dimanche 30 décembre 2018

Comment j'ai connu et lancé Louis-Ferdinand Céline par Robert Denoël

Ce brouillon non signé, qui avait appartenu au libraire Pierre Laleure, fut rédigé en avril 1941 mais pour quel usage ? On en retrouve des éléments dans la presse de l'époque mais pas son intégralité.



Il a été publié pour la première fois en février 1989 par l'éditeur Van Bagaden dans sa collection Céliniana, puis dans le n° 208 du Bulletin célinien d'avril 2000.

Comment j'ai connu et lancé Louis-Ferdinand Céline 

L'auteur qui a écrit Les Beaux Draps n'est pas un homme comme tout le monde. Il suffit de lire deux pages de Céline pour voir que l'on se trouve en présence d'un tempérament hors mesure. Et c'est précisément ce qui m'est arrivé, voici bientôt dix ans quand j'ouvris le manuscrit de ce livre fameux qui s'intitule Voyage au bout de la nuit. Le manuscrit était énorme, plus de huit cents pages fort soigneusement dactylographiées. Il m'était parvenu enveloppé dans de vieux journaux et – ce détail a son importance – dans un papier d'emballage dont l'étiquette portait la firme d'un de mes confrères. Mais le manuscrit, je m'en aperçus après l'avoir lu, ne portait ni adresse ni nom d'auteur.
Saisi dès les premières lignes par la nouveauté de ton de l'auteur, par son entière liberté, par cette langue extraordinairement riche, farcie d'argot et d'images d'une crudité sans pareille, je lus le Voyage d'une seule traite. J'y passai la nuit. Et le lendemain matin je voulus me mettre en quête de l'auteur de ce livre que je considérais comme un bouleversant chef-d'œuvre. Je retrouvai le papier d'emballage dont l'étiquette portait un nom de femme. C'était impossible. Jamais une femme n'aurait pu écrire une œuvre aussi virile et aussi audacieuse. Mais c'était une piste. J'écrivis donc par pneumatique à la dame de l'étiquette en la priant de passer me voir d'urgence. En attendant sa réponse, je jetai un coup d'œil sur les autres manuscrits qui m'avaient été envoyés cette semaine-là. Quel ne fut pas mon étonnement en découvrant un roman qui portait le nom et l'adresse de la dame à qui je venais d'écrire. Le manuscrit –– en un coup d'œil je m'en rendis compte –– était insipide. Que faire? Je ne voulais pas froisser la susceptibilité de la seule personne qui pouvait me renseigner. Elle vint me voir l'après-midi, persuadée, hélas, que je la convoquais pour lui dire que j'allais publier son roman. Je commençai donc par lui dire – ce qui était vrai – que je ne l'avais pas encore lu, mais que je le lirais bientôt. En attendant, je lui demandai instamment de me dire par quel hasard l'ouvrage que j'avais sur ma table m'était arrivé enveloppé dans un papier qui portait son adresse. Je lui montrai le formidable manuscrit. Elle y jeta un coup d'œil et me déclara froidement qu'elle ne l'avait jamais vu, qu'il y avait là un mystère pour elle comme pour moi.

