Renoir et Céline (photomontage Nouvel Obs 2012) |
En 1938, Renoir répond à Céline dans le quotidien communiste Ce Soir (que dirigeait Aragon) où il tenait une rubrique hebdomadaire. Louis-Ferdinand Céline, en effet, venait de publier l’un de ses bestsellers, Bagatelles pour un massacre (réédité à deux reprises sous l’Occupation, plus réédité depuis lors), long pamphlet qui attribue aux Juifs la responsabilité de la guerre à venir (qui ne profitera qu’à eux) et stigmatise la complaisance à leur endroit dont seraient coupables de serviles « aryens ». Au cours de l’ouvrage, Céline s’en prenait à de nombreuses reprises au cinéma, « toujours si éminemment juif », et en particulier à La Grande Illusion de Renoir car, dans ce film, pour la première fois, le Juif Rosenthal – incarné par Marcel Dalio – est dépeint sous le jour positif d’un « supercapitaliste » aimant le peuple et non plus une victime. « Cette Grande Illusion nous célèbre donc le mariage du simple, fruste, petitement démerde ouvrier aryen, confiant tourlourou devenu monteur, avec le petit Juif, djibouk, milliardaire, visqueux Messie, demain tout naturellement Commissaire du Peuple, prédestiné. Tout ce qu’il faut pour réaliser le Soviet juif-ouvrier… ».
L’argumentaire de Céline fera florès auprès de ses admirateurs et imitateurs, à commencer par Rebatet, suivi de Bardèche et Brasillach, mais sera curieusement omis par les nombreux commentateurs d’après-guerre et des années 1970 se demandant « si la Grande Illusion était un film antisémite ».
sous le titre Publicité, l'article de Jean Renoir :
« Tous mes amis m’abordaient ces jours derniers avec de grandes claques dans le dos et des exclamations, de ce genre : « T’as vu le bouquin de Céline ? Qu’est-ce qu’il met à la Grande Illusion !... Avoue que c’est de la publicité et que tu es de mèche avec lui !... »
Assez intrigué, j’achetai le livre en question – 1 dollar – et je le mis, sans le lire, bien en vue dans ma bibliothèque. C’est gros, c’est riche, c’est flatteur, mais c’est aussi très ennuyeux. Au bout de quatre pages, on a compris. Un truc dans le genre de la pluie : monotone et régulier. M. Céline fait beaucoup penser à une dame qui aurait des difficultés périodiques ; ça lui fait mal au ventre, alors elle crie et elle accuse son mari. La force de ses hurlements et la verdeur de son langage amusent la première fois ; la deuxième fois, on bâille un peu ; les fois suivantes, on fiche le camp et on la laisse crier toute seule.
Cette fois-ci, ce n’est pas après son mari que notre Céline en a, mais bien après les Juifs. Voilà qui est tout à fait nouveau, original et inédit. Et j’allais renoncer à savoir ce que ce bavard racontait de mon film quand intervint un de ces événements rares, héroïques et décisifs qui changent la face de l’Histoire. Un camarade que j’aime bien et, qui m’aime bien, proposa de se sacrifier et de lire le livre tout entier.
Nous tentâmes d’abord de l’amener à renoncer à cette entreprise insensée. Il insista de telle façon que nous dûmes le laisser faire. La tentative eut lieu la nuit. Armé seulement de quelques bouteilles de whisky, de plusieurs flacons de kola, et d’un dictionnaire de la langue verte, il se lança à l’assaut de l’épais fatras sous nos regards admiratifs et étonnés.
Son héroïsme porta ses fruits, et le lendemain, nous savions ce qu’il en était. À dire vrai, nous fûmes déçus. À peu de chose près, Céline se contente d’affirmer que la Grande Illusion est une entreprise de propagande juive. La preuve, c’est que, dans ce film, j’ai osé montrer un vrai Juif, et en faire un personnage sympathique.
Mes camarades de travail étaient furieux. Non pas que nous jugions déshonorant d’être au service des Juifs plutôt qu’à celui de la Banque de France, des Italiens, des vidangeurs ou des entrepreneurs de pompes funèbres. Mais c’est que précisément, dans ce film, vous n’avions été au service de personne, et que (fait assez rare pour qu’eux et nous en soyons très fiers) nos commanditaires nous avaient simplement demandé d’essayer de faire un bon film. Et c’est ainsi que nous avions pu raconter tout bonnement nos souvenirs, tenter de montrer les choses telles qu’elles s’étaient passées, et c’est tout.
