvre puerpérale qu'il s'acharne à étouffer cette vérité par tous les moyens, par toutes les influences dont il dispose ; il groupe contre Semmelweis toutes les jalousies, toutes les sottises, toutes les vanités.  Le personnel de l'hôpital, puis les étudiants déclarent qu'ils sont las de « ces lavages malsains », au chlorure de chaux. Semmelweis ne peut plus se montrer à l'hôpital sans être couvert d'injures « aussi bien de la part des malades que des étudiants et des infirmiers ». Le scandale atteint une telle ampleur que le ministre se trouve contraint de révoquer pour la seconde fois Semmelweis, le 20 mars 1849. Hebra, à la Société médicale de Vienne, ayant essayé de défendre la découverte de Semmelweis, on le conspue, on va même jusqu'à se battre dans l'enceinte de la Société et le ministre ordonne à Semmelweis de quitter Vienne au plus vite. Celui-ci se réfugie à Budapest où il finit par trouver asile auprès de Birley. À l'étranger, l'oeuvre du génial obstétricien n'obtint pas plus de succès. Simpson, d'Édimbourg, ne comprend rien à la révolution obstétricale qui lui est annoncée par Hebra, il se dérobe ; Tilanus, d'Amsterdam, Schmitt, de Berlin, le grand Virchow ne prennent pas la peine de répondre aux lettres de Semmelweis. Scanzoni, Seyfert, de Prague, déclarent publiquement que les résultats rapportés par Semmelweis ne sont nullement conformes à ce qu'ils ont observé. Kivich, de Rottenau, vient voir par lui-même, il ne voit rien. En France, le plus célèbre accoucheur de son temps, Dubois, n'a que dédain pour les théories de Semmelweis et fait accueil glacial au jeune docteur Arneth qui vient à Paris défendre la cause de son maître Semmelweis, pauvre, malade, et dont déjà la raison vacille. Autour de la tragédie de Semmelweis, ce ne sont pas des hommes qui s'affrontent, ce sont des puissances biologiques énormes qui se combattent. Cette méchanceté infernale dont il fut la victime a la grandeur et la fatalité d'une guerre. Se peut-il que des êtres comme vous ou moi aient eu le courage d'exiler Semmelweis de la maternité de Vienne, au moment précis où il faisait la preuve de sa découverte magnifique ? Car, enfin, le professeur Widal l'a écrit : « Il a indiqué du premier coup les moyens prophylactiques que l'on doit prendre contre l'infection puerpérale avec une telle précision que l'antisepsie moderne n'a rien eu à ajouter aux règles qu'il avait prescrites. » Est-il possible que cette révélation ait été systématiquement ignorée par tous les médecins compétents de 1846 à 1876 environ ! Cela ne peut s'expliquer que par des raisons qui dépassent beaucoup la mesure humaine. Les puissances de haine se sont à ce point multipliées, farouches, monumentales, devant cette vérité bienfaisante qu'il faut songer que la volonté des hommes les mieux doués de jalousie, les plus farouchement orgueilleux ne sont, à côté d'elles, que des enfants timides ! L'enfer n'est pas qu'un mot ! le diable existe quelque part ! Ne vit-on pas en cette année 1856 ses compatriotes qui l'aimaient auparavant se tourner contre lui**, s'unir à leurs ennemis naturels, les Autrichiens, pour faire chorus contre lui et le maltraiter si complètement qu'ils achevèrent d'éteindre son génie dans un délire d'une forme épouvantable ! Et ce ne fut pas tout, voici la fin, le dernier acte où rien ne manque d'odieux et d'implacable, où tout ce qui traîne entre nous de lâche et de douloureux depuis le commencement du monde se trouve réuni pour l'écrasement d'un grand progrès. On dirait une imprudence du diable à se montrer aussi formellement.

Arneth revient de Paris où il vient d'essayer une suprême intervention auprès des grands accoucheurs de l'époque.

