mardi 8 janvier 2019

Deux lettres ouvertes à Louis-Ferdinand Céline par Léon Paquot-Pierret Léon (1939-1941

Lettres à l’antisémite impénitent

Ces deux lettres ouvertes — intitulées à Louis-Ferdinand Céline antisémite impénitent (sur L'École des cadavres) datée de 1939 et à Louis-Ferdinand Céline sur Les Beaux draps datée de juin 1941 —, ont été publiée par La Lanterne (Liège) en 1946 dans le recueil La Verge et la palme Critique épistolaire (2e série) écrite par Léon Paquot-Pierret. *

* Écrivain belge (Flèches au coeur en 1934, L'Athlète désespéré en 1935, Le Bonheur des Autres en 1938) et critique spécialiste de Corneille et La Bruyère.


Ce sont deux textes un peu lourdingues dont le seul but est de condamner l'antisémitisme de Céline, non pas sur le fond — Certains passages, à l'aune de la bien-pensance dominante feraient classer l'auteur dans le camp des ignominieux—, mais sur son caractère excessif !
Par ses remarques "anecdotiques", ce Léon semble n’avoir absolument rien compris à Céline… tout est dans cette phrase, chipée à la lettre sur L’École des cadavres : «Il faudra bien convenir désormais que vous avez la mémoire diablement obsédé par l' "… exécrable Juif, l'opprobre des humains," proféré par Aman, dans sa douleur délirante, à l'acte III de l’Esther de Racine.»


Quant à la critique littéraire dont on aurait pu attendre plus de la part de ce grand spécialiste des "classiques", elle se résume à des remarques sur la grossièreté dans le texte célinien… Et il doit s’en référer aux aveux même du Maître pour gagner un peu en consistance : «Je pourrais, confessez-vous, devenir aussi, moi, un styliste véritable, un académique pertinent. C'est une affaire de travail, une application de mois… peut-être d'années… On arrive à tout… Mais je suis quand même trop vieux, trop avancé, trop salope sur la route maudite du raffinement spontané… après une dure carrière de "dur dans les durs", pour rebrousser maintenant chemin et puis venir me présenter à l'agrégation des dentelles!… Impossible!…»

à Louis-Ferdinand Céline antisémite impénitent 
(sur L'École des cadavres) lettre ouverte datée de 1939 





à Louis-Ferdinand Céline sur Les Beaux draps 
lettre ouverte datée de juin 1941





dimanche 6 janvier 2019

Critique littéraire du Voyage par Marie-Louise Caussat, mère de Charles Trenet (31 décembre 1932)

« La vie, les idées, les opinions politiques, les sentiments de L.-F. Céline sont âpres, durs, faits de sa souffrance, de son expérience des êtres qui trop souvent le maltraitèrent, lui qui sous sa rudesse porte une âme sensible et un cœur pitoyable.» 
par Marie-Louise Caussat, mère de Charles Trenet dans Le Coq Catalan du 31 décembre 1932 




Premier roman de Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit est publié en 1932 par Denoël et Steele. Dans le milieu littéraire, les réactions violentes fusent. Des critiques prestigieux s'offusquent de son vocabulaire mais reconnaissent à ce roman un caractère exceptionnel. 


Le 7 décembre, l'Académie Goncourt, divisée, attribue le prix à Guy Mazeline pour son roman Les Loups ; Voyage au bout de la nuit décroche finalement le Renaudot. C'est dans ce contexte que Marie-Louise Caussat, mère de Charles Trenet, publie sa critique de ce livre, dans Le Coq Catalan du 31 décembre 1932.
Vincent Lisita

Voyage au bout de la nuit 
Évidemment... l'on peut dire tout le mal ou tout le bien possibles du livre
de L.-F. Céline, si l'on ne s'occupe que de l'écorce du roman : sa forme. 

Le fond reste inattaquable, car le fond c'est une vie et la vie de chacun est à soi, hors de toute critique.
La vie, les idées, les opinions politiques, les sentiments de L.-F. Céline sont âpres, durs, faits de sa souffrance, de son expérience des êtres qui trop souvent le maltraitèrent, lui qui sous sa rudesse porte une âme sensible et un cœur pitoyable. 


