AVANT-PROPOS
Mon premier texte sur Céline, qu'il faut relire aujourd'hui comme le texte d'un jeune écrivain, paraît à la demande de Dominique de Roux dans la troisième livraison des Cahiers de L'Herne. Nous sommes en 1963. Ma lecture de Céline aura donc été permanente, avec des hauts et des bas, en fonction de ce vers quoi m'entraînaient ma curiosité et mes passions du moment. À part Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit, je me rappelle très bien le choc que fut la découverte de D'un château l'autre en 1957, ou de Nord, en 1960, avant même de lire ces ouvrages dans leur intégralité. Dès la publication d'extraits dans la NRF, j'ai senti qu'il se passait quelque chose d'essentiel. Depuis, ma fréquentation de l'œuvre de Céline n'a pas cessé et je me suis exprimé à plusieurs reprises, par exemple dans la préface des Lettres à la NRF, sur ce qu'elle m'apportait. Plus tard, même après mes engagements extrémistes, et malgré la réputation d'homme de droite infréquentable de Céline, alors que son biologisme - c'est ainsi qu'il faudrait définir son racisme - me paraissait en total désaccord avec son génie d'écrivain, j'ai persisté à l'admirer avec constance. On peut dire aussi, et c'est à peine une plaisanterie, que pour le « maoïste» que j'étais il y avait beaucoup de Chine dans Rigodon! A propos de Céline, on en revient toujours, par manque d'imagination, à deux expressions tirées d'un article des lzveztia et reprises en 1947 par Combat (qui a d'ailleurs publié la réponse de Céline). Il s'agit de « nullité littéraire » et de « criminel fasciste ». La première définition devient de plus en plus difficile à soutenir. Ce qui m'intéresse au plus haut point, c'est la façon dont Céline a voulu reprendre, réinventer, «voltairiser » le français, comme il dit. Et que voit-on arriver sous sa plume? Un ensemble d'écrivains classiques qui forment le socle, le fondement de sa langue: la marquise de Sévigné, Louise Labé, La Fontaine, Saint-Simon, le cardinal de Retz, beaucoup d'autres ... Je m'en suis souvenu en commençant ce travail sur Paradis, explicité dans Femmes, où j'ai beaucoup pensé à Céline - et je crois que cela s'entend. Il me semblera devoir aller vers Céline en le refondant, en le décalant; c'est là que son influence, naturellement reformulée, se fait, je crois, sentir dans mes livres. Pour des raisons de forme qui sont en réalité des raisons de fond et surtout d'oreille, cet écrivain est donc essentiel pour moi. Avant d'évoquer les écrits de Céline, il me paraît nécessaire d'insister sur deux points que l'on n'aborde que rarement à son propos. En premier lieu, son génie du titre, de la formule que l'on peut qualifier d'absolue: Voyage au bout de la nuit, Mort à crédit, Féerie pour une autrefois, D'un château l'autre, mêmeBagatelles pour un massacre, ou le terrible L'École des cadavres, cela dit tout avec une extraordinaire économie de moyens. Et puis, son sens du comique: Céline ne parle pas beaucoup de Molière, mais Entretiens avec le Professeur Y est un dialogue digne du meilleur Molière. De façon générale, qui ne s'amuse pas en lisant Céline, malgré la noirceur ou l'outrance du propos, n'y comprend rien. De celui-là je dirais, et ce n'est pas une plaisanterie, qu'il est sourd. Gide croyait queBagatelles pour un massacre était une blague. C'est un livre que l'on peut juger abominable, mais auquel on rit malgré soi. Il est nécessaire de comprendre ce mélange intime, indissociable, de lyrisme et de comique, car il fait le caractère unique de Céline. J'ai relevé dans une lettre à Paraz cette formule: «Je suis lyrique, le crime des crimes, surtout en France ... Et lyrique comique. » Ce comique est toujours chez Céline associé à la légèreté. Quand il prétend avoir pris son style au music-hall, au cabaret, c'est tout à fait juste, c'est dans la chanson (qui revient sans cesse dans Féerie), dans ce que l'on appelait le burlesque qu'il est allé puiser, dans ce qui est fugace, intemporel, qui par définition ne pèse rien. C'est ainsi que nous arrivons naturellement à la danse et au ballet, dont le but est d'échapper à la pesanteur par la grâce, mais aussi par une discipline aussi rigoureuse qu'invisible. N'est-ce pas là le résumé du travail de Céline et de son style? Lorsqu'on lui demandera, à la fin de sa vie, ce qu'il pense de ses contemporains, il les exécutera en une phrase: « Ils sont lourds. » Si l'on veut établir, vite, un catalogue passionné de Céline, il faut commencer par dire que Voyage au bout de la nuit est un chef-d'œuvre. Que ce livre exceptionnel ne soit pas pris immédiatement par la NRF en 1932, qu'il manque le Goncourt au profit d'un livre médiocre, me semble poser un problème très important. Tout comme il faut s'interroger sur le terrible accueil critique que reçoit, plus tard, Mort à crédit. Autre texte que j'ai tenu à rééditer avec Henri Godard dansL'lnfini : Mea Culpa, pamphlet publié à son retour d'URSS, à mon avis essentiel pour comprendre la suite de la trajectoire de Céline. Et que dire des Entretiens avec le Professeur Y, livre magique, d'une force comique inouïe, à s'écrouler littéralement de rire, mais aussi prodigieux art poétique? J'ajouterai la découverte éblouie de Féerie pour une autre fois et surtout de Maudits Soupirs pour une autre fois, qui est à mon avis un texte d'une force hors du commun. Par ailleurs, je suis un des rares à soutenir que ce que l'on désigne sous le titre générique de «Trilogie allemande», à savoir D'un château l'autre (dont le début, avec la Publique, toute la dimension des enfers, la barque de Caron, relève du grand style homérique), Nord (où Céline est peut-être au sommet de son écriture) et Rigodon, même s'ils sont peu lus, sont des livres peut-être supérieurs à Voyage ou Mort à crédit. La vérité sur la Seconde Guerre mondiale me semble être là et nulle part ailleurs. Pendant la rédaction de D'un château l'autre, Céline écrit, toujours à Paraz : « Il nous était réservé de connaître enfin le sérieux des choses, Lucifer et ses vraies tenailles. » Si vous voyez les tenailles du diable, vous voyez aussi Staline et Hitler. Je voudrais d'ailleurs insister sur ce thème diabolique, parfois présent chez lui de façon extrêmement étrange. Ainsi, cette formule curieuse qu'il emploie à plusieurs reprises: « Vous savez, moi et le Prince des Ténèbres, on s'évite. » Il y revient souvent: « Le monde à l'envers! Le mensonge roi ! L'univers du diable! » On n'attendrait pas Céline sur cette question. Puisque Dieu n'existe pas chez lui, il ne devrait pas y avoir de diable non plus; or il est là, toujours. De cela au moins il est sûr et il tient à le dire : « Il n'y a que Satan qui puisse être aussi têtu, enragé dans la malfaisance, la cruauté et la crapulerie.» Lucifer est partout en filigrane. Et quand lui, Céline, affirme qu'il n'écrit pas sans un grand dégoût, comme un médium fait tourner les tables, il nous fait comprendre que l'écriture est une épreuve, une véritable expérience diabolique, à l'écoute des ténèbres: « Le diable sait ce qu'il fait, il est subtil, il s'attaque à la musique des peuples -qu'il veut supprimer.» Il ne peut s'agir d'un jeu, comme cela a pu l'être pour Victor Hugo. Céline engage contre le diable une lutte à mort pour conserver la musique de sa langue. Ce qui nous conduit à ouvrir une parenthèse. Ces ballets, auxquels Céline tenait tant, sont d'une faiblesse évidente, tant par la mièvrerie de leur propos que par l'écriture. Ils sont aussi, dans Bagatelles pour un massacre, le prétexte avancé de sa fureur antisémite: il s'attaque aux Juifs parce qu'ils lui auraient refusé un ballet. Notons aussi que ses ballets, pour reprendre le titre commun qu'il leur donnera, en 1959, en les regroupant au sein d'un même volume, sont sans musique, sans personne, sans rien et que, ultime pirouette, le plus musical des écrivains français semble fâché avec la musique: il n'en veut pas là où elle paraîtrait pourtant le plus nécessaire. Car la véritable musique, cette « petite musique» qu'il ne cesse de revendiquer, est ailleurs. Elle est de l'ordre de l'expérimentation fondamentale et de la création. Quand je lis: « Les mots ne sont rien s'ils ne sont pas notes d'une musique du tronc », puis quand Céline ajoute, pour définir sa fonction créatrice au sens le plus organique: «Je suis le Père Sperme », je ne peux que m'interroger: en quoi le sperme aurait-il trait à la musique, au langage? Plus qu'à Céline, j'ai l'impression d'avoir affaire à Antonin Artaud. Voilà deux grands contemporains liés par une véritable parenté dans l'expérience démoniaque et sexuelle. Aller dans ces parages, le sperme, la « musique du tronc », c'est vouloir une réinvention physiologique - et revendiquée comme telle - de l'écriture. Artaud ne parlait-il pas de la « maladresse sexuelle de Dieu» ? Je pense alors à cette déclaration incroyable de Claudel disant qu'il avait subi l'« influence séminale » de Rimbaud et qui fit graver sur sa tombe: « Ici reposent les restes et la semence de Paul Claudel. » Toute véritable écriture serait-elle donc une fécondation qui, biologiquement, donnerait naissance à cette fameuse « musique des peuples» ? Souvenons nous, dans Rigodon: « Moi qui suis raciste biologique ... » Il y a chez Céline une physiologie de l'écriture et une écriture physiologique qui tiennent de la grande poésie. Je suis allé sur ses pas, au Danemark. Je regardais la mer, non loin d'Elseneur. Hamlet vous fait signe, des fantômes peuvent éventuellement apparaître, hou! hou ! ... C'est de la grande dramaturgie, avec ce qu'il faut de comique. Terrible mais drôle ou, pour reprendre les mots de Mallarmé: « Un tourbillon d'hilarité et d'horreur. » Nous sommes dans la chanson de geste, au sens le plus fort du terme, la geste, la revendication d'écrire dans une langue vivante, alors que tout s'écrit alentour dans une langue morte. Ou, pire, une langue étrangère à elle-même, une traduction, un idiome de seconde main. Même des textes écrits en français par des écrivains français le sont dans une langue déjà presque morte. C'est pourquoi Céline affirme: « Ce que je fais n'a rien à voir avec la prose-prose des arriérés naturalistes américains ou français. » Mais là n'est pas le plus grave. Le tragique, pour Céline, est que cette langue en voie de disparition traduit, dans le renoncement et la résignation, la volonté suicidaire d'un peuple. Que veut-il dire lorsqu'il affirme : « Sévigné, Voltaire, La Bruyère, Saint-Simon, Chateaubriand, c'est un goût qui reste et une couleur absolue» ? Que plus rien n'a désormais de goût ni de couleur? Que toutes les langues, ternes et insipides, finissent par se valoir? Si bien que, pour obtenir le «rendu émotif intime», seule façon d'écrire encore en français selon Céline, mais pour combien de temps, outre le labeur accablant, il faut traiter l'Histoire en direct, se refuser aux romans historiques insignifiants, aux romans naturalistes arriérés dont les Français se bourrent. «Quand on me lit tout bas, il faut avoir l'impression qu'on vous lit à vous le texte tout haut en pleine tête, dans votre propre tête, c'est un truc. » Voilà comment fonctionne l'écriture de Céline. Et cela, au-delà de l'apparente et fausse simplicité, qui en est capable? Qui ose comme lui «toucher au nerf» ? Très peu d'artistes. «Lus tout haut, mes textes sont franchement hideux, grotesques d'emphase, vive Bossuet alors! C'est le rendu émotif interne auquel je m'efforce ... Un tout autre travail ...» Même lorsqu'il se traite de « vieux Con rémouleur de sa sérénade », qui peut encore comprendre cela? Il faut foncer tout droit dans l'intimité des choses, voilà ce que répète Céline dans Entretiens avec le Professeur Y, comiquement, mais avec le plus grand sérieux. C'est dit comme du La Fontaine, d'une façon qu'un enfant peut comprendre, mais c'est d'une grande profondeur. Le métro, les rails, les traverses, le bâton trempé dans l'eau qu'il faut casser pour qu'il paraisse droit, cela est très drôle, très amusant, mais il faut le prendre très au sérieux. Si nous ne devions retenir qu'une chose de Céline, ce serait cela: le «rendu émotif interne». Je sais que cela prendra encore un siècle ou deux, mais il faut le débarrasser de ses oripeaux, de ses déguisements de fou vociférant, et, cela va de soi, de son antisémitisme. L'image qui prédominera alors sera celle d'un Céline enfantin, plus exactement dans l'innocence de l'enfant qui perdure. Céline est à tout jamais un innocent dans un monde coupable. La formule vient de François Truffaut, interrogeant Hitchcock: «N'avez-vous pas l'impression qu'à cause de votre éducation catholique le péché est toujours présent dans vos films?» Et Hitchcock répond: «Pourquoi me dites-vous cela? Je décris toujours un innocent dans un monde coupable.» C'est sans doute ainsi qu'il faut voir Céline, comme il se décrit finalement dans tous ses livres: un enfant innocent perdu dans un monde coupable.
Philippe Sollers
Céline, éditions Écriture, 2009
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lundi 10 octobre 2016
Céline par Solers
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