Échec complet. En rentrant à Budapest, Arneth, découragé, ne sut convaincre Semmelweis de ce qu'il avait vu, entendu, et surtout de l'inanité de tout effort prochain. Arneth était raisonnable, Semmelweis ne l'était plus. Estimer, prévoir, attendre surtout semblaient d'impossibles tyrannies à son esprit en déroute. Sans doute avait-il franchi déjà les sages limites de notre sens commun, cette grande tradition de nos esprits dont nous sommes tous les petits-enfants attentifs, gentiment soudés par la coutume à la chaîne de la raison qui relie, qu'on le veuille ou non, le plus génial au plus ignare d'entre nous, du premier au dernier jour de notre vie commune. D'un maillon rompu de cette lourde chaîne, Semmelweis s'était détaché... lancé dans l'incohérence. Il avait perdu sa lucidité, cette puissance des puissances, cette concentration de tout notre avenir sur un point précis de l'Univers. Hors d'elle, comment choisir dans la vie qui passe la forme du monde qui nous convient ? Comment ne pas se perdre ? Si l'homme s'est anobli parmi les animaux, n'est-ce pas parce qu'il a su découvrir à l'Univers un plus grand nombre d'aspects ? De la nature, c'est le courtisan le plus ingénieux et son bonheur instable, fluide, penché de la vie vers la mort, et son insatiable récompense. Que cette sensibilité est périlleuse ! À quel labeur de tous les instants n'est-il point condamné pour l'équilibre de cette fragile merveille !

À peine si dans le sommeil le plus profond son esprit connaît le repos. La paresse absolue est animale, notre structure humaine nous l'interdit. Forçats de la Pensée, voilà, tous, ce que nous sommes. Simplement ouvrir les yeux n'est-ce pas porter aussitôt le monde en équilibre sur sa tête ? Boire, parler, se divertir, rêver peut-être, n'est ce pas choisir sans trêve, entre tous les aspects du monde, ceux qui sont humains, traditionnels et puis éloigner les autres inlassablement jusqu'à la fatigue qui ne manque pas de nous surprendre à la fin de chaque journée ? Honte à celui qui ne sait pas choisir l'aspect convenable aux destinées de notre espèce ! Il est bête, il est fou. Quant à la fantaisie, à l'originalité dont notre orgueil se flatte, leurs limites, hélas ! aussi sont précises, alourdies de discipline ! Il n'y a de fantaisie permise que celle qui prend encore appui sur l'imaginaire granit du bon sens. Trop loin de cette convention, plus de raison et plus d'esprits pour vous comprendre. Semmelweis dépensait une force inutile quand il transformait tous ses cours en longs développements injurieux à l'égard de tous les professeurs d'obstétrique. Il acheva de se rendre intolérable et inefficace en allant lui-même afficher sur les murs de la ville des manifestes** dont nous citons un passage : « Père de famille, sais-tu ce que cela veut dire d'appeler au chevet de ta femme en couches un médecin ou une sage-femme ? cela signifie que tu lui fais volontairement courir des risques mortels, si facilement évitables par les méthodes, etc. » 

Sans doute l'eût-on, dès ce moment, relevé de ses fonctions si son épuisement progressif n'avait devancé cette rigueur inutile. Bientôt, en effet, les mots qu'il prononçait n'atteignirent plus leur objet et furent le plus souvent sans portée. Son corps s'inclina dans une démarche nouvelle, saccadée ; il parut aux yeux de tous s'avancer en hésitant sur une terre inconnue... On le surprit en train de creuser dans les murs de sa chambre, à la recherche, prétendait-il, de grands secrets enfouis là par un prêtre de sa connaissance. En l'espace de quelques mois, ses traits s'incrustèrent profondément de mélancolie et son regard perdant l'appui des choses parut se perdre derrière nous. Rapidement, il devint le pantin de toutes ses facultés, autrefois si puissantes, à présent déchaînées dans l'absurde. Par le rire, par la vindicte, par la bonté, il fut possédé tour à tour, entièrement, sans ordre logique, chacun de ses sentiments agissant pour son compte, paraissant uniquement jaloux d'épuiser les forces du pauvre homme plus complètement que la frénésie précédente. Une personnalité s'écartèle aussi cruellement qu'un corps quand la folie tourne la roue de son supplice.

Ne croyez pas ces poètes qui vont se lamentant contre les rigueurs et les sujétions de la pensée ou qui maudissent tes chaînes matérielles dont s'entrave, prétendent-ils, leur essor admirable vers le ciel des purs esprits ! Bienheureux inconscients ! Prétentieux ingrats en vérité, qui ne conçoivent qu'un petit coin joli de cette absolue liberté dont ils prétendent avoir le désir ! S'ils se doutaient, les téméraires, que l'enfer commence aux portes de notre raison massive qu'ils déplorent, et contre lesquelles ils vont parfois, en révolte insensée, jusqu'à rompre leurs lyres ! S'ils savaient ! De quelle gratitude éperdue ne chanteraient-ils point la douce impuissance de nos esprits, cette heureuse prison des sens qui nous protège d'une intelligence infinie et dont notre lucidité la plus subtile n'est qu'un tout petit aperçu.

Semmelweis s'était évadé du chaud refuge de la raison, où se retranche depuis toujours la puissance énorme et fragile de notre espèce dans l'univers hostile. Il errait avec les fous, dans l'absolu, dans ces solitudes glaciales où nos passions n'éveillent plus d'échos, où notre coeur humain terrorisé, palpitant à se rompre sur la route du néant, n'est plus qu'un petit animal stupide et désorienté. En s'avançant dans ce dédale mouvant, impitoyable, de la démence, Michaelis lui apparut, sanglant, lourd de reproches ; Skoda, énorme, grossier ; Klin, furieux, accusant, blêmi par toutes les haines d'un monde infernal ; Seyfert, et puis Scanzoni... Des choses, des gens, des choses encore, des courants lourds de terreurs innommables, des formes imprécises l'entraînaient mêlé à des circonstances de son passé, parallèles, croisées, menaçantes, fondues...

Autour de lui, le réel, le banal s'ajoutaient encore à l'absurde par un maléfice de son esprit sans limites. Les tables, la lampe, ses trois chaises, la fenêtre, tous ces objets les plus neutres, les plus usuels de sa vie courante, s'entouraient d'un halo mystérieux, d'une lumière hostile. Aucune sécurité désormais dans cette fluidité grotesque où se liquéfiaient les contours, les effets et les causes. Dans cette chambre déplacée par le fou hors de l'espace et du temps, revinrent encore les visiteurs fantastiques. Après chacun d'eux, il reprenait la controverse d'autrefois ; il argumentait, longuement, logiquement parfois et souvent bien après leur départ. Mais, presque toujours, ces hallucinations se terminaient dans la violence. Il y en avait trop de ces ombres ricaneuses et

menteuses autour de son lit, trop pour qu'il les vît toutes, bien en face. Ne les entendait-il pas comploter derrière son dos, ennemies fourbes ? Et sa frénésie s'étranglait quand elles s'enfuyaient devant lui, bien souvent il s'échappait à leur suite dans l'escalier en les poursuivant et jusque dans la rue. Cette phase de sa détresse mentale dura jusqu'en avril 1856. À ce moment, les hallucinations dont il était terrorisé cessèrent tout d'un coup. Ce ne fut qu'une amélioration trompeuse de son état, à peine un répit, pendant lequel, cependant, la surveillance dont il était l'objet se relâcha. On lui laissa même faire quelques promenades dans la ville. Il s'en allait par des rues chaudes et presque toujours sans chapeau. Tout le monde savait son malheur et chacun s'effaçait pour lui donner libre passage... C'est pendant cette accalmie que la Faculté décida de lui donner un remplaçant. Ses collègues, en délégation, et, d'ailleurs, avec beaucoup de ménagements, lui firent agréer cette mesure universitaire. Il fut entendu, au surplus, qu'il garderait le titre de professeur « en disponibilité ». Sans peine, il parut adopter cette conclusion, mais, dans le même après-midi, il fut possédé par une crise démentielle d'une intensité sans précédent. Vers deux heures, on le vit dévaler à travers les rues, poursuivi par la meute de ses ennemis fictifs. C'est en hurlant, débraillé, qu'il parvint de la sorte jusqu'aux amphithéâtres d'anatomie de la Faculté.