Bardamu, en dépit de ses gros mots, n'a pas l'âme grossière. Son cœur, sa sensibilité émergent souvent au cours des pages truculentes : Nous sommes en Afrique équatoriale ; Bardamu délivré de la guerre s'est embarqué, un peu au hasard, pour "essayer de se refaire aux colonies".
Toute la description du milieu, là-bas, est admirable. Directeurs d'administration, fonctionnaires, employés, disséqués décortiqués, forment un tableau pittoresque de notre action civilisatrice. Mais à côté du directeur cynique, il y a aussi Alcide. Acide c'est l'émotion. 
Pour Bardamu, alors, rien ne subsiste de la vieille baderne ridicule, maniaque ; il ne voit plus que le sacrifice de ce pauvre bougre qui conserve timidement, au fond d'une boîte, le portrait de la petite nièce qu'il fait élever à ses frais à Bordeaux. Sa vie, confinée entre la forêt moite et la berge enflammée, il l'offre quotidiennement à cet idéal lointain, si pur, si touchant que Bardamu sent son âme s'emplir de regrets, mépris pour soi-même. 
Lisez : 
«Pudique Alcide... Comme il avait dû en faire des économies sur ses primes faméliques, sur son minuscule commerce clandestin... pendant des mois, des années dans cet infernal Topo. Je ne savais pas quoi répondre, moi je n'étais pas très compétent, mais il me dépassait tellement par le cœur que j'en devins tout rouge. À côté d'Alcide, rien qu'un mufle impuissant moi, épais et vain j'étais. Évidemment, Alcide évoluait dans le sublime à son aise et pour ainsi dire familièrement, il tutoyait les anges ce garçon et il n'avait l'air de rien. Il avait offert sans presque s'en douter à une petite fille vaguement parente des années de torture, l'annihilation de sa pauvre vie dans cette monotonie torride, sans conditions, sans marchandage, sans intérêt que celui de son bon cœur. Il offrait à cette petite fille lointaine assez de tendresse pour refaire un monde entier et cela ne se voyait pas. Il s'endormit d'un coup à la lueur de la bougie. Je finis par me relever pour bien regarder ses traits à la lumière. Il dormait comme tout le monde. Il avait l'air bien ordinaire. Ce serait pourtant pas si bête s'il y avait quelque chose pour distinguer les bons des méchants.»

New York, c'est l'amitié de Molly. Bardamu n'ose lui dire qu'il s'en va. La tendresse prévoyante de cette fille il ne l'oubliera jamais. Revenu en France, il se demandera souvent quelle force mauvaise l'a poussé à la quitter. 
Et puis, voici les entrailles du livre : Bardamu docteur. Il est pauvre, il ne recourt point à des combinaisons louches, il lui répugne de donner ces "soins spéciaux" qui rapportent tant d'argent à ceux qui ont le cran ou l'inconscience de les accorder. Bardamu soigne les pauvres, ses frères, simplement, sans discours, et trop souvent pour son budget, gratis. Devant leur immense misère physique et morale, il n'ose réclamer des honoraires, attend qu'on les lui offre ce qui arrive rarement. Il voit ses patients tels qu'ils sont : bourrés de mauvaise nourriture, d'alcool, de vices. Il habite avec eux dans une de leurs maisons lépreuses, voit, entend, sait. Son observation aiguë dénude leurs âmes comme ses mains de docteur leurs corps. Il les soigne sans trop les juger : il les plaint. Il se penche sur tous, Bébert, le gosse typhique, la fille qui avorte, le père Henrouille qui étouffe et que sa femme a bien un peu empoisonné, l'ami Robinson amoral et dévoyé qui le charge toujours de confidences répugnantes. 
Enfin, Bardamu entre comme docteur assistant dans un asile d'aliénés, et c'est là le seul moment de sa vie médicale où il se libère un peu du souci matériel. Court répit, car Baryton lui laisse bientôt le poids et l'administration de l'établissement. 
Du cœur ? certes oui, il y en a à revendre parmi les expressions grossières, les mots scatologiques. 
Les dernières pages du livre surtout sont navrantes de sentiment. Robinson réapparaît chargé d'un crime nouveau. Il a peur. Et pendant des mois et des mois, Bardamu le garde chez Baryton. Mais Robinson est marqué : il reçoit trois balles dans le ventre. Témoin de son agonie, Bardamu souffre de tout le vide de son âme à lui, de son âme bousculée, cahotée que la dure existence a rendu calleuse comme des mains qui ont trop peiné. 
Lisez : 
«Dans ces moments-là, c’est un peu gênant d’être devenu aussi pauvre et aussi dur qu’on est devenu. On manque de presque tout ce qu’il faudrait pour aider à mourir quelqu’un. On a plus guère en soi que des choses utiles pour la vie de tous les jours, la vie du confort, la vie à soi seulement, la vacherie. On a perdu la confiance en route... 
Et je restais, devant Léon, pour compatir, et jamais j'avais été aussi gêné. J'y arrivais pas... Il ne me trouvait pas... Il devait chercher un autre Ferdinand, bien plus grand que moi, bien sûr, pour mourir, pour l'aider à mourir plutôt, plus doucement. Il faisait des efforts pour se rendre compte si des fois le monde aurait pas fait des progrès. S'ils avaient pas changé un peu les hommes, en mieux, pendant qu'il avait vécu lui, s'il avait pas été des fois injuste sans le vouloir envers eux... Mais il n'y avait que moi, bien moi, moi tout seul, à côté de lui, un Ferdinand bien véritable auquel il manquait ce qui ferait un homme plus grand que sa simple vie, l'amour de la vie des autres." … » 

