samedi 22 mai 2021

Céline vu par la critique soviétique Monde Hebdomadaire International n°277 23 septembre 1933

Louis-Ferdinand Céline jugé par la critique soviétique

Monde Hebdomadaire International (directeur Henri Barbusse)                                n°277 du 23 septembre 1933

Comment la critique soviétique a-t-elle accueilli le Voyage au bout de la nuit ? On s’en rendra compte à la lecture de l’article suivant du critique très connu Anissimov. 

Monde Hebdomadaire International n°277 23 septembre 1933

Qu’y a-t-il d’extraordinaire dans le « cas » Céline? Un écrivain est venu, au grand et original talent qui tout de suite étonne. Et dès les premiers mots que dit ce «débutant», il maudit la société bourgeoise et son livre peint le régime capitaliste comme un profond et hideux cauchemar. Céline cependant n’est pas un juge, il n’écrit pas en ennemi conscient du capitalisme, mais en grand peintre qui ne veut pas farder la vérité. Et c’est ainsi, que du sein même du capitalisme, s’élève une voix amère et ardente qui constitue une charge. « Le voyage au bout de la nuit » est une révélation passionnée du capitalisme, un tableau écœurant de la «barbarie» des civilisés. Ce livre ne pouvait être écrit que dans une atmosphère orageuse et accablante. Il évoque les grands conflits sociaux qui mûrissent. Mais ce livre est aveugle, l’auteur hait le monde bourgeois, mais il ne veut pas le combattre, il veut seulement lui cracher au visage, le maudire et le stigmatiser. La prose bouillonnante de Céline, à chaque page nous étonne, parce que cette énorme poussée de dégoût et de haine ne l’amène pas à la lutte, il se jette aveuglement de tous côtés comme une bête dans sa cage. Céline a nourri son œuvre des expériences de sa propre vie. Peut-être ne connaît-il pas les traditions littéraires, n’ayant pas pu se familiariser avec les livres des autres; peut-être aussi déteste-il ces traditions comme il déteste la réalité bourgeoise, en tout cas, il écrit un livre extrêmement sincère, un livre « confession », sans forme, chaotique, qui roule un torrent de paroles que l’émotion par intervalles arrête et brise. Il prend la vie morceau par morceau, essayant de montrer ce qu’elle a de plus impitoyable, de plus lépreux. 

L’émotion du «petit bourgeois» devant «les horreurs de la guerre»

Le livre commence par la guerre : tranchées, sang, vermine, crasse, démence. En traits puissants, Céline peint le cynisme des « grand maîtres » de cet abattoir, qui disposent de cette « chair à canon », la vie tragique des masses devenues ce troupeau que l’on pousse à la mort. Du front, l’auteur passe à un asile d’aliénés. La vraie folie des hommes qui ont perdu la raison dans les tranchées se confond avec celle qui symbolise l’abrutissement chauviniste, qui attise la guerre. Céline inonde ses pages haineuses pleines de souffrance, de tragique et de désespoir, d’images condensées, hardies, imprévues et denses. Mais l’écrivain qui avec tant de hardiesse regarde en face la réalité, se refuse à la comprendre. Il la condamne seulement comme une sorte de délire qui envahit les masses et il s’immobilise dans son horreur. La colère qui le soulève reste sans but. Ce n’est pas sans raison que Céline aime appeler la réalité « un délire ». Il s’entoure de visions de cauchemars pour ne pas répondre à la question : « Que faire ? ». Il demeure ainsi plongé dans le désespoir et les ténèbres. C’est ce qui empêche les images de se développer, de s’élancer, d’avoir une perspective. Tout est pénétré de l’émotion du «petit bourgeois» devant « les horreurs de la guerre ». Et ce livre au caractère plébéien tombe dans le courant du plus débile pacifisme. Tel quel, ayant rompu avec le mensonge officiel de l’apologétique capitaliste, généralement encouragé et accepté, Céline n’est pas sorti du cercle de la littérature bourgeoise. Le livre de Céline est tragiquement contradictoire. L’écrivain semble fait pour des larges et hardis horizons, mais il les redoute. Il ne fait même pas un essai de généralisation : il entasse et multiplie les faits, dont chacun est une charge contre la société. Mais son livre, livre de souffrance et de passion est un livre passif. C’est pour quoi la prose impitoyable de Céline manque d’élan, c’est pourquoi aucune perspective ne s’ouvre devant l’écrivain, il ne voit pas d’issue et parle toujours de sa « solitude ». Le livre de Céline, quoique remarquable, ne s’élève pas à la hauteur qu’il aurait dû atteindre. Il nous décrit la vie de la Banlieue de Paris qui se traîne morne et sentant la moisissure : nouvelles marches de l’Enfer de Dante. 

Ce livre au caractère plébéien tombe dans le courant du plus débile pacifisme

Céline raconte sa vie, vie de médecin de faubourg et son livre — procès-verbal des souffrances physiques — devient une preuve de la laideur sociale du capitalisme. Il montre les bas-fonds d’une grande ville, chaîne d’existences mesquines, une série d’être abjects, nés sur le fumier capitaliste. Le pouvoir amoindrissant de la propriété privée reçoit dans ces minuscules propriétaires une expression monstrueuse. Toute l'hypocrisie de la morale bourgeoise. Il découvre ici comme à travers une loupe. Tout le mensonge de la société bourgeoise se condense ici après s’être déposé sur ce fond stagnant. On ne peut refuser la sincérité à cette philosophie désenchantée de Céline, qui est un résumé de tout ce que la réalité capitaliste a découvert au peintre. C’est le cri de désespoir du petit bourgeois qui a vu la vérité du capitalisme et n’a pas le courage de dépasser l’étroitesse de sa classe. Il préfère déclarer que toute la réalité est un délire plutôt que d’aller sur le chemin qui mène à sa transformation. De là le nihilisme, le cynisme marqué de l’homme qui n’a rien à perdre, l'anormalité voulue dont est imprégné le livre de Céline. Cela rend le livre étroitement uni à tout le tableau du capitalisme mourant : accusateur du capitalisme il en est lui-même intérieurement contaminé. Dans ces errements nihilistes se montre la décadence d’un monde qui a pu faire naître une telle œuvre. Le livre de Céline témoigne contre le capitalisme, il atteste sa décomposition, mais il est encore par ses racines profondément enfoncé dans le sol capitaliste. A travers tout le roman passe la figure d’un certain Robinson que l’auteur rencontre à différents moments de sa vie errante. Robinson est marqué par « sa vocation au meurtre ». II est criminel dans chaque trait de sa personne. Emanation décomposée du monde qui le fit naître, ce nouveau « Vautrin » qui surgit au moment où décline le monde capitaliste, est un symbole de sa décomposition. 

Le livre souffre d’un vide intérieur

Dans les particularités du livre de Céline se montre le sol qui l’a fait naître. Le peintre plébéien, contaminé par le capitalisme, dit la vérité, mais en ayant peur de ses propres mots. Il préfère la dire dans un bavardage de délire et il a peur d’aller jusqu’au bout. Dans ses meilleures parties, le livre de Céline s’enfonce dans le désespoir et le délire. Céline parle avec haine de l’abîme qui sépare les « riches » et les « pauvres ». Mais il ne faut pas croire qu’il soit arrivé au point où commence la conscience. Non, Céline ne parle pas des classes. Les « pauvres » de Céline sont pour lui quelque chose d’informe. Le livre qui, de tous côtés, révèle le mande capitaliste, ne touche pas un mot de la vie de la classe ouvrière. Seules, quelques figures épisodiques passent sur l'horizon, mais ils sont aussi fantomatiques que les « pauvres » de Céline. Le pathos social du « Voyage au bout de la nuit » est sans objet. Le livre souffre d’un vide intérieur. Ainsi le peintre paie sa rançon au régime qui l’a formé, mais il n’a pas le courage d’aller de l’autre côté de la barrière- Céline ne peut trouver aucun appui dans la réalité. Il n’y a pas d’appui, il n’y a pas de couches sociales dans lesquelles puisse trouver racine le génie humain. Tout s’est éteint. La société actuelle est un complet marasme. « Le monde était fermé ; au bout qu’on était arrivé nous autres. »  Anissimov

«Pauvre Barbusse! Il a fini sa vie dans le cafouillage...»

Céline aimait l’auteur du Feu

« Que lira-t-on en l'an 2000 ? Plus guère que Barbusse, Paul Morand, Ramuz et moi-même, il me semble » (Céline, lettre à Henry Mueller). C'est évidemment surtout le Barbusse du Feu - Prix Goncourt 1916 - qui intéresse Céline, avec sa dénonciation des lâchetés des Français de l'arrière vis à vis des combattants de la 1re Guerre mondiale. Car le Barbusse chantre de la littérature prolétarienne (et ici directeur du Monde Hebdomadaire international) et fervent soutien de l'Union Soviétique et de Staline l'attriste : «Pauvre Barbusse! Il a fini sa vie dans le cafouillage (...) » (lettre à Eugène Dabit, 1935).


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