Un cadavre était là, sur le marbre, au milieu du cours, pour une démonstration. Semmelweis s'emparant d'un scalpel franchit le cercle des élèves, bousculant plusieurs chaises, s'approche du marbre, incise la peau du cadavre et taille dans les tissus putrides avant qu'on ait pu l'empêcher, au hasard de ses impulsions, détachant les muscles par lambeaux qu'il projette au loin. Il accompagne ses manoeuvres d'exclamations et de phrases sans suite... Les étudiants l'ont reconnu, mais son attitude est si menaçante que personne n'ose l'interrompre... Il ne sait plus. Il reprend son scalpel et fouille avec ses doigts en même temps qu'avec la lame une cavité cadavérique suintante d'humeurs. Par un geste plus saccadé que les autres, il se coupe profondément. Sa blessure saigne. Il crie. Il menace. On le désarme. On l'entoure. Mais il est trop tard...

Comme Kolletchka naguère, il vient de s'infecter mortellement**. Skoda**, prévenu de ce suprême malheur, prit aussitôt le chemin de Budapest. Mais à peine était-il arrivé qu'il s'en retournait déjà, emmenant Semmelweis avec lui. Que de souffrances au cours de ce long voyage en diligence ! Quelle épreuve pour ce vieillard et le pauvre Semmelweis, blessé, délirant, dangereux peut-être ! À quelles espérances s'attachaient-ils encore pour courir le risque d'une aventure aussi désespérée ? Peut-être Skoda forma-t-il un instant le projet d'une intervention chirurgicale ?... Mais il ne s'y arrêta point, car en arrivant à Vienne, dans la matinée du 22 juin** 1865, Semmelweis fut conduit directement à l'asile d'aliénés. Sa chambre, qu'on peut encore visiter, aujourd'hui, est située à l'extrémité d'un long couloir, dans l'asile gauche des bâtiments. Il mourut là, le 16** août 1865, dans la quarante-septième année de son âge, à l'issue d'une agonie de trois semaines. Son vieux maître gravit avec lui ces dernières marches, les plus saccagées de la vie. À Skoda, cette triste maison était familière. Naguère, il en avait été l'un des médecins, lorsque éloigné de l'Hôpital général par mesure disciplinaire. Ceci s'était passé tout au début de sa carrière, en 1826, à l'époque où Klin (le même, hélas !), dont lui aussi avait été l'assistant, le fit reléguer dans cet asile d'aliénés, sous le prétexte qu'il « fatiguait les malades par des percussions trop fréquentes ». Au cours de ces trois semaines, il évoqua sans doute l'harmonie étrange des troubles coïncidences. Peut-être aussi sa mémoire en garda-t-elle le secret trop douloureux pour son coeur ? Ainsi que le bonheur, la vengeance n'est jamais complète et cependant toujours si lourde qu'on est surpris. Vingt fois, le soir descendit dans cette chambre avant que la mort n'emportât celui dont elle avait reçu l'affront précis, inoubliable. C'était à peine un homme qu'elle allait reprendre, une forme délirante, corrompue, dont les contours allaient s'effaçant sous une purulence progressive. D'ailleurs, quelle victoire peut-elle attendre, la mort, dans ce lieu le plus déchu du monde ? Quelqu'un lui dispute-t-il ces larves humaines, ces étrangers sournois, ces torves sourires qui rôdent tout le long du néant, sur les chemins de l'asile ?

Prison pour instincts, asile des fous, prenne qui veut ces détraqués hurlants, geignards, hâtifs ! L'homme finit où le fou commence, l'animal est plus haut et le dernier des serpents frétille au moins comme son père. Semmelweis était encore plus bas que tout cela, impuissant parmi les fous, et plus pourri qu'un mort. Les progrès de l'infection furent assez lents, assez minutieux pour qu'aucune bataille ne lui fût épargnée sur la route du repos. Lymphangite... péritonite... pleurésie... Quand ce fut le tour de la méningite, il entra dans une sorte de verbiage incessant, dans une réminiscence interminable, au cours de laquelle sa tête brisée parut se vider en longues phrases mortes. Ce n'était plus cette infernale reconstitution de sa vie sur un plan de délire dont il avait été, à Budapest, l'acteur tyrannisé aux premiers temps de sa folie. Dans la fièvre étaient consumées toutes ses énergies tragiques. Il ne tenait plus aux vivants que par l'élan formidable de son passé. Le 16 août, au matin, la mort le saisit à la gorge. Il étouffa. Des senteurs putrides envahirent la chambre. Vraiment, il était temps qu'il s'en allât. Mais, il s'acharna dans notre monde aussi longtemps qu'on le peut avec un cerveau impossible sur un corps en lambeaux. Il paraissait évanoui, perdu dans l'ombre quand une dernière révolte, tout près de la fin, lui rendit la lumière et la douleur. Soudain, il se dressa sur son lit. On dut le recoucher « Non, non... », hurla-t-il plusieurs fois. Il semble qu'il n'y eût au fond de cet être aucune indulgence pour le sort commun, pour la mort, et rien de possible en lui qu'une foi immense dans la vie. On l'entendit appeler encore « Skoda !..., Skoda ! » qu'il n'avait pas reconnu. Il entra dans la paix vers 7 heures du soir.



