samedi 16 juillet 2016

Antoine Blondin, pèlerin de Meudon



Le Flâneur de la rive gauche L'enfance, la famille, les années de prisonnier, les engagements politiques, les goûts littéraires, l'œuvre... Les amis, Colette, Paul Morand, Marcel Aymé et Céline, Roger Nimier, Jean Anouilh, Jacques Laurent et Michel Déon... Sans oublier l'alcool, le sport, la religion... Du jeune polémiste d'après-guerre à la figure germanopratine des dernières années, de l'un des plus grands écrivains français de sa génération au chroniqueur sans égal du Tour de France, de la magie d'un style éblouissant à l'énigme d'un silence volontaire, Pierre Assouline est parti à la rencontre d'Antoine Blondin dans ces entretiens au titre évocateur. Nouvelle édition  2004 disponible à La table Ronde


Pierre Assouline : Croyez-vous, comme Gide, qu'on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments?
Antoine Blondin : Vous avez lu son Journal quand il était en Afrique du Nord?… Gide, c'était un protestant. Il était homosexuel aussi. Mais est-ce un grand écrivain pour autant? Je crois que oui. Il écrivait bien, mieux et plus que moi.
P.A. : Etiez-vous un pèlerin de Meudon?
A.B : Tous les dimanches, j'allais voir Céline avec Marcel Aymé et Roger Nimier: c'était merveilleux et épouvantable. Pas le droit de boire, de fumer, de manger. On y allait quand même. Céline était superbe mais pas très marrant et plutôt mal habillé.
La première fois, il m'a dit: «Blondin, je t'admire…» Je suis devenu rouge de honte. «car tes livres sont si légers que quand ils me tombent des mains, ils ne me font pas mal aux pieds.»
Nimier lui a fait avoir de l'argent de Gallimard. Puis il s'est mis en tête de lui faire avoir le prix Nobel. Il a eu plus de mal avec les Suédois qu'avec Gaston.
P.A. : De quoi parliez-vous avec Céline?
A.B : De tout. De l'actualité. Il n'aimait pas écrire. Il aurait préféré être un grand médecin. Il écrivait trois mille pages pour en garder quatre cents et il les accrochait sur des ficelles avec des pinces à linge. Dans ce siècle, il y a Proust, Céline et Marcel Aymé.
[…]
P.A. : Vous l'avez revu Hemingway?
A.B : Non, mais pendant le Tour de France, en 1961, voilà qu'on apprend la nouvelle de sa mort. Alors je lui consacre ma chronique quotidienne de L'Equipe au lieu de l'étape du Tarn. Le lendemain, Nimier m'appelle: «Petit con! Hemingway c'est bien, mais Céline c'est mieux» Il venait de mourir lui aussi. Alors le lendemain, j'ai fait un papier sur Céline* à la place de je ne sais plus quelle étape.

PS: si nous avons laissé dans ce blog l'échange sur Gide, c'est que la question de Pierre Assouline  Croyez-vous, comme Gide, qu'on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments? évoque un débat toujours actuel dont Céline est le cœur.
PPS: Blondin ne trouve pas Céline “marrant” mais il cite pourtant un commentaire de son œuvre qui l'ai assez ! («Blondin, je t'admire… […] car tes livres sont si légers que quand ils me tombent des mains, ils ne me font pas mal aux pieds.»)


* Antoine BLONDIN, L'Équipe, 6 juillet 1961.
« Aux douaniers italiens, nous avons dû déclarer, aujourd'hui, qu'il nous manquait quelqu'un. La mort de Céline ne frappe pas ses lointains confrères, elle bouleverse ses lecteurs, son prochain.»

Un véritable abandon
Si le Tour de France n'était qu'une course cycliste, ce qui ne se vérifie que par intermittence depuis quelques jours, nous prendrions sur nous de parler de la transhumance qui ramène nos cordées de ramoneurs savoyards à quelques centimètres au-dessus du niveau de la baigneuse. Quand une sorte de courant électrique (d'où le nom de coureurs) sillonne les jetées-promenades, on éprouve en général un profond soulagement à voir surgir de l'eau des visages de sirènes prolongés par des queues de peloton, à renouer avec la muraille ruisselante d'un public dont le nombril attentif s'écarquille au passage de rescapés noirauds descendus d'une autre planète, à prendre sa part dans la tornade qui introduit la panique aux terrasses des salons de thé et relègue en bas de plage les éphèbes sculptés dans du pain d'épices. Si le Tour n'était que cette compétition ravageuse, en forme de violation de domicile, qui plie la coutume à sa loi, nous remettrions à plus tard, à la nuit tombante, le moment de méditer sur cette évidence, déplacée en ces lieux bruissants de colloques d'oiseaux et de refrains d'adolescents, que Louis-Ferdinand Céline ne nous dira plus rien des choses de la vie.
Mais le Tour est aussi un voyage. Quand l'état de siège s'y relâche, l'état d'âme reprend ses droits. Les tristes nouvelles du siècle nous parviennent. Nos chagrins passent les frontières. Aux douaniers italiens, nous avons dû déclarer, aujourd'hui, qu'il nous manquait quelqu'un. La mort de Céline ne frappe pas ses lointains confrères, elle bouleverse ses lecteurs, son prochain. Par un retour étrange, c'est nous qui avons l'impression de partir avant la fin et qu'on dépouille notre sensibilité. Nous sommes rendus à un mal, qui n'est pas celui du siècle, mais le mal de tous les siècles, et notre écho s'est tu, notre bréviaire s'est fermé. Il va falloir descendre en nous-mêmes pour entendre le chant que nous ne savons pas chanter.
Céline s'est éteint à Meudon, sur la route des Gardes, au milieu de cette côte, qui est à la fois le calvaire et le paradis des cyclistes. Mais je crois qu'ils s'ignoraient mutuellement. Il avait possédé jadis, quand il était le médecin des pauvres, une monstrueuse motocyclette à laquelle il tenait beaucoup. Ses ennemis y avaient mis le feu, comme on brûle une effigie, en l'occurrence celle du dénuement et du dévouement. Car il pratiquait le sport dangereux qui consiste à aimer les hommes sans le leur dire.
Bien plus : il n'était membre d'aucun club. Ce routier du bout de la nuit pratiquait en cavalier seul, drapé dans sa houppelande, appuyé sur son bâton, berger généreux et farouche, provocateur et humilié. Il est très honorable, pour tous les gens qui prennent une plume, de penser que l'un des deux ou trois plus grands écrivains du siècle vivait sans ressources et sans avidité, loin des récompenses, sinon livré aux outrages.
Nous avons appris sa mort dans les faubourgs de Turin, chantiers rocailleux qui eussent arrêté son regard bien qu'un peu trop lumineux. Une clôture plus fragile que les parois d'un cœur — on en percevait le moindre battement — nous séparait d'un hospice semblable à celui où il exerçait autrefois à Courbevoie. Un vol de cornettes d'une blancheur très douce passait et repassait dans la poussière du matin : les petites sœurs invisibles conduisaient au grillage leurs pensionnaires claudiquants, hommes et femmes aux yeux pailletés de naïveté que notre manège comblait de joie gloutonne et qui s’abandonnaient, loin des nuages, à la faveur tranquille de vieillir sans génie.
Nous attendions de la course qu'elle dissipât notre malaise. Les premières heures furent d'un défilé, scandé par l'apparition régulière des charmantes pagodes de cantonniers aux murs couleurs de Cassate. À l'image de ces monuments, qui prolifèrent dans le Piémont, où l'on voit des bersaglieri moustachus figés dans la position : " Arrêtez-moi ou je fais un malheur ! ", les coureurs semblaient coulés dans le bronze d'une agressivité paisible ; les inscriptions, tracées sur l'asphalte, demeuraient lettre morte ; les " Forza ! " de la route ne rencontraient aucun écho et le peloton aucun clin d'œil. L'ennuyeux, disait déjà Céline, à propos de la guerre, c'est que ça se passe le plus souvent à la campagne. Il en va parfois de même du Tour de France.
Mais, tout à l'heure, nous nous endormirons face à la mer.
Antoine BLONDIN, L'Équipe, 6 juillet 1961.



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