mardi 10 mars 2020

Préface à Bezons à travers les âges par Louis-Ferdinand Céline (1944)

L'édition du livre d'Albert Sérouille, vue par Denoël

Le 15 février 1944 : Mise en vente de Bezons à travers les âges
Denoël l'a tiré à 3000 exemplaires. C'était le tirage initial de Voyage au bout de la nuit.
L'éditeur [cf. sa lettre du 14 mars] a accepté cet ouvrage consciencieux pour faire plaisir à Céline mais rien ne lui était plus étranger que le régionalisme. Pour la circonstance, il a créé une nouvelle collection : « A la ronde du grand Paris », qui n'aura pas d'autre titre. Et Bezons sera soldé trois ans plus tard.
Céline écrit pourtant : « Denoël à force de faire le Mage d'une province l'autre, de faire incarner celle-ci... celle-là... se sentait plus !... 'Bravo ! Tabou ! Tout j'ose !...' mais minuit Place des Invalides le truc a rompu ! un nuage, la Lune !... envolés les charmes !... Denoël ce qui l'a fini, ce qui l'a achevé de faire le con, c'est sa collection des 'Provinces', les envoûtés folklorisques, les incarneurs en transe de lieux !... chiadeurs en concours : Moi ! Moi ! Moi ! moi les Cornouailles... moi le Léon !... moi les Charentes !... épileptiques d'incarnation ! [...] 'Vous êtes retenu pour le Concours !... oh, que vous incarnez le Cameroun !...' par ici bananes !... les dattes, ananas ! tout l'Empire y arrivait à table !... sur sa table !... je vous dis : rien manquait !... on peut dire que le pauvre Denoël avait vraiment bien mis au point la question d'approvisionnement... » [D'un Château l'autre, Bibliothèque de la Pléiade, p. 126].
Mis à part un livre paru en 1936 [Ce Coin de ma Provence par Jeanne Jaubert], on chercherait en vain dans le catalogue de l'éditeur un ouvrage qui réponde à cette définition. Tout au plus pourrait-on citer l'ouvrage d'Adrien Printz : Chronique lorraine 1940-1944, qui est une chronique de la vie en Moselle « sous la botte », mais il s'agit d'un livre sur l'Occupation, comme il s'en est publié des dizaines après la Libération, plutôt que d'un ouvrage régionaliste. Et il a été édité en 1945, c'est-à-dire sous l'administration provisoire de Maximilien Vox.
Sollicité en 1944 par Céline pour éditer une Histoire de Clichy rédigée par le même Serouille, Denoël se récusera. En 1949 encore, Céline tentera de la faire publier : «Mon cher et bien vieux collaborateur, Albert Serouille, est en train de crever dans une dèche extrême, à Bezons. Il avait, sur mon inspiration ! entrepris et mené à bien une histoire de Clichy-la-Garenne (elle est achevée), la faire éditer où ? tout le problème ! Il faudrait reprendre l'histoire de Bezons qui a encore un petit courant permanent d'acheteurs et éditer en même temps Clichy [...] Je ne sais pas si Frémanger... Il a l'air bien embrouillé, surpassé par ses malheureux ouvrages ! Enfin s'il désire ! mais ce sont là des livres de peu, de très peu de rapport, de folklore banlieusard.» [lettre à Pierre Monnier, 2 mars 1949].



Préface à Bezons à travers les âges d'Albert Sérouille 
par Louis-Ferdinand Céline (1944)

Pauvre banlieue parisienne, paillasson devant la ville où chacun s’essuie les pieds, crache un bon coup, passe, qui songe à elle? Personne. Abrutie d’usines, gavée d’épandages, dépecée, en loques, ce n’est plus qu’une terre sans âme, un camp de travail maudit, où le sourire est inutile, la peine perdue, terne la souffrance, Paris «le cœur de la France », quelle chanson! quelle publicité! La banlieue tout autour qui crève! Calvaire à plat permanent, de faim, de travail, et sous bombes, qui s’en soucie? Personne, bien sûr.
Elle est vilaine et voilà tout. Les dernières années n’ont pas arrangé les choses. On s’en doute. Banlieue de hargne toujours vaguement mijotante d’une espèce de révolution que personne ne pousse ni n’achève, malade à mourir toujours et ne mourant pas. Il fallait une plume ardente, le don de vaillance et d’émoi, le talent de haute chronique pour ranimer ces pauvres sites, leurs fantômes, leurs joies évadées, leurs grandeurs, leurs marbres, leurs souffles à méchante haleine.
La banlieue souffre et pas qu’un peu, expie sans foi le crime de rien. Jamais temps ne furent plus vides. Beau poète celui qui s’enchante de Bretagne! de Corse! d’Angoumois! d’Hespérides! La belle affaire! Chanter Bezons, voici l’épreuve! Voici le génie généreux. Attraper le plus rebutant, le plus méprisé, le plus rêche et nous le rendre aimable, attachant, grandiose!
M. Serouille joue ce miracle, il nous fait palpiter Bezons, mieux que poète, sans travestir, sans redonder, tout en probe historique passion. Il nous rend le rythme et la vie, il gagne. Et la vérité! Un exemple ! L’ Alsace-Lorraine ! Que de discours ! Que d’encre ! Que de sang! de défilés! Un Français sur cent mille sait-il que nous devons l’Alsace-Lorraine au Maréchal Marquis* de Bezons? La France est mufle. En passant. Mille autres traits merveilleux au cours de ce livre à Bezons! Gloire à son auteur! Au moment où tout nous guette, où la mort nous tient de mille parts, de faim, de bombes, de lassitude, de haines, le livre de M. Serouille nous vient en divin délassement, il nous donne la clef des champs, la clef des songes si j’ose dire, il nous permet d’imaginer d’avoir encore une Patrie, chez les morts, non une Patrie de formules, quelque drapeau de bazar, raccroc de battage, mais une terre pour nos chagrins moins froide que les autres, sur deux kilomètres carrés. Peut-on choisir son Katyn? L’ambition est peut-être immense…

Dispensaire municipal de Bezons
Vive donc la mort à Bezons! Je l’y connais un petit peu. M. Serouille nous l’ornemente. Vive Montjoye et Saint-Denis! Pas bien loin! Vive Courbevoie! ma naissance! Toute ma patrie, hélas! est là déjà sous terre! Je m’intéresse forcément. Un dernier coup d’œil. Pour être bien en un endroit il faut connaître les fantômes. M. Serouille sait tout cela, il nous guide, il est à son aise dans le Temps, il nous habitue, si j’ose
dire. Tout ira bien. L’Histoire est le seuil de la quatrième dimension. Celle de demain. Je voudrais bien que l’on m’enfouisse avec «l’Histoire de Bezons» ; je voudrais bien savoir là-bas ce qu’on pense de M. Serouille? tout le bien du monde, je suis sûr. Quels scrupules! Quelle délicatesse! Tout son ouvrage est d’un poète, malgré tout, bien qu’il s’en défende, le souci, le départ, l’envol, mille traits touchants et d’infini. Non ce n’est point œuvre banale.
BEZONS dans le dictionnaire? Deux lignes et maussades… Quelle vilenie! Quelle saleté! Mais toute l’Histoire de la France passe par Bezons! Précisément! Au plus juste sur le pont de Bezons. Les années de la France sont-elles d’abondance, de prospérité, de bonheur? La Foire de Bezons bat son plein! On chasse à Maisons-Laffitte, les troupes paradent vers Carrières, ce sont cortèges en éclats, joies et bombances, sur les deux rives tout va bien! Les années sont-elles funestes? Les malheurs fondent-ils sur la France? Les avant-gardes du désastre campent à Bezons… Le pont saute !… C’est le grand signe!… Allez le voir… On le répare à peine… Il faudrait à Bezons presque un pont amovible… Dix fois au cours de l’Histoire il saute, ressaute, tantôt en barques, tantôt en chêne, tantôt en pierres, toujours il s’envole!… à tous les coups!… et le fer donc!… Le pont de Bezons ne tient pas… Vérité des siècles… J’étais là sur ce parapet en juin 40 ! Quel badaboum ! Salpêtre! fumées! Poussières d’Histoire !… Quel dénouement! Vingt siècles à l’eau!… L’eau de Bezons! Tous ont passé là… sous le pont… sur le pont… Ô gué!… Goths… Normands… Romains… Anglais… Britons… Cosaques… et la suite!… Conquérants de tout… Demain qui?… Tout est promis ** !… Marquis Maréchal de Bezons, que défendez-vous aux lieux sombres? Vaincrai-je sous votre pavillon moi qui tout perdis *** en plein jour? Admirer le portrait d’acier **** !… J’ai porté moi aussi cuirasse… Ceci nous rapproche!… Quels souvenirs!… France si nous faisions nos comptes !… Plus lourd de blessures que de corps ils n’emporteront pas grand-chose ceux qui me guignent… J’y songe !… Un tas d’embêtements et d’os!… comme ils vont se sentir volés! Comme ils vont encore me maudire!… Sacrés pignoufs *****…
Le Marquis au soleil des morts passant la revue nous aurions du monde!… Vous irez voir son château… Il existe encore (pour combien de mois, de semaines ****** ?…). Napoléon est annoncé, il passe en calèche… et Madame… au pont de Bezons comme les autres… les notables s’avancent… saluent… les Cent Gardes!… Bien avant lui Henri IV… Ainsi tout le cours du temps… à la remonte des drames en drames… joies si frêles entremêlées… La trame de l ’Histoire est atroce!… M. Serouille nous le fait voir, même sur ces quelques ares carrés!… Quelle richesse de tragédie! Que d’eau passée sous les ponts !… Et puis une chanson de Fête !… Jolie surprise !… M. Serouille nous l’apporte… toute guillerette encore… et puis un écho de la mode des là-bas toutes premières années… tout à l’aurore de notre nom… La France aux limbes… Mérovée sans doute… une fibule… M. Serouille nous la présente… Quel bijou!… nous l’avons en main… broche
de dame… il retenait sur une épaule un voile gracieux à la romaine… tulle au vent… jolie mode « des années Cent» entre Carrières et Argenteuil!… Toutes les modes finissent au cercueil… Celui-ci fut découvert intact au lieu-dit « Les Mines d’or» sous Bezons vers 1912.
Française des premières années, Madame, nous voici revenus vers vous après quel effrayant parcours!…
Vingt siècles à tâtons, quelle fatigue!… Ah ! Madame, quelle aventure! C’est fmi partout, nous dit-on… Tant mieux, mon Dieu! Est-ce bien sûr? Mille ans… mille ans… sont vite passés aux heures du monde! Encore mille autres… un autre M. Serouille, Chinois sans doute en ce temps-là nous trouvera ensevelis pas loin l’un de l’autre… nous fourrera-t-il dans le même sac ?… C’est probable! Ô le destin merveilleux « d’infinir» marié sans façon avec la dame à la fibule!… Je suis né tout près d’ici à Courbevoie, l’autre coude… Six mille ans de mieux tout s’arrange !… On se retrouve et tout est dit!… L’aventure française !… Ah! nous vivons des temps moroses. Nos lendemains sont impossibles… Traqués, suppliciés, maudits, dans le passé tout notre cœur! Soyons jaloux de nos poussières ! M. Serouille nous les présente dans un chatoiement admirable !… Point d’avenir sans deux mille ans! Vous ne serez quittes pour autant!… Vous en réchapperez peut-être… Que la tradition se renoue des jours heureux!… Que la fête renaisse aux deux rives!
Les Romains admiraient déjà le découvert de la vallée ! Là-haut vers le ciel d’Argenteuil à la perspective du fleuve… Les grands lieux ont un fier espace qui porte aux nues. Vous admirerez je suis sûr. Et tout autour du pont les mouettes gracieuses en leur séjour d’hiver, flocons palpitants d’infinis, baisers du large à nos malheurs, miettes au Vent qui tout emporte !… Ô je lyrise !… Ô l’aventure ! Le livre, voyez-vous, peut griser! vous trouverez cela vous-même! Le tour de cette richesse drue… si peu de pages!… Il faut le lire donc à courts traits… prudemment… comme on pénètre à petits pas dans une serre bien trop chaude… où bien trop d’arômes tiennent l’air ******* ! trop de parfums!… où tout imprègne! Ô dangereux M. Serouille !

*. Dans son manuscrit Céline avait gratifié le marquis de Bezons du titre de duc. Dans sa correspondance à Marie Canavaggia en date du 31 août 1943, Céline demande à sa fidèle secrétaire de rectifier dans tout le texte: «Bien entendu il y a plusieurs Ducs dans le texte à dégommer marquis!»
**. Dans sa version manuscrite, Céline avait écrit: «Demain qui ?… Tout est promis !… Si le concierge de la France tenait sa loge Pont de Bezons il saurait tout ce qui se passe, d’un siècle à l’autre, à peu de choses… Marquis Maréchal de Bezons, que défendez-vous aux lieux sombres? » Une partie de ce paragraphe a été retranchée.
***. Dans sa version manuscrite, Céline avait écrit «perdit ».
****. Dans sa version manuscrite, Céline avait écrit « admirez le portrait du duc ».
*****. Dans sa version manuscrite, Céline avait écrit «piniouf».
******. Une fois de plus on pourra apprécier le caractère prophétique des écrits de Céline, le château de Bezons a été démoli en 1952.

*******. Dans sa version manuscrite, Céline avait écrit: « Où trop d’arômes tiennent l’air. »

Source : Céline à Bezons de David Alliot et Daniel Renard. Éditions du Rocher mars 2008


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