Dans l'effroyable dénouement de ce martyre, dans la perfection même de cette coalition douloureuse, il ne peut pas y avoir que l'effet de nos petites volontés. Nous n'avons pas ce génie dans le mal, on doit l'espérer. Les âges de l'humanité s'accomplissent sans doute avec une majesté cruelle et redoutable, mais ils s'en vont vers la lumière. L'âge de la vie doit venir après les siècles de la mort. Ce que Semmelweis n'a pu réussir parce qu'il n'était pas assez concis et plus passionné que puissant, Pasteur, reprenant le même flambeau, a vaincu les ténèbres et rempli la tâche écrasante pour un autre. Il y a donc toutes les raisons d'espérer que les temps plus heureux sont proches de notre horizon. La brutalité, par ses excès, à mille signes, semblant toucher à la fin de son règne. Avec elle finira sans doute la suprématie dans les affaires du monde dont ils ont perdu la maîtrise. Temps farouches du passé, temps guerriers, temps fragiles au fond comme tout ce qui est masculin. Aussi longtemps que la force physique permit tous les exploits, tant que le muscle fut l'instrument même de la puissance, la virilité resta la base de nos sociétés mais, aujourd'hui, la force physique, c'est peu de chose. Demain ce ne sera plus rien, demain l'audace bruyante, vite épuisée, ne sera plus d'aucun prix, il faudra pour être vraiment fort respecter la vie, et c'est, en réalité, le propre des médecins et surtout la qualité majeure des femmes qui anticipent dans le monde actuel les destinées de l'avenir. Le génie mâle, en vérité, a réalisé d'admirables constructions logiques et mécaniques, mais n'a-t-il pas détruit bien plus encore dans le domaine de l'idéal et ne menace-t-il pas de détruire aussi son propre royaume de la matière ? C'est une triste infirmité de sa verve féroce, de son génie impur qui ne peut se passer de conquêtes bruyantes, de panache et de feu. Regardez autour de nous, aujourd'hui, sur tous les points du globe, l'idole mâle est au dessous de sa tâche. Il s'implore lui-même et ne peut plus... Il a trop détruit. On commence à ne plus croire à son ingéniosité, il se prend à douter de lui-même. À force de secouer ses plumes, de les trouver admirables, il s'était cru tout permis ; demain il sera ridicule. Alors les femmes, patientes, plus subtiles, moins logiques, plus mystiques, en somme plus vivantes, sortiront du silence et nous conduiront à leur tour avec plus de bonheur, peut-être, sur un autre chemin. Nous les suivrons, rétifs seulement pour la forme, dociles, au fond, car nous savons bien que nous n'avons plus rien à dire et que notre système d'hostilité est sans issue. M. le professeur Chauffard en nous faisant l'honneur d'argumenter notre thèse remarquait avec beaucoup de justesse qu'à l'origine de chaque découverte, il y avait toujours deux ou trois martyrs. Ne se peut-il pas que tous les crimes, toutes les hideurs, les inqualifiables cruautés des mondes actuels et passés soient aussi des martyrs qui se trouvent au seuil de la plus grande découverte que feront jamais les hommes : la vie.

Louis DESTOUCHES


Remarques sur Les derniers jours de Semmelweis  

par Tiberius de Gyory


Les médecins hongrois ont lu avec grand intérêt et beaucoup de plaisir l'article de Monsieur Destouches intitulé « Les Derniers jours de Semmelweis », dans le no 51 de La Presse Médicale. Cet article reflète une profonde sympathie et une haute estime envers notre grand martyr médical hongrois. Il contient néanmoins quelques petites erreurs de dates et de faits que je demande la permission de rectifier, au double titre de biographe et d'éditeur des œuvres complètes de Semmelweis. Je le ferai d'autant plus facilement que je puis renvoyer les lecteurs de La Presse Médicale au no 92 de l'année 1906 de La Presse Médicale contenant des lignes éloquentes tracées par l'illustre professeur Pinard.

