mercredi 26 mai 2021

Vue d'en face (de L' Intransigeant), l'affaire des prix du 7 décembre 1932

Lucien Descaves dénonce dans un article du Crapouillot : « Je sais les moyens dont certains disposent pour imposer leur choix. Je sais la presse qui est vendue et ceux qui sont à vendre ; je n’y peux rien. » Jean Galtier-Boissière, directeur de ce même Le Crapouillot enfonce le clou « dans les semaines ayant précédé l’attribution du prix Goncourt, un roman signé de son président Rosny aîné n’a-t-il pas paru dans L’Intransigeant, le grand quotidien du soir tirant à 400 000 dont le directeur est alors Léon Bailby ? L’un de ses principaux collaborateurs se nomme précisément Guy Mazeline. »                                                 
Plus tard, au moment du procès qui s'ensuivit, dans la revue Le Huron du 16 mars 1933, Maurice Yvan Sicard résumera l'affaire : « On sait comment à l’admirable Voyage au bout de la Nuit fut doucement substitué le bouquin pommadé de Guy Mazeline, l’affaire, cette année encore fut menée par Dorgelès et les deux Rosny, dont l’un est sourd et l’autre certainement idiot... CHAQUE ANNÉE la voix du Président de l’académie Goncourt est achetée au plus offrant. » Tout est dit... ou presque !
Allons voir comment la journée des prix a été présentée dans ce grand journal par Merry Bromberger.


L'Intransigeant du jeudi 8 décembre 1932
Le Prix Goncourt à Guy Mazeline 
À M. Céline le Prix Théophraste-Renaudot 
Le Goncourt La grande course de fin d’année... Les prix littéraires se succèdent à un rythme accéléré. Après les émotions du Prix Fémina et les débats du Prix Interallié, voici aujourd’huile Goncourt et le Renaudot.
Dès 11 heures, des curieux stationnent place Gaillon. C’est du Restaurant Drouant, comme on sait, que le nom du nouvel élu doit être proclamé urbi et orbi. Ce terme n’est pas une image, puisque, le cinéma et le micro sont présents. 
Puissance et rayonnement d’un prix dont le montant matériel n’est pas particulièrement élevé 
(5000 francs), mais qui constitue, par son ancienneté, par la valeur de plusieurs lauréats, la récompense littéraire la plus enviée. Vers midi, les académiciens, les fameux Dix, arrivent successivement. Ce sont MM. J.H. Rosny aîné, président, Raoul Ponchon, Jean Ajalbert, Pol Neveux, Gaston Chérau, Léon Daudet, Lucien Descaves, Roland Dorgelès, Léon Hennique et J.H. Rosny jeune.
M. Lucien Descaves, rappelons-le, revient, pour la première fois depuis de longues années, prendre part au déjeuner. Il est, ce déjeuner, préparé dans un salon où les bruits ne filtrent pas. Menu confortable, arrosé du traditionnel blanc de blanc.

Le vote
Au premier tour, par 6 voix contre 3, le Prix Goncourt a été décerné à notre collaborateur Guy Mazeline. 
M. Céline s’est vu attribuer le Prix Théophraste-Renaudot par 6 voix.


Guy Mazeline
Ce n’est point à des lecteurs de L’Intran qu'il faudrait présenter Guy Mazeline. Ils connaissent cette prose nerveuse et colorée, parfois nuancée d’humour, qui rend vivants les audiences et les débats des grands procès. Mais Guy Mazeline n’est pas seulement notre chroniqueur judiciaire. On a lu ses enquêtes sur les ports, les chômeurs, les voiles pliées. On a pu être frappé de la connaissance et de l’amour des choses de la mer qui transparaissent dans son œuvre. C’est que Guy Mazeline est né au Havre  le 12 avril 1900  et son roman Les Loups est tissé d’observations sur la bourgeoisie de notre grande ville maritime. En 1905, il part avec son père et sa mère pour Fort-de-France, aux Antilles. J’ai gardé, me dit-il une fois, le souvenir d’un pays où l’on mange beaucoup de bananes et de canne à sucre... . „ 
Cette imprécision même lui laissa la nostalgie des Isles. [suit une biographie de marin]. Enfin Les Loups valent aujourd’hui au jeune romancier la plus brillante et légitime consécration.

Les Loups
En ces 622 pages, l’auteur conte les tragiques conflits qui déchirent une famille, mal commandée par son chef. Avec une noble ambition, Guy Mazeline réagit par cette œuvre puissante, contre la facilité d’une certaine production romanesque. Il n’est pas exagéré de dire qu’on songe à Balzac et à sa magnifique richesse. 
— Et maintenant, Mazeline ? — Je prépare le Capitaine Durban. Ce sera une tout autre atmosphère que Les Loups : celle du cran, du courage, du sacrifice. »
Ajoutons que ce grand garçon, mince et brun, d’une courtoisie britannique a imprimé à sa vie comme à ses livres, cette dignité, cette probité intellectuelle qui force l’estime même pour ceux qui ne le connaîtraient pas. L’air du large. Y. D.

Le Prix ThéophrasteRenaudot  
Le docteur X... alias M. Céline 
Une interview dans une clinique 

La rue du dispensaire cherche son âme encore dans les terrains vagues. La masse titanique et désolée de bâtiments à bon marché écrase la clinique populaire construite à ses pieds des mêmes briques glacées.  
Le plaisir, la douleur, la haine, qui gonflent de vie et de lumière dans la nuit cette armature géante, suppurent jusqu’au bâtiment bas aux vitres dépolies. La grande avenue qui passe tout à côté charrie vers lui comme une large rigole les misères qui suintent éparses dans cette banlieue.
Celui qui est là pour les panser est un grand garçon rudement charpenté, la mèche en désordre, aux traits plébéiens, serré dans une blouse blanche. Son nom importe peu. Celui de cette région suburbaine non plus. Je suis venu chercher ici celui qui s'y cache, M. Céline, l’auteur du Voyage au bout de la nuit


Un livre déconcertant, choquant, brutal. Un hurlement dans une nuit de faubourg. Un fou, Bardamu, qui raconte son histoire ou plutôt à travers la sienne celle de son ami Robinson : un homme qui n’a vu dans la guerre qu’une atrocité, qui a déserté, qui, en Afrique dans un poste impossible, saoul de fièvre, a été vendu par ses noirs, est passé en Amérique sur une galère de délire, revient en France, machine un assassinat, y rencontre la mort, l’esquive, exploite des momies dans le caveau d’une cathédrale, va se marier, être heureux, repart et finit par crever de deux balles dans le ventre, de la main de sa fiancée, sur la moleskine d’un taxi. La guerre, l’Afrique, l’Amérique, les coulisses d’un cinéma, le quartier, la banlieue, la médecine, tout y passe dans ces 600 pages, charrié par un fleuve de frénésie. Un livre pathétique, souvent révoltant, plus vrai que la vie. 
Le docteur X s’est assis après m’avoir accueilli, a baissé la lampe et croisé les mains devant lui. Et je ne vois plus maintenant que les yeux de M. Céline, qui parle très vite, d’un ton saccadé. Des yeux dont le regard est comme crispé, des yeux douloureux intensément, des yeux à faire pleurer. 
« — Une autobiographie, mon livre ? Allons donc ! Ma vie est bien plus simple et bien plus compliquée que cela. Non !.. M. Céline — nous ne parlerons que de lui, n’est-ce pas ? — est un malade, blessé de guerre, réformé. Et puis autre chose aussi. Quand je vous parle en ce moment j’ai un train dans l’oreille gauche, un train en gare de Bezons. Il arrive, il s’arrête, il repart. Ce n’est plus un train maintenant, c’est un orchestre. Cette oreille, est perdue. Elle n’entend plus que pour me faire souffrir. Je ne peux presque pas dormir, 
« Le jour je travaille pour gagner ma croûte, celle de ma mère et de mes deux gosses. Le matin je fais de la littérature pharmaceutique. Le soir je suis au dispensaire. Après, je me saoule de cinéma. Plus c’est bête, plus j’aime ça. Mais la nuit que faire quand on ne dort pas ? J’écoute dans mon oreille la folle du logis. Elle m’en raconte, allez, depuis six ans que j’écris ce livre. Comme j’ai le tempérament ouvrier, j’en commence un autre. Mais auparavant j’ai voulu sa voir si je pourrais faire éditer mon Voyage au bout de la nuit à compte d'auteur. Mon éditeur l’a pris pour son compte et depuis lors ont commencé les embêtements. On me poursuit, on me tracasse. Jusqu’à ma mère qui en souffre. Qu’est ce que ça peut leur faire ce que je pense ? Le médecin que je suis, ne pense pas. Il écrit pour la pharmacie. Il soigne les gens du dispensaire. Céline est un loufoque, voilà tout !
«... Une autobiographie mon livre ? C’est un récit à la troisième puissance. Céline fait délirer Bardamu qui dit ce qu'il sait de Robinson. Qu’on n’y voit pas des tranches de vie, mais un délire. Et surtout pas de logique. Bardamu n’est pas plus vrai que Pantagruel et Robinson que Picrochole. Ils ne sont pas à la mesure de la réalité. Un délire !
Le fond de l’histoire ? Personne ne l’a compris. Ni on éditéur, ni les critiques, ni personne. Vous non plus ! 
« Le voilà ! C’est l’amour dont nous osons parler encore dans cet enfer, comme si l’on pouvait composer des quatrains dans un abattoir. L'amour impossible aujourd’hui. Robinson le cherche comme chacun, avec l’argent, cet autre bien indispensable. II finit enfin par trouver un coin tranquille, des rentes, une petite femme qui l’aime. Pourtant, il me peut pas rester là. Il lui faut partir quand il a le bonheur bourgeois sous la main, une petite maison, une épouse câline, des poissons rouges; Il se dit qu’il est fou pour être comme cela. Il s’en va. Madelon le poursuit. Elle ne croit pas qu’il soit fou et lui le comprend aussi. Il n’est seulement pas assez égoïste pour être heureux. La petite l’assaille. Elle ne comprend rien. Lui, pour en sortir et sortir de lui-même, voudrait être héroïque dans son genre mais il ne sait pas comment.
« A la fin, dans le taxi, il trouve. Il dit à Madelon que ce n’est pas elle mais l’univers entier qui le dégoûte. Il le dit comme il peut et il en meurt. 
« Personne n’a compris. Il est raté, hein, mon bouquin ? Mais si ! Mais si ! Je le sais bien. Je l’ai compris quand j’ai dû le relire. Si j’avais la force de Dostoiewsky, je le recommencerais. J’entrerais de nouveau dans la vie, frappant un coup à droite, un coup à gauche. Mais je n’ai plus la force. 
J’ai 40 ans, je suis malade. Un homme fini. Si seulement il y a dans ce bouquin trois pages sur six cents qui vailllent quelque chose, cela me suffit. » 
« Mes maîtres ? Des médecins. Follet d’abord, de l’Université de Rennes, un grand bonhomme ; Rachmamn ensuite, qui dirige à la Société des Nations la lutte contre les épidémies, qui m'aime comme son fils et m'a fait voyager. Et aussi une danseuse américaine qui m'a appris tout ce qu'il y avait dans le rythme, la musique et le mouvement.
« Les morts ? J'ai mâché leurs livres, en mastiquant la vache classique, en travaillant de mes mains d'abord, puis en faisant la guerre pour passer mon bachot, puis en retravaillant pour passer mon doctorat.
«La littérature actuelle ? Les trois-quarts ne valent pas une note d'observation clinique, plus sûre.
« On a dit que je briguais les prix littéraires; laissez-moi rire. Je suis candidat à la tranquillité. Il ne peut pas y avoir un homme raisonnable d'ailleurs pour s'intéresser au délire des «miens».
Merry Bromberger

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