mardi 27 avril 2021

Voyage au bout de la nuit par Paul Nizan dans L’Humanité du 9 décembre 1932


« artificiel vers la fin : c’est que le livre a deux cents pages de trop. Céline ne s’arrête pas au moment où il a tout dit. » Paul Nizan

L’Humanité du 9 décembre 1932, critique de Voyage au bout de la nuit par Paul Nizan et annonce des prix Goncourt et Théophraste Renaudot

 
L.–F. Céline : Voyage au bout de la nuit 
                    (Denoël et Steele) par Paul Nizan 

Cet énorme roman est une œuvre considérable, d’une force et d’une ampleur à laquelle ne nous habituent pas les nains si bien frisés de la littérature bourgeoise. Mille réserves s’imposent qui ne peuvent pas nous empêcher de l’accueillir autrement que les romans bien propres, bien idéalistes, les romans des petits chiens savants. Voyage au bout de la nuit est un roman picaresque, ce n’est pas un roman révolutionnaire, mais un roman des « gueux », comme le fameux Lazarille de Tormes * dont il rappelle parfois la bassesse et l’accent. 

Un médecin, assez ignoble lui-même, raconte ses explorations dans les divers mondes de la misère ; il y a là des tableaux de la guerre, des colonies africaines, de l’Amérique, des banlieues pauvres de Paris, des maladies et de la mort dont on ne peut oublier les traits. Une révolte haineuse, une colère, une dénonciation qui abattent les fantômes les plus illustres : les officiers, les savants, les blancs des colonies, les petits-bourgeois, les caricatures de l’amour. Il n’y a rien au monde que la bassesse, la pourriture, la marche vers la mort, avec quelques pauvres divertissements : les fêtes populaires, les bordels, l’onanisme. Céline ne voit dans ce roman du désespoir d’autre issue que la mort : à peine devine-t-on les premières lueurs d’un espoir qui peut grandir. Céline n’est pas parmi nous : impossible d’accepter sa profonde anarchie, son mépris, sa répulsion générale qui n’exceptent point le prolétariat. Cette révolte pure peut le mener n’importe où : parmi nous, contre nous, ou nulle part. Il lui manque la révolution, l’explication vraie des misères qu’il dénonce, des cancers qu’il dénude, et l’espoir précis qui nous porte avant. Mais nous reconnaissons son tableau sinistre du monde : il arrache tous les masques, tous les camouflages, il abat les décors des illusions, il accroît la conscience de la déchéance actuelle de l’homme. Nous verrons bien où ira cet homme qui n’est dupe de rien. La langue littéraire de Céline est une transposition assez extraordinaire du langage populaire parlé : mais il devient artificiel vers la fin : c’est que le livre a deux cents pages de trop. Céline ne s’arrête pas au moment où il a tout dit.

* La Vie de Lazarillo de Tormes. Edité en 1554, a Medina del Campo (l'Espagne), archétype du roman picaresque

Sur la même page du journal, sont annoncés les gagnants des prix                          Goncourt et Théophraste-Renaudot

Les prix littéraires Dans L'Humanité du 9 décembre 1932


Les prix littéraires

Le prix Goncourt est décerné à Guy Mazeline

Chaque année, au début de décembre, lorsque revient le prix Goncourt, le monde des romanciers et celui des éditeurs sont en effervescence. Les compétitions s'affirment. C'est une véritable lutte. C'est que ce prix, décerné en principe au meilleurs roman de l'année, au plus original, s'il ne rapporte au lauréat que 5000 francs comptant, lui confère une notoriété profitable, des collaborations fructueuses et une vente assurée de 50000 exemplaires, 100000 et souvent davantage. On estime que le prix Goncourt, lorsqu'il est réservé à une œuvre de valeur – cela arrive quelque fois – rapporte au gagnant, en moyenne 300000 francs. Il ne faut dons pas trop s'étonner si les candidats qui le briguent ont parfois recours à l'intrigue. Dans notre société capitaliste, les écrivains désintéressés, uniquement artistes, sont rares. plus rares encore ceux qui, d'origine prolétarienne, ont le courage de rester fidèles à l'esprit révolutionnaire de leur classe. 


Cette année, c'est le romancier Guy Mazeline qui, avec son livre
Les Loups, a remporté le prix Goncourt. C'est un grand garçon de 32 ans, né au Havre, qui a beaucoup voyagé sur toutes les mers et dans tous les continents. Il exerce le métier de chroniqueur judiciaire. Son livre, un gros volume de plus de 600 pages, expose la grandeur et la décadence d'une famille bourgeoise. C'est le premier volume d'une longue série, à la Balzac ou à la Zola.

Le prix Théophraste-Renaudot revient à Louis-Ferdinand Céline

Le prix Théophraste-Renaudot, créé en matière de dérision par les reporters qui attendent, place Gaillon, le résultat du prix Goncourt, a pris une réelle importance grâce au choix souvent heureux des œuvres choisies par le jury. 

Dans une précédent réunion, les membres de l'académie Goncourt avaient décidé que Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline (docteur Destouches) était digne de leur choix. Entretemps des académiciens se ravisèrent, à la grande colère de l'un deux, M. Lucien Descaves. Mais les dix journalistes du prix Théophraste-Renaudot eurent l'excellente inspiration de voter pour l'œuvre robuste, drue, truculente parfois brutale, mais pleine de vie de L.-F. Céline. Il ne s'agit pas d'un bouquin pour salonnards, mais d'un bouquin fleuve – comme disent certains – où roulent, dans ses 600 pages, tous les événements qui remplissent la vie des travailleurs. Il y a de tout, du meilleur et du pire, écrit en argot, cette langue millénaire qui a bien ses titres et ses mérites. Il y a du pessimisme, du nihilisme : trop ! – et de la révolte : pas assez ! et du reste plus instinctive que consciente ! Tel quel, c'est un livre puissant et le jury Théophraste-Renaudot ne pouvait guère trouver mieux, en cette société capitaliste qui étouffe tous les talents.

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