Je ne me décourageai pas. Je fis appel à toute mon éloquence, aux ressources de la diplomatie la plus habile. L'interrogatoire dura près d'une heure. La dame me raconta ses souvenirs d'enfance, m'exposa ses projets littéraires, me raconta le sujet de son roman. Je subis tout cela avec une patience angélique. Enfin au bout d'une heure, quant à bout de forces, j'allai renoncer, elle m'avoua que le manuscrit était l'œuvre d'un médecin, personnage fort singulier qu'elle voyait tous les jours pour la bonne raison qu'il était son voisin de palier. Ils avaient la même femme de ménage. Celle-ci s'était servie du papier d'emballage pour envelopper ses chaussons et l'avait oublié chez le docteur. Et le docteur s'était servi de ce papier pour envelopper son précieux manuscrit.
Cette histoire digne d'un roman policier m'amusa beaucoup. J'écrivis au docteur qui vint me voir le lendemain. Je me souviendrai toujours de son entrée dans mon bureau. Je vis un homme de grande taille, carré d'épaules, avec un visage net, les cheveux châtains tirant sur le blond rejetés en arrière, les traits fort beaux mais durs, éclairés par les yeux pâles, d'un gris-bleu, extraordinairement perçants. Il se dégageait de cet homme une impression de force, de puissance, le visage révélait une intelligence de tout premier plan avec quelque chose de plus, la poésie, le rêve dans le regard ou pourquoi ne pas le dire : la présence du génie.
Notre conversation fut longue. Elle fut le prélude de bien d'autres conversations du même genre, car Louis-Ferdinand Céline avait beaucoup de choses à m'apprendre sur la vie, sur la vie des petites gens, sur la vie des pauvres et quand je l'en pressais fortement, sur lui-même. Je le revois encore assis à la table de mon bureau devant moi. Ses mains surtout me frappèrent, de belles mains nettes, qui balayaient l'espace devant lui tandis qu'il parlait. De temps en temps, de son index, il montrait un point de la table, il désignait avec précision les choses qu'il fallait transformer dans le monde pour arriver à l'équilibre, à l'harmonie.
De cet entretien et des suivants, je sortis bouleversé par la lucidité extrême de cet écrivain qui, partant de l'histoire d'un individu malchanceux, arrivait à une vérité universelle, arrivait à faire la synthèse de l'homme en désarroi devant le machinisme et les autres progrès de la civilisation. Il parlait d'abondance avec cette même verve que l'on trouve dans ses livres, tantôt usant du parler des faubourgs parisiens, tantôt du langage d'une précision toute scientifique. Et cela avec le plus grand naturel.

Robert Denoël en famille (1937)
Je m'attaquais bientôt au problème du lancement du Voyage au bout de la nuit. Je rendis visite aux critiques littéraires, aux échotiers, aux courriéristes. J'accablais la presse de notes et de communiqués pour annoncer au public que je venais de découvrir un chef-d'œuvre. Mais à cette époque tous mes confrères en faisaient autant. Et personne n'y croyait. Le livre faisait lentement son chemin, en dépit de quelques articles fort enthousiastes et d'autres fort réprobateurs. Chose piquante, l'auteur de La Garçonne écrivit dans un journal obscur un article fort sévère pour les libertés que prenait Louis-Ferdinand Céline avec les convenances littéraires et autres.
Mais cela ne suffisait pas. 
Je voulais pour mon auteur un prix littéraire et naturellement, je voulais avoir le prix le plus important de l'année : le Prix Goncourt.
J'apprenais justement que Lucien Descaves portait le livre aux nues. Léon Daudet le recommandait à tout venant. Et Jean Ajalbert déclarait que c'était le grand événement littéraire de l'après-guerre. Les premières réunions du jury eurent bientôt lieu. Huit jours avant l'attribution du prix, le siège du jury était fait. Jean Ajalbert venait me voir et me disait qu'à la dernière réunion, la majorité était acquise au livre de mon candidat. De son côté, Lucien Descaves convoquait Céline, l'embrassait et lui annonçait que, huit jours plus tard, il aurait le prix Goncourt. Nous finîmes par y croire. Le bruit se répandit, et la veille du prix, tout Paris annonçait Céline comme gagnant de la grande épreuve.
Le jour fameux arriva. Coup de tonnerre. À la dernière minute d'habiles manœuvres provoquèrent un revirement au sein du jury, et le prix fut donné à un autre. Mais les journalistes présents décernèrent immédiatement le Prix Théophraste Renaudot au Voyage au bout de la nuit et réparèrent l'erreur des Goncourt. Ce fut dès le soir un beau scandale dans la presse. Pendant quinze jours, on ne parla que de cet événement. Nous reçûmes plus de cinq mille articles de journaux. Et le succès vint, immense, dépassant toutes les prévisions. Le livre fut traduit en quatorze langues. Des milliers de volumes s'enlevaient tous les jours. Et pendant ce temps-là, L.-F. Céline, fort peu amateur de tout ce fracas, était parti en voyage. Il ne revint qu'un mois plus tard, quand le bruit commença à se calmer.


Il se remit aussitôt au travail, tout en continuant à exercer sa profession de médecin dans le dispensaire de banlieue auquel il était affecté. Deux ans plus tard, il donnait un chef-d'œuvre : Mort à crédit. Livre terrible, plus dur encore que le Voyage et qui fut l'objet d'un sévère boycottage dans une partie de la presse. Mais passons. Dès ce moment, Louis-Ferdinand Céline qui avait décrit la misère de l'homme des villes, qui par métier était amené tous les jours au contact des pires horreurs, Céline ne pouvait plus se contenter du rôle de témoin. Il allait bientôt devenir l'accusateur dans un livre où sa verve débridée, son génie de l'invective, son éloquence magnifique allaient se donner carrière. Et c'est ainsi que parut Bagatelles pour un massacre, pamphlet formidable où l'auteur dénonçait sur le mode virulent la malfaisance d'Israël. Cet ouvrage paru sous le Front populaire fit un effet foudroyant. La presse essaya de le passer sous silence mais on n'ignore pas un cyclone. Les journaux qui avaient pris le parti de se taire, de refuser les annonces de publicité que je leur envoyais, passèrent à l'attaque, à l'attaque la plus venimeuse. Tous les petits écrivains juifs ou enjuivés déversèrent leur fiel dans les journaux de gauche et d'extrême gauche : ils crièrent au fou, au pornographe, ou au vendu. Ce qui n'empêchait pas la diffusion du livre. Mais Bagatelles était entièrement composé sur le plan général. Il parlait surtout du caractère néfaste du Juif, de son rôle corrupteur, de son rôle de décomposition dans nos sociétés actuelles. Dans L'École des cadavres l'auteur, avec infiniment de courage passait à l'attaque de nos politiciens, de ceux qui, sous le mirage de l'alliance franco-anglaise, nous entraînaient à la catastrophe. Jamais livre prophétique ne fut plus furieusement accueilli. Et pourtant les Français peuvent relire aujourd'hui chaque page de cet ouvrage, ils y trouveront l'histoire préfigurée de leurs malheurs, annoncée avec une violence, une précision et une splendeur d'images inégalées. La riposte ne se fit pas attendre. Un procès, l'interdiction du livre, une condamnation en correctionnelle, et L'École des cadavres disparut de la circulation. Et l'éditeur fut incité de façon pressante à retirer de la vente Bagatelles pour un massacre.
Aujourd'hui la situation a changé. En dépit de quelques résistances provoquées par la forme virulente de ses écrits, Louis-Ferdinand Céline reçoit l'hommage qui était dû à sa clairvoyance, à sa lucidité, à son génie. Son dernier livre, Les Beaux Draps, qui fait le bilan de nos erreurs et de la catastrophe et qui apporte, sous une forme lyrique, des solutions au marasme actuel, connaît un succès foudroyant. En deux mois Les Beaux Draps sont arrivés à la cinquantième édition, et ce n'est pas fini.
Mais cette fois, Céline a pour lui non seulement le public, mais la critique. Les hommes de lettres lui rendent enfin l'hommage qui lui est dû en le plaçant au premier rang. Je n'en veux pour preuve que l'excellente étude de Pierre Drieu la Rochelle dans la Nouvelle Revue Française. Je vous demanderai d'en citer la conclusion :
« Céline a eu le même sort que la vérité. L'élite n'a pas voulu regarder en face l'un plus que l'autre ; elle a fermé les yeux sur la force de Céline comme sur la force des événements... Céline, lui, est bien équilibré. Céline a le sens de la santé. Ce n'est pas sa faute si le sens de la santé l'oblige à voir et à mettre en lumière toute la sanie de l'homme de notre temps. C'est le sort du médecin qu'il est, du psychologue foudroyant et du moine visionnaire et prophétisant qu'il est aussi ».
On ne peut mieux dire. Céline est sain. Céline est tonique. Il suffit de lire dix pages des Beaux Draps pour s'en convaincre.

samedi 29 décembre 2018

Deux témoignages de résistants oubliés par le couple Taguieff-Durafour

Ah !... Ces témoignages “oubliés”...

Témoignage Champfleury 

C’est en février 1958 que dans Le Petit Crapouillot, Céline réagit à l’article de Roger Vaillant intitulé Nous n’épargnerions plus Louis-Ferdinand Céline, paru en janvier 1950 dans La Tribune des nations.

Roger Vaillant, rue des Abesses pendant la Guerre,
voisin de Céline qui habitait à deux pas, rue Girardon
Robert Champfleury découvre cette réplique deux mois plus tard et écrit, sans tarder, de Golfe Juan où il s'est retiré, la lettre suivante à Céline.



Cher ami,
Ecœuré des assertions de R.V. (Roger Vaillant), je vous adresse la lettre ci-jointe à toutes fins utiles, avec l'autorisation évidemment de la faire publier dans le canard de votre choix. Tout heureux d'avoir l'occasion de vous assurer de ma fidèle amitié.
Je reste à votre disposition et vo
us serre cordialement la main.
Chamfleury


En annexe, figurait cette lettre datée du 4 avril 1958 que Céline adresse aussitôt à Jean Galtier-Boissière qui la publie, partiellement, dans Le Petit Crapouillot du mois de juin.
Quatre ans plus tard, lorsque Chamfleury livre son témoignage dans les Cahiers de l'Herne, il reprend, de cette lettre, les extraits choisis par Galtier-Boissière.
Grâce à Paul Chambrillon, qui détient ce document dans ses archives, nous sommes en mesure de le reproduire, pour la première fois, intégralement. 

(Le Bulletin célinien n° 201, septembre 1999)

Je viens de découvrir, un peu tardivement, dans Le Petit Crapouillot de février, votre réplique à un papier de Roger Vaillant paru dans La Tribune des Nations.
Si j'avais eu connaissance, à l'époque de la parution, de cet article en tous points odieux et méprisable, je n'aurais pas manqué de lui donner la réponse et le démenti qu'il convenait. Peut-être n'est-il pas trop tard pour le faire et vous dire immédiatement et d'abord que je suis pleinement d'accord avec vous quand vous affirmez que vous étiez parfaitement au courant de nos activités clandestines durant l'occupation allemande et qui consistaient en : répartition de cartes d'alimentation (contrefaites à Londres), et de frais de séjour, attribution de logements aux évadés et parachutés, indications de filières pour le passage des frontières et lignes de démarcation , acheminement du courrier, lieu d'émission et de réception radio avec Londres, lieu de réunion du Conseil de la Résistance, etc...



Tout cela supposait évidemment des allées et venues dans mon appartement situé exactement au-dessous du vôtre et qui ne pouvaient pas passer complètement inaperçues ni de vous, ni des autres voisins.
Je me souviens très bien qu'un soir vous m'avez dit très franchement : «Vous en faites pas Chamfleury, je sais à peu près tout ce que vous faites, vous et votre femme, mais ne craignez rien de ma part... je vous en donne ma parole... et même, si je puis vous aider... ! »
Il y avait un tel accent de franchise dans votre affirmation que je me suis trouvé absolument rassuré. Mieux, un certain jour, je suis venu frapper à votre porte, accompagné d'un résistant qui avait été torturé par la Gestapo. Vous m'avez ouvert, vous avez examiné la main meurtrie de mon compagnon et, sans poser une seule question, vous avez fait le pansement qu'il convenait, en ayant parfaitement deviné l'origine de la blessure.
Peut-être retrouverez-vous une lettre que je vous avais fait parvenir par Gen Paul, dès la Libération. Dans ce message je vous informais de ma volonté de témoigner et d'intervenir contre les accusations mensongères et stupides dont vous accablait une certaine clique de petits roquets du journalisme et de la littérature acharnés à broyer un confrère.
Il me répugne d'évoquer des souvenirs, pas toujours très drôles, de cette drôle de Résistance que galvaudent pourtant, avec délices et profits, cette meute de petits " littéraires " d'une époque si pauvre en talents.
Dans son précédent bouquin, Drôle de jeu, Roger Vaillant n'a pas cité mon nom une seule fois, bien que la plus grande partie de l'action soit située et centrée sur " l'aventure de la rue Girardon ". Les seules allusions (désobligeantes) qu'il a faites quant à mes activités de Résistant et mes préoccupations, concernent un troc de savonnettes auquel je me serais livré !
Comme je n'ai jamais été assoiffé de publicité, ni de "gloire", je n'ai pas éprouvé le besoin de rétablir la vérité qui ne serait pas tellement flatteuse pour notre petit Goncourt au profil de faucon.
J'ai cependant la fierté de pouvoir affirmer et prouver que je suis l'un des rares survivants de la Résistance de la première heure qui n'ait pas monnayé, dès la Libération, les services qu'il avait pu rendre dans la clandestinité. J'ai refusé les décorations et citations qui m'étaient offertes, j'ai dédaigné les honneurs et les postes rémunérateurs que d'autres ont réclamé avec tant de précipitation et d'acharnement que c'en était une véritable curée.
J'ai accepté toutefois, l'officialisation de mon attitude gratuite sous la forme d'un certificat signé par l'un des chefs du D.G.E.R. (B.C.R.A.) attestant de la valeur des services rendus. Et bien m'en prit de m'être muni de cette pièce quand il me fallut confondre les petits cloportes qui, installés dans des "Comités d'épuration" et ignorant mes activités de résistant, prétendaient m'excommunier de la Radio-diffusion et des Sociétés d'auteur.
Aujourd'hui, retiré dans un petit coin de la Côte d'Azur, je n'aspire qu'à travailler tranquillement à mes bouquins de vulgarisation scientifique.
Les succès littéraires d'un Vaillant, en cette époque de médiocrité, d'intrigues et de bluff doivent nous laisser indifférents. Ils ne peuvent servir tout au plus qu'à marquer dans le temps notre décadence littéraire. Vous restez un des derniers "grands " écrivains et l'un des derniers individualistes en même temps qu'un homme propre et courageux auquel je suis heureux de rendre hommage.
J'avais ce devoir de le dire et de vous assurer de mon estime et de ma fidèle amitié.

Robert Champfleury 

Témoignage Petrovitch 

D'origine serbe, né en 1906 à Bucarest, Pierre Petrovitch gagne la France en 1917, et s'installe en 1922 à Montparnasse, où il fréquente les artistes peintres. En 1929, il habite Montmartre, rue Orchampt, et, en 1936, il devient administrateur de sociétés. En 1941, il entre dans la Résistance, aux côtés de Jean Dasté, directeur de L'Intransigeant, et de Jean Valdéron, le futur fondateur de Noir et Blanc.
Pierre Petrovitch fait partie du premier comité du Mouvement de Libération Nationale organisé par Paul Reynaud, Bloch-Lainé et d'Astier de la Vigerie. Ses activités clandestines ne l'empêchent pas, durant l'occupation, de côtoyer souvent Céline, dont il a bien voulu nous confier ce portrait.
(Revue célinienne 3-4, 1981)


Tous les jours, comme avant-guerre, à l'heure de l'apéritif, Jean d'Esparbès et moi-même, nous retrouvions L.-F. Céline, Gen Paul et Le Vigan au Taureau ou au Maquis. Ce café était tenu par une actrice du cinéma muet, qui avait joué dans La Loupiotte. Le dessinateur Poulbot s'y rendait quelquefois, ainsi que le bougnat Madamour qui habitait 5 rue Orchampt.
Je connaissais Jean d'Esparbès depuis mon passage au lycée de Fontainebleau. Son père, illustre écrivain de l'épopée napoléonienne, était conservateur du château. Jean était un ancien des Corps-Francs, mi-anarchiste, mi-bonapartiste, un montmartrois cultivé, poète et surtout un bon peintre. Son buveur d'absinthe avait fait sa gloire : à peine sec, il était vendu. Jean était entré au M.L.N. avec moi. Céline ne manquait jamais de lui poser mille questions sur la légende impériale. Gen Paul ne disait rien. Il avait deux passions : peindre et boire. Anarchