« L'intelligence et la culture de Le Vigan sont prodigieuses » (Céline)
Pour une vie imaginaire de Robert le Vigan
par Paul Chambrillon*
On raconte que lorsqu'il tournait Golgotha, fixé sur la Croix par des moyens de fortune et fort incommodément installé, Robert Coquillaud, dit Le Vigan, exprimait par son visage et son attitude la douleur la plus pathétique. Et lorsque son metteur en scène Julien Duvivier passait à portée de voix, il lui disait: « Mon chèque, salopard!»
Après la guerre, Le Vigan étant mal vu, Marcel Pagnol fit disparaître du générique le nom de l'acteur. Mieux: il «coupa» les scènes où paraissait Le Vigan ! Il livra à la postérité une œuvre mutilée par son auteur même.
N'est-il pas vrai que souvent, les plus complaisants sont ceux qui ont le plus à perdre? (**) On songera à cette composition souveraine en feuilletant les images de la carrière de « La Vigue», comme l'appelait Céline, et aussi à toutes les figures qu'il aurait pu incarner. Si le cinéma français tel qu'il est avait été capable de produire un Voyage au bout de la nuit, quel Bardamu ! Quel Courtial pour un Mort à crédit que nos casseurs d'assiettes morales et sexuelles n'oseront jamais tourner!
Robert Le Vigan est mort voici peu en Argentine. Il y subsistait mal en exerçant le métier paisible et poétique de chauffeur de taxi. Il s'y était sauvé vers 1950, je crois. Il y a enregistré une série de lettres reçues de Céline. Cette précieuse bande magnétique est encore inédite.
Le Vigan à gauche dans Golgotha (Julien Duvivier 1935), à droite dans L'Homme qui vendit son âme (Jean-Paulin, 1943) |
Cette image d'un Christ intérieurement rigolard réclamant ses deniers, «le sang du pauvre» disait Léon Bloy, peint à merveille l'homme et le comédien que fut Robert Le Vigan. Quelqu'un qui savait faire cohabiter en une sorte de stéréoscopie deux aspects du monde, ou même davantage. Tout cela a l'air d'être simple et d'aller de soi. Mais regardez autour de vous: cette qualité essentielle vous semble-t-elle si répandue parmi les comédiens, ou les autres? Un de mes regrets est de n'avoir jamais rencontré Robert Le Vigan. Mais le comédien m'a donné de grands bonheurs pour les raisons que je viens de dire, et ceci: qu'il prenait un plaisir secret encore que perceptible à ce jeu multiple. Cela donnait des personnages étranges, hagards: le superbe Goupi-Tonkin, paludéen et maboul. Des ruines: dans Les Bas-Fonds de Jean Renoir. Des mystiques hésitants: le prince Muichkine de L'Idiot qu'il joua au théâtre. Toutefois, les plus grandes joies que je dois à Robert Le Vigan, je les ai trouvées chez des personnages simples. Par exemple ce gradé de gendarmerie qu'il joua magistralement dans le Regain de Marcel Pagnol, d'après Giono. Ni un fou, ni un malade, ni un prince: un brave imbécile épris d'autorité et de sûreté de soi. D'un guignol secondaire, Robert Le Vigan fit un chef d'œuvre de l'art de jouer. Dans mon souvenir, Le Vigan fut le «premier épuré de France». Alors que sous la direction de Marcel Carné, il devait jouer le marchand d'habits des Enfants du Paradis, le chef-d'œuvre de Jacques Prévert, il fut amené à rendre son rôle sous la pression de gens qui, pourtant, ne détenaient pas encore le pouvoir (c'était sous les heures noires de l'Occupation).
La Bandera de Christian Jaque (1936) |
Parti dans un périple dantesque en compagnie de Céline, il revint en France manu militari, fut condamné lourdement, s'évada et partit pour l'Amérique Latine. Il n'y reprit pas son métier, lui préférant l'anonymat. Sollicité de revenir par ses camarades qui passaient à Buenos-Aires quelques années plus tard à l'occasion d'un festival, Arletty, Jean-Louis Barrault notamment, il refusa sans recours. La comédie était finie. Robert Le Vigan avait tenu à sa grande gueule plus qu'à tout autre chose. Il persistait. Tout cela n'est pour moi que souvenirs. Je préfère terminer sur une formule de la charmante Odile Grand (dans L'Aurore), qui me paraît plus sûre et mieux renseignée: « En 1945, de retour en France, Le Vigan fut jugé, plus ou moins blanchi, mais emprisonné tout de même ». Et voilà l'histoire.
Robert Le Vigan à Tandil
(*) Paul Chambrillon, né le 26 décembre 1924 et mort le 28 décembre 2000, était un critique dramatique et un chroniqueur gastronomique.
Son nom reste surtout attaché à Louis-Ferdinand Céline, dont il est considéré comme l'un des spécialistes. Son Anthologie Céline, un double CD complété par un livret dont il est le coauteur avec Jean d'Ormesson et Albert Zbinden est un essentiel pour les céliniens, il regroupe l'essentiel des enregistrements qu'il avait réalisés du vivant de l'auteur du Voyage au bout de la nuit.
Paul Chambrillon est également l'auteur d'une émission réalisée en 1963 pour la RTF sous le titre « Louis-Ferdinand Céline romancier expérimental », avec des textes de Céline lus par Marcel Bozzuffi, Alain Cuny et Jean-Pierre Lituac.
(**) Ces séquences ont été rétablies dans les copies actuelles (N.d.l.r.l.)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire