mardi 9 décembre 2025

Tête de turc Céline par Bing dans Fantasio n°623 du 15 janvier 1933

Article signé Bing dans Fantasio n°623 du 15 janvier 1933
Dans la double page, caricature de Louis-Ferdinand Céline 
“La carabin en folie” par Bécan (Bernard Kahn)
Léon Daudet et Lucien Descaves soutenant le palanquin de Céline pour le prix Goncourt.


Tête de turc Céline

Qui que c’est, le gars Céline dont les gens du jury Goncourt (attention à la contrepetterie) ont failli faire un grand barde populaire ? 

D’abord, c’est pas un gars. Ça pourrait être le citoyen Céline, le syndiqué Céline. C’est le camarade Céline. Simplement. Ceux qui seront pas contents et qui, le voyant enveloppé de sa blouse blanche de médecin au dispensaire de Clichy, voudront lui donner du « cher docteur » par-ci ou du « cher maître » par-là, rapport au prix Théophraste Renaudot que lui ont décerné dix journalistes à la redresse, ben, y n’ont qu’à aller se faire voir... Lui, il en a marre de toutes ces giries et, comme il a pondu 623 pages sur ce ton-là, vous n’espérez pas tout de même l’avoir à l’essoufflement ?


Fantasio, bimestriel "coquin” n°623 du 15 janvier 1933

« Ça a débuté comme ça », qu’il dit. Et il nous fait part de sa première constatation : les Parisiens passent tout leur temps à boire du café crème et des bocks. 

L’histoire des autres bougres commence en général, par des considérations plus rapides et qui les touchent de plus près : le lait de la nourrice trop alcoolisé, pas assez sucré, ou trop court. 

Dégoûtés dès leur arrivée sur terre, il y en a — très peu à la vérité — qui fassent tout de suite le plongeon dans l’inconnu. Le gars Louis-Ferdinand Destouches (il ne s’appelait pas encore Céline) a tout de même eu plus envie de vivre. En sortant de la laïque, il a poussé le triporteur d’un boucher. Vous savez pas, vous autres, ce qu’il faut d’espoir au ventre pour appuyer sur les pédales d’un tri. 

Là, bien sûr, il a commencé à y trouver un cheveu. Comme par hasard, les clients qui font livrer, c’est toujours ceux qui habitent au sixième, ou au-dessus, et les concierges qui seraient mieux dans leurs escaliers empêchent toujours les pauvres grouillots de prendre l’ascenseur là ousqu’y en a. Y a aussi ces sales autobus qui serrent toujours à droite les malheureux cyclistes comme si, en République, ils pourraient pas aller à gauche. 


C’est de cette époque que datent les premiers dégoûts certains du gars Destouches. Faut pas croire pourtant qu’ils lui aient enlevé toute ambition. Il bossait à droite, à gauche, sans soucis de nuance politique chez Mors et chez Damoy et, le soir, il allait se détendre les guibolles, si on peut dire, en essayant de grouper, sous les pupitres à peine évacués par les gamines de la maternelle, ses vastes jambes de sportif avide de mieux connaître les règles élémentaires du savoir-vivre avec les participes. Ça dura des années. Y grandissaient pas, les pupitres. Les genoux de l’étudiant Céline ou Destouches menaçaient de passer à travers. Bachot. Puis P. C. N., tout en s’escrimant, le jour, sur des additions pour une assurance. Ah ! malheur... La vie est pas rose aux pauvres hères. 

Pourtant, le tragique n’avait pas encore envahi le destin des plus malchanceux. La guerre était sur nous. Le cuirassier Céline la fit. Sans enthousiasme. Sans animosité personnelle. Mais il la fit, comme tous les autres qui n’en voulaient pas plus que lui. Et il la fit bien. 

Y a eu des héros de la biffe, de l’aviation, de l’artillerie, des as de la guerre de sapes, des recordmen des blessures et des fourragères. Le maréchal des logis Destouches, du 9e « cuir » (sic), est champion du coup de revers au sabre réglementaire. Il eut un jour, avec des collègues, à s’occuper, sur la Marne, de disperser quelques uhlans trop familiers avec nos avant-postes. Quand les cavaliers ennemis virent dévaler sur eux le peloton de Destouches, ils essayèrent bien de rentrer chez eux par les voies les plus rapides, mais nos chevaux avaient une pointe de vitesse assez réussie. Et le margis avait un abattage du diable. Il cessa de faire des moulinets avec sa latte quand il arriva sur le groupe des fuyards. Alors, galopant à côté des deux uhlans qui fermaient la marche, il détendit brusquement son grand bras que prolongeait son arme terrible et fit voler en l’air deux têtes d’un seul coup. Faut toujours prendre garde aux poussées de colère d'un pacifiste. Eux, ils savaient pas, les pauvres Boches, n’est-ce pas? Et c’est pas maintenant qu’ils apprendraient. Le margis Destouches voulait pas croire, lui le premier, qu’il avait fait un pareil « doublé ». C’est ses hommes qui lui racontèrent. Mais y eut des chefs qui ricanèrent quand on leur fit le rapport sur cet exploit. Du coup, le margis devint antimilitariste à mort. On lui donna la médaille militaire. Bon. Puis on 

dessina une image d'Epinal représentant en bleu, blanc et rouge, son tour de force, digne des plus grands paladins de la légende. 

— J'sais pas encore, qu’il a dit depuis, à Lucien Descaves, qu’est-ce qu’a été la plus grande horreur de la guerre : mon coup de sabre ou cette gravure. 

Mais il a bien fallu en revenir, de la guerre. Quand il eut, comme les camarades, touché son complet Abrami, le nouveau civil Louis-Ferdinand Destouches fit un tour d’horizon et s’interrogea pour savoir comment il allait commencer la conquête du monde. Il ne fréquenta ni la Bourse ni les antichambres des ministères, ni les conseils d’administrations, ni les salons, où de vieilles rombières facilitent aux gars avantageux l’accès des bonnes places et des sinécures dorées. Il retourna à la Faculté de Médecine, tira ses inscriptions, tout en bricolant dans la journée et la nuit pour assurer sa matérielle. Le diplôme conquis, ça ne lui faisait pas une grosse clientèle. 

Flanqué d’un étrange copain, ramassé en pleine guerre entre les deux réseaux de tranchées adverses, il alla aux colonies, en Argentine, en Amérique du Nord, revint à Paris, alla dans le Midi, puis trouva finalement un poste à sa convenance au dispensaire municipal de Clichy. 

C’est là qu’il écrivit le livre qui a tiré son nom, voici quelques semaines, au premier rang de l’actualité. 

Qu’est-ce que Céline, à travers cet énorme bouquin? Ça a l’air très compliqué et, au fond, c’est très simple. 

Louis-Ferdinand Céline a cherché un jardin digne de ses dons et de ses soins ; il n’a trouvé que du fumier. 

Mais ce fumier, vous pensez bien tout de même qu’il fallait l’employer à quelque chose. Alors, quand il eut, avec art, fignolé une œuvre forte et copieuse, sculpté d’un ébauchoir expert dans une matière noble et parfois brillante, Céline a dû, se relisant, être saisi à l’égard de son livre d’un de ces accès de grand rire féroce et ironique qu’il décoche si souvent à la société. 

— Allons, mon petit Céline, ne jouons pas au pontife ! s’est-il dit à lui-même. 

Il s’est alors armé de l’ébauchoir d’un débutant pour retoucher en la diminuant la grande œuvre presque achevée. Et comme ça ne suffisait pas, que la statue gardait encore de l’éclat, il l’a ensevelie littéralement sous une avalanche de gadoue. Il l’a, avec une volupté visible, traînée dans la fange, dans l’ordure, dans le ruisseau, dans le cloaque. Aucun mot parmi les plus grossiers ne lui a semblé trop gros. 

Son bouquin est parti en chandelle — d’autres disent en gerbe de crottes — jusqu’au zénith des cent mille. 

Bing.