lundi 17 octobre 2016

Le Pont de Londres vu par François Nourissier


Trois années après la disparition de Louis-Ferdinand Céline (1961), voici Le Pont de Londres, "roman inédit". Jusqu'à nouvel ordre, l'histoire littéraire n'est pas très bien renseignée sur la chute de ce météore. On nous explique dans une note assez brève que Mme Marie Canavaggia, qui fut la secrétaire de Céline, a retrouvé en nettoyant des placards (les siens ? ceux de l'écrivain ?) un texte dactylographié. La veuve de Céline, Mme Lucette Destouches, y "reconnut le ton et les personnages de Guignol's band" (roman paru en 1944) et confia à M. Robert Poulet le sort de ces papiers. Celui-ci nous dit avoir découvert là, enchevêtrées, trois versions d'une même histoire, dont l'une, incomplète, paraissait la mieux achevée. C'est donc elle qu'il a décidé de publier, lui ajoutant la fin de la version terminée, se contentant de faire quelques corrections ("fautes de frappe, lapsus, ponctuation") et de donner son titre au livre.
[...]
Le Pont de Londres est moins un roman picaresque, une aventure où le délire verbal le dispute au délire tout court, qu'une étrange histoire d'amour et d'érotisme noyée dans un désordre de scènes de violence, de cocasserie, de grossièreté et de dérision. Le seul lien véritable entre les épisodes extravagants du livre, c'est le désir de Ferdinand, la folie ou la rêverie amoureuse de Ferdinand, sa poursuite dans les rues, les parcs, les corridors, les pubs, sous la pluie, des quatorze printemps acidulés, moqueurs et passablement vicieux de Virginia.
Je l'avoue : un malaise ne m'a guère quitté pendant que je lisais ce livre. Sans même parler du malaise moral (car elles manquent de fraîcheur, cette enfançonne et cette histoire d'amour...) la seule réflexion littéraire suffirait à m'embarrasser. Il me semble que tous les fidèles de Céline (j'entends : fidèle pour de bonnes raisons) seront déçus par Le Pont de Londres. Le lyrisme de l'écrivain, son invention, ses explosions, sa fureur, employés au simple déroulement d'une intrigue, donnent l'impression d'une énorme machine qui patine, s'emballe, ronfle en vain, sans que le livre, immobile, embourbé, avance d'un pouce. De ce torrent encore prodigieux, soudain, c'est une certaine pauvreté qui nous frappe. Nous remarquons les tics d'écriture, dénombrons les mots inlassablement répétés. La préciosité nous gêne. Ce n'est plus toujours éblouissant, et c'est gratuit. Au fond, l'histoire nous ennuie, et le style célinien, quand il n'est plus sous-tendu par la révolte ou l'émotion, tourne à l'autopastiche.
Il faut entendre ces réserves, il va sans dire "au niveau le plus élevé". C'est un de nos plus grands écrivains que nous déplorons de ne retrouver ici que par éclairs. Car les éclairs existent. Ils ne sont pas, selon moi, dans les grandes scènes, les morceaux de bravoure sur lesquels la publicité du dos du livre attire notre attention, mais dans tel et tel passage où le vrai Céline perce sous l'écrivain que ses propres tempêtent dévoyent et affolent. C'est ainsi, pour avoir envie de lire Le Pont de Londres, qu'on cherchera, par exemple aux pages 307, 308 et 309, un des plus beaux morceaux qui se puissent lire ici : le Céline fou, tendre, déchiré, presque rien — l'évocation d'un bistrot de marins et de voyoux, des bateaux dans le port — mais une poésie truculente et désespérée dont l'écho, seulement l'écho, qui passe parfois sur ce livre, nous fait quand même un devoir de le lire."
François Nourissier, Le Pont de Londres de LF Céline, in Les Nouvelles littéraires, 9 avril 1964.

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