Donc, tous les copains de l’équipe du film n’étaient pas contents (il faut beaucoup de monde pour faire un film). Ils parlaient d’aller déculotter M. Céline et de le fesser en place publique. Nous eûmes vite fait d’abandonner ces vilains projets, indignes des honnêtes syndicalistes que nous sommes, et bons, tout au plus, pour des fascistes cagoulards. D’autant plus que le héros lecteur, qui nous avait mis au courant, nous apprit que nous n’étions pas les seuls dans le bain.
Au service de la juiverie, il y aurait, paraît-il, aussi des gens comme Cézanne, Racine et bien d’autres. Nous sommes donc en bonne compagnie... et de nous rengorger !
M. Céline n’aime pas Racine. Voilà qui est vraiment dommage pour Racine. Moi, je n’aime pas les imbéciles, et je ne crois pas que ce soit dommage pour M. Céline, car une seule opinion doit importer à ce Gaudissart de l’antisémitisme, c’est la sienne propre. »
Assez intrigué, j’achetai le livre en question – 1 dollar – et je le mis, sans le lire, bien en vue dans ma bibliothèque. C’est gros, c’est riche, c’est flatteur, mais c’est aussi très ennuyeux. Au bout de quatre pages, on a compris. Un truc dans le genre de la pluie : monotone et régulier. M. Céline fait beaucoup penser à une dame qui aurait des difficultés périodiques ; ça lui fait mal au ventre, alors elle crie et elle accuse son mari. La force de ses hurlements et la verdeur de son langage amusent la première fois ; la deuxième fois, on bâille un peu ; les fois suivantes, on fiche le camp et on la laisse crier toute seule.
Cette fois-ci, ce n’est pas après son mari que notre Céline en a, mais bien après les Juifs. Voilà qui est tout à fait nouveau, original et inédit. Et j’allais renoncer à savoir ce que ce bavard racontait de mon film quand intervint un de ces événements rares, héroïques et décisifs qui changent la face de l’Histoire. Un camarade que j’aime bien et, qui m’aime bien, proposa de se sacrifier et de lire le livre tout entier.
Nous tentâmes d’abord de l’amener à renoncer à cette entreprise insensée. Il insista de telle façon que nous dûmes le laisser faire. La tentative eut lieu la nuit. Armé seulement de quelques bouteilles de whisky, de plusieurs flacons de kola, et d’un dictionnaire de la langue verte, il se lança à l’assaut de l’épais fatras sous nos regards admiratifs et étonnés.
Son héroïsme porta ses fruits, et le lendemain, nous savions ce qu’il en était. À dire vrai, nous fûmes déçus. À peu de chose près, Céline se contente d’affirmer que la Grande Illusion est une entreprise de propagande juive. La preuve, c’est que, dans ce film, j’ai osé montrer un vrai Juif, et en faire un personnage sympathique.
Mes camarades de travail étaient furieux. Non pas que nous jugions déshonorant d’être au service des Juifs plutôt qu’à celui de la Banque de France, des Italiens, des vidangeurs ou des entrepreneurs de pompes funèbres. Mais c’est que précisément, dans ce film, vous n’avions été au service de personne, et que (fait assez rare pour qu’eux et nous en soyons très fiers) nos commanditaires nous avaient simplement demandé d’essayer de faire un bon film. Et c’est ainsi que nous avions pu raconter tout bonnement nos souvenirs, tenter de montrer les choses telles qu’elles s’étaient passées, et c’est tout.
Donc, tous les copains de l’équipe du film n’étaient pas contents (il faut beaucoup de monde pour faire un film). Ils parlaient d’aller déculotter M. Céline et de le fesser en place publique. Nous eûmes vite fait d’abandonner ces vilains projets, indignes des honnêtes syndicalistes que nous sommes, et bons, tout au plus, pour des fascistes cagoulards. D’autant plus que le héros lecteur, qui nous avait mis au courant, nous apprit que nous n’étions pas les seuls dans le bain.
Au service de la juiverie, il y aurait, paraît-il, aussi des gens comme Cézanne, Racine et bien d’autres. Nous sommes donc en bonne compagnie... et de nous rengorger !
M. Céline n’aime pas Racine. Voilà qui est vraiment dommage pour Racine. Moi, je n’aime pas les imbéciles, et je ne crois pas que ce soit dommage pour M. Céline, car une seule opinion doit importer à ce Gaudissart de l’antisémitisme, c’est la sienne propre. »
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