D'abord : Semmelweis n'était pas « accoucheur viennois ». Ce grand médecin n'était ni Autrichien, ni Allemand, il était Hongrois , car, d'après des preuves authentiques – dit justement M. Pinard – « ses ancêtres étaient déjà citoyens hongrois au XVIIe siècle ». 

Son séjour à Vienne était d'une durée relativement brève.

« Les séries mortuaires de 96 % chez Klin » (rectification : Klein), c'est une énorme exagération. La vérité – comme l'a dit, du reste, M. Pinard – est que « la mortalité atteignit le chiffre de 16 et de 31 pour 100 ». Il faut se contenter de ces horribles chiffres. 

On doit corriger aussi la grande erreur « que les compatriotes de Semmelweis aimaient auparavant se tourner contre lui ». C'est le contraire ! Semmelweis dit lui-même dans sa lettre, ajoutée à un

exemplaire d'hommage de son grand ouvrage, à l'Académie hongroise, qu'il était forcé de l'écrire « non en langue hongroise, car personne dans ma patrie ne repoussait jamais mes enseignements, mais en allemand, la langue des pays où je voulais me faire écouter ».

M. Destouches écrit ensuite que Semmelweis « acheva de se rendre intolérable en allant lui-même afficher sur les murs de la ville des manifestes » dont il cite un passage. C'est une double erreur.

Semmelweis n'affichait jamais rien et le passage, mot à mot, se trouve simplement à la fin de sa lettre publique à tous les professeurs d'obstétricie de l'année 1862.

Il faut aussi modifier tout ce qui a trait aux derniers jours de Semmelweis. 

Toute la scène autour du cadavre est de pure imagination. La vérité est que Semmelweis apporta avec lui dans la maison des aliénés une petite blessure presque indécouverte provenant de la table d'opération et dont la conséquence fut la fièvre de résorption, la pyoémie, le même mal contre lequel il avait combattu toute sa vie.

Il faudrait rectifier aussi les dates des jours et des événements. Ce n'est pas dans les derniers jours de juillet 1865 que sa détresse mentale se manifesta ; elle apparut subitement, à la façon d'une

surprise, au courant d'une séance de la Faculté médicale de l'Université de Budapest. Semmelweis se leva et commença à lire le formulaire du serment des sages-femmes. Jusqu'à ce moment-là on ne remarquait chez Semmelweis autre chose qu'une irritation de son système nerveux, mais qui n'exigeait pas de le rendre « l'objet d'une surveillance ». Ce furent ses confrères hongrois qui l'ont conduit le 31 juillet (et non : « 22 juin ») à la maison des aliénés à Vienne.

Skoda n'a pas « pris le chemin de Budapest » et en conséquence il ne conduisait pas Semmelweis par le triste voyage pour Vienne, où il mourut le 13 (pas : « le 16 ») août.

Voilà mes rectifications. 

Tout de même, malgré ces quelques erreurs qui se font facilement effacer, l'article de M. Destouches est écrit d'une façon si noble et si chaude que nous, Hongrois, somme pleins de reconnaissance pour son beau travail, avec lequel il a rafraîchi la mémoire de notre grand compatriote Semmelweis.

Tiberius DE GYORY,

Professeur à l'Université de Budapest.


Rappelons qu'au moment du Congrès international de Médecine qui se tint à Budapest, l'éminent doyen de la Faculté de Médecine de Paris, M. Landouzy, vint déposer, au nom de la Médecine française, une couronne de fleurs aux pieds de la statue de Semmelweis à Budapest. Le professeur Pinard, dans une chaude improvisation, proclama les services rendus par l'illustre Hongrois à la Science et à l'Humanité.


* Dont le choix avait été inspiré, au témoignage de sa fille Édith, par le professeur Athanase Follet. Selon elle, l'époque comme le milieu familial des Follet-Morvan offrait de nombreux exemples de décès en suite de couches.

** Par cet astérisque nous désignons les principaux points discutés ou réfutés par de Györy (voir p. 120-122).