J'avoue que lorsque je constatais que Voyage au bout de la nuit avait 623 pages, je restai sceptique. Trop long pour être bon, pensai-je. 
Je lus et je fus empoignée par la truculence, le dynamisme de ces pages. Certes, L.-F. Céline aurait pu éplucher. Avec 150 pages en moins, certains détails qui n'ajoutent rien élagués, son livre plus ramassé fût devenu un chef-d’œuvre. 
Mais je m'élève contre l'opinion de M. Eugène Montfort : "genre roman poubelle". Eh là !... Mettez-vous aussi à la poubelle Zola, et Léon Bloy, et Rabelais ? Aussi, la forme, l'écorce de L.-F. Céline, je la défendrai comme j'ai défendu le fond. Je vous accorde qu'il écrit trop souvent "merde". Soit. J'eusse préféré un moindre étalage d'ordures. Ceci dit, sans restriction, je louerai tout le reste. Voyage au bout de la nuit est un livre de classe. D'emblée il m'a rappelé d'autres chefs-d’œuvre immortels : Pot-Bouille, Au bonheur des dames, et le dynamisme, la virulence d'un Léon Bloy. Les personnages de Céline, fièrement campés, vivent : pauvres êtres amoraux, dévoyés, vicieux, envieux, haineux, qui souffrent, se battent, se prostituent, assassinent sans trop savoir pourquoi, avec la seule excuse de leur misère : Bébert, mère Henrouille, Baryton, Parapine, Robinson, Molly, Madelon, Sophie, gosses de pauvres, rentière sordide, savants originaux, maniaques vicieux et illuminés, amoraux, dévoyés, putains au cœur tendre, filles hystériques, rosses, belles jouisseuses bien en chair, et toi, Bardamu, héros obscur qui te penches sur leurs maladies et leurs crimes, lié par ton secret professionnel, crevant de tristesse, de misère. Mais si vous parliez comme Chateaubriand ou comme Anatole France, ce vénéré Maître, vous ne vivriez pas de votre vie, et deviendriez d'imbéciles fantoches, de faux bonshommes. 
Et puisque votre truculence est la vie même de vos personnages, Louis-Ferdinand Céline, je n'arrive pas — quoique préférant un style pur et châtié — à vous la reprocher. 
Après les cheveux coupés en quatre de Proust et les "super-analyses littéraires" de Giraudoux, M. Louis-Ferdinand Céline nous remet en face de la réalité. 


Marie-Louise CAUSSAT (1889-1979)