mercredi 10 avril 2024

Céline III : entre arc-en-ciel et Shoah dans Rivarol du 10 avril 2024 (partie III/III)

 Céline III : entre arc-en-ciel et Shoah


Dessin de Chard

Céline a confondu la fin de la guerre, la fin de l’Allemagne, la fin de la collaboration, la fin du monde, la fin de son aventure, dans trois grands romans, D’un château l’autre, Nord, et Rigodon. Son biographe François Gibault, qui dans ses meilleurs pages sait être à la fois empathique, critique et précis, a établi que son récit de sa fuite de Sigmaringen vers le Danemark n’était pas seulement exagéré et romancé, mais complètement délirant : elle a duré quatre jours et ne s’est jamais rapprochée du front. Céline a peint sa Conviction, sa Vision. Cette fuite hallucinante et hallucinée et les persécutions qu’il a endurées depuis, c’est sa Shoah à lui. Il est l’un de plus remarquables exemples de mensonge d’Ulysse, cette mémoire si particulière des événements, ce récit intéressé que donne d’eux celui qui finit par se persuader qu’il en a été le témoin et/ou la victime et/ou le héros, cette épopée personnelle, cette autofiction qu’a si bien analysée Paul Rassinier : mais il était si naturellement inventeur qu’on hésite à décider s’il était menteur ou mythomane, on n’était pas dans sa peau. On doit se borner à constater que c’est un des précurseurs du ressenti-roi d’aujourd’hui, de cette caméra subjective qu’il est de bon ton dans les cercles du pouvoir d’opposer victorieusement à la réalité observée, de ce subjectivisme dont se sert la révolution totalitaire pour s’imposer au nom de la liberté, de l’égalité et de la créativité.

Cette hypertrophie du ressenti dans le récit célinien s’accompagne d’une remarquable propension à chouiner à tout propos et hors de propos. Céline est la grande victime et le chouineur universel, ce qui excitait la verve des mauvais esprits. Françoise Sagan par exemple, après la lecture d’Un château l’autre, se demande si elle va « porter cent mille francs » à l’auteur. Et Pierre-Antoine Cousteau ironise en 1957 : « Le Martyr, dans toutes ces interviews — mais alors un martyr pyramidal, fantastique, comme il n’y en jamais eu et comme il n’y en aura jamais plus — c’est Louis-Ferdinand soi-même, l’homme qui a “souffert comme pas un”, l’homme que Pétain poursuivait de sa haine, que Hitler voulait faire fusiller, que le PPF se proposait d’égorger. L’homme qui a connu à Sigmaringen d’indicibles tourments. L’homme qui a subi quelques mois d’incarcération, puis un exil conjugal au Danemark et qui a finalement été condamné — comble de l’horreur ! — à une année de prison par contumace, alors que tant d’heureux veinards, pendant ce temps-là, s’en tiraient avec la bagatelle de douze balles dans la peau ou en respirant l’air si pur et si français de Poissy ou de Clairvaux ».


La commisération de Céline pour soi-même était antérieure à la Seconde Guerre mondiale. On lit dans le Voyage au bout de la nuit : « C’est peut-être ça qu’on cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir. […] Ce n’est pas si facile que ça en a l’air. Ce n’est pas tout que de se dire, “je suis malheureux”. Il faut encore se le prouver, se convaincre sans appel ». Céline avait tant de talent pour se convaincre qu’il en convainquait d’autres. Ainsi Milton Hindus, son admirateur juif américain, qui lança aux Etats-Unis un mouvement de soutien, fut choqué d’entendre, passant par Paris pour aller le voir au Danemark, ses amis Gen Paul et Henri Mahé lui casser du sucre sur le dos. Voici le récit qu’en fait Mahé dans un manuscrit inédit : « Tous ses vieux amis, le Docteur Camus, moi, Geoffroy, Gen Paul, en avions marre de ses menteuses jérémiades […] C’était l’anniversaire ! Le mien ! Ripailles et rigolades ! On parla des pamphlets… « Céline est notre frère, il souffre comme ceux de notre race », bavait Hindus en intellectuel sevré de martyrologe. « Louis ment comme il respire », lui répondis-je pour désamorcer ce romantisme ».

Il y a pourtant quelque chose de juste dans l’intuition d’Hindus, cette fraternité profonde entre Céline et le petit peuple qui a tant souffert, le génie de raconter la souffrance et d’en tirer parti. Et cela même, en ce qui regarde Céline, quand il draguait. Louise Nevelson, sculptrice américaine d’origine juive russe, raconte qu’au cours d’une traversée de l’Atlantique sur le paquebot Liberté, elle rencontra l’écrivain, qui lui fit une cour aussi complexe qu’empressée, racontant son enfance, sa jeunesse impécunieuse, la pourriture d’une société « aux mains des juifs », avant de la demander en mariage. Céline était beaucoup trop fin pour ne pas savoir où cela le grattait. Il se savait chouineur, savait à propos de quoi et avec qui il chouinait. En témoigne cette lettre de juillet 1960 au journaliste spécialiste de littérature André Rousseaux : « Vous allez me trouver encore bien pleurnichard et chichiteux mais je ne veux pas vous laisser penser que j’étais indifférent à Buchenwald, etc. N’en serait-ce tenu qu’à moi, personne n’y serait allé, bigre ! » Ce qu’on a nommé Holocauste puis Shoah lui importait. Pendant la guerre, il n’a rien su de ce qui advenait des juifs. Après la guerre, il a admis le récit qu’on en fait d’ordinaire, à la suite du jugement du Tribunal militaire interallié de Nuremberg. D’où cette référence à « Buchenwald, etc. ».


Et après la guerre ? Contrairement à ce que certains pensent, Céline était moral. Il se rappelait ne jamais avoir été pro-allemand, mais ne pouvait effacer de son ardoise le mot antisémite. Aussi tenait-il à préciser que son antisémitisme n’avait jamais recommandé d’envoyer les juifs en camp pour les y exterminer (ce qui est strictement vrai). C’est ici que la date de 1960 est importante : elle marque un net progrès dans la mise en cause du récit officiel de la Shoah. Bien que le projet politique de Maurice Bardèche, fasciste de la 25e heure, exaspérât Céline, le doute qu’il jetait sur la réalité des faits incriminés au IIIe Reich lui plaisait. Aussi s’enthousiasma-t-il sur Rassinier dans une lettre à Paraz du 8 novembre 1950 : « Son livre, admirable, va faire grand bruit — QUAND MÊME Il tend à faire douter de la magique chambre à gaz ! ce n’est pas peu ! Tout un monde de haines va être forcé de glapir à l’Iconoclaste ! C’était tout la chambre à gaz ! Ça permettait tout ! Il faut que le diable trouve autre chose ». Ecrivant à son ami allemand Bickler, le 30 décembre 1960, le lendemain de la parution dans RIVAROL d’un article analysant la lettre adressée au quotidien Die Zeit par le directeur de l’Institut de recherches historique de Munich, Martin Broszat, expliquant qu’il n’y avait « jamais eu de gazage de masse dans les camps situés sur le territoire de l’ancien Reich » dans ses frontières de 1937, il lui demande : « Si vous obtenez des documents, voilà qui m’intéresserait fort ». S’il y eut une réponse, elle a disparu. Mais c’est l’attention que Céline porte à la question qui importe, le syllogisme implicite : si la chose est confirmée, alors les témoignages portés sur les gazages de masse à (Buchenwald, etc.) sont faux. Et la conscience de Céline est définitivement soulagée. Ici, il fut vraiment visionnaire. Il a vu que la Shoah serait le centre de notre sensibilité et de notre morale politique, le socle qui réunit Trump, Poutine et Macron. C’est pourquoi il a renoncé à son antisémitisme. On connaît la phrase de Bernanos, « Hitler a déshonoré l’antisémitisme ». Elle est bizarre.


Ni Lénine, ni Staline, Trotsky, Beria, Zinoviev, Kamenev, Dzerjinski, Béla Kun, Rosa Luxembourg, Ilya Ehrenbourg, Karl Liebknecht, Duclos, Mao, Lukaks, Mao, Pol Pot, Hô Chi Minh, ni personne d’autre n’a jamais déshonoré le bolchevisme, le communisme ni le marxisme. Certains s’en tirent donc mieux que d’autres devant le tribunal de l’histoire. Ou plutôt non. On sait bien qu’ils sont terriblement horribles. C’est plutôt certaines choses qui sont apparemment plus déshonorables, si j’ose dire, et déshonorantes. Le communisme, au fond, c’est pas trop grave, mais l’antisémitisme ! Céline, enveloppé de vieux pulls et perclus de constipation, a compris, il a baissé la tête. Il l’a mise en veilleuse. A admis que l’antisémitisme c’était LE mal. Mais n’a pas pu se résoudre à professer que l’Adolf avait déshonoré le truc, il a juste expliqué que c’était dépassé, privé de sens. Il en avait assez, aussi, de sa qualité de paria. Il se souvenait d’avant. Du temps qu’il était un très bel homme aux yeux gris, selon la formule d’Arletty. Du temps d’avant la mouise et la chouine. Le temps du bonheur, des jeunes filles en fleur, de la SDN. Céline n’était pas fait pour devenir un clochard aigri.

Cuirassier, blessé en 1915, médaillé, héros, Céline tira profit de la Grande Guerre, qui lui offrit des études raccourcies et toutes sortes d’aventures. Il s’est inventé sur le tard une trépanation assortie d’atroces souffrances morales et physiques, mais ses lettres d’alors témoignent d’une grande santé et d’un solide appétit de vivre. Républicain de progrès, optimiste, avant même d’avoir fait sa médecine, il entra au service de la Commission américaine de préservation contre la tuberculose, mieux connue sous le nom de Mission Rockefeller, car elle était mandatée et financée par la fondation Rockefeller. Il voyageait à travers la Bretagne, vêtu d’un uniforme de l’armée des Etats-unis, pays qu’il admirait et où il avait toujours rêver d’aller, afin de donner des conférences prophylactiques dans les écoles et les lycées. Il y a montré vite un grand talent d’orateur, que la presse locale a relevé à plusieurs reprises. Ouest Eclair du premier avril 1918 salue « le causeur si attachant et déjà populaire qu’est l’hygiéniste Destouches ». En sortant, il jette des chewing-gums aux enfants. Il abandonna peu après l’armistice pour commencer ses études. Mais il ne coupa jamais les ponts avec son patron, le docteur Gunn qui l’a présenté à Ludwik Rajchman, directeur de la section d’Hygiène de la Société des Nations. Deux semaines après sa thèse de médecine, il écrit à celui-ci pour annoncer son arrivée : c’est la fondation Rockefeller qui l’a détaché auprès de la SDN. Plus américano-mondialiste, tu meurs !

Sans doute, beaucoup plus tard, Céline confiet-il à des journalistes : « Et puis après, j’étais à la Société des Nations, alors, là, j’étais fixé. J’ai vu vraiment que le monde était gouverné par le Boeuf, par Mammon ! Ah, pas d’histoire ! Là alors, implacablement ». Mais malgré leurs bisbilles, Rajchman et son subordonné se sont fréquentés bien après le départ de celui-ci. Et Rajchman a aidé financièrement Destouches dans sa quête philanthropique de médecin hygiéniste. Rajchman que son semblable Robert Debré décrivait ainsi : « Polonais patriote, français d’adoption, ami des hommes et généreux citoyen du monde ». Des données assez dans le goût de Céline à l’époque, qui fut déçu par le côté fric de l’institution mais restait attiré par les ciels roses de la philanthropie mondiale. De ses conférences sur la tuberculose à ses consultations en dispensaire en passant par son travail à la SDN et à sa thèse de médecine sur l’hygiéniste viennois Semmelweis, Céline est en matière de santé résolument de gauche et optimiste : il professe qu’elle dépend d’abord du milieu et de la manière de vivre des patients. Il a même un petit côté proto-Végan. Entre deux hululements contre la bagnole, le crédit et la baisse du pouvoir d’achat en France, il crie dans une lettre à Le Vigan : « la viande tu le sais est le fléau n°1 des hommes au-dessus de 50 ans ».


Ce progressisme scientifique le mènera au mondialisme. Dans Bagatelles pour un massacre, il déchirait les nations égoïstes, leurs frontières, les petits blancs xénophobes : « Jamais les prolétaires “favorisés” n’ont été si fort attachés à leurs relatifs privilèges patriotiques, ceux qui détiennent dans leurs frontières des richesses du sol abondantes, n’ont aucune envie de partager (la nature) a parfaitement doté certains territoires de toutes les richesses du Monde tandis qu’elle laissait aux autres pour toute fortune appréciable, des silex et du choléra. Les frontières sont venues toutes seules, tout naturellement […] Jamais on n’a vu la riche « trade-Union britannique » présenter à ses “Communes” quelque jolie motion d’accueil en faveur des chômeurs spécialistes belges, français, japonais, espagnols, valaques, « frères de classe » dans le malheur. Jamais !…Ni les syndicats USA demander qu’on débride un peu les “quotas” féroces… Pas du tout ! Des clous ! Au contraire !… Pour les prolétariats cossus, les autres n’ont qu’à se démerder, ou tous crever dans leur fange… ». Voilà qui conjugue, comme souvent chez Céline, une observation juste de l’égoïsme humain et des illusions humanitaires, en même temps qu’une idéologie enfantine : les ressources minières ne sont pas les causes principales des écarts de développement, pas plus qu’elles ne déterminent les frontières. Le matérialisme est toujours bébête. Le pas suivant sera franchi dans une lettre écrite en 1950 à l’anarchiste pacifiste Louis Lecoin qui lui avait proposé d’écrire dans sa revue, Défense de l’homme : « Il faudrait que la Terre pendant un certain temps possède un Gouvernement unique — plus modestement je dirais une administration unique. Tant que la Boule sera divisée en cliques, partis, patries, rien à en attendre. C’est la gabegie, c’est la foire d’empoigne et les alibis de meurtre partout ! […] je suis médecin, expérimental malgré tout — les idées c’est beau, mais un ordre moral seul permet de réaliser une expérience. Hors l’expérience tout est déconnage, vaticinations, suppositions, etc. Communistes, fascistes, juifs, nègres, royalistes, je m’en fous — mais une unité donc à ce moment une paix réelle, comme dans un laboratoire […]

N’importe quoi, mais du calme ! Et là on verra si l’immonde animal qui n’est pas encore un homme du tout prendra une forme acceptable (et “anarchiste” si vous voulez). Juste le calme, l’unité politique du monde d’abord. » Tout y est, l’idée maçonnique que l’homme reste à achever, la société ouverte, indifférente aux formes politiques et sociales anciennes mais hostile aux vieilles divisions, le grand laboratoire. Au bout du pacifisme progressiste, un mélange entre Soros et le meilleur des mondes. Aussi Céline trouve-t-il, pour répondre à France-Dimanche du 19 avril 1956, des accents à la Bernard-Henri Lévy. Il y épingle un peuple, une populace, un “trèpe” qu’il méprise, : « Les Français, ils ne veulent plus travailler. Ils bouffent, ils boivent. Moi, je mange du pain noir, des nouilles, je bois de l’eau et je travaille. Ce que je veux ? Ecrire mes livres et qu’on me fou… enfin la paix. Ce que je recherche dans mes livres ? Une petite musique française, du Couperin ou du Rameau ». Joli amour-haine coincé entre deux fantasmes de France. Quelques mois plus tard, il ajoute dans Arts : « Nous sommes un pays de vacances. Capoue. Il n’y a pas de vertu qui puisse y tenir. Le cognac, le Casino de Paris. De plus, tout le monde a une famille en province pour aller manger des paupiettes ». 

Ce dégoût cosmopolite de la France des paupiettes introduit un peu plus loin à une alerte à l’invasion : « La France est un grand hôtel de tourisme. Le danger, c’est que les autres veuillent y avoir une chambre, parce que dans les déserts de Mongolie, vous ne vivez pas bien ». Si on transpose la Mongolie en Afrique, on a Zemmour après Benamou. Zemmour qu’on retrouve dans une lettre à Albert Parraz dénonçant le « Grand Théâtre Kirghizo-nège — qui fera la grande Relève — ! ». Il y a des gauchers contrariés, Céline fut un gauchiste contrarié. Par la réalité, qui l’a forcé à crier à hue et à dia, à mentir pour se cacher à soi-même ce monde qu’il ne voulait pas voir. Il a jeté des diamants à poignées dans un océan de charogne rêvée, pauvre diable essayant de vivre, comme tout le monde. Moralement plus lâche que Cousteau, physiquement plus courageux que Rebatet, moins labile que Bernanos tout de même, mélange adultère de tout, à boire et à manger, à louer et blâmer, sorte de Bloy sans Dieu, agaçant comme le malheur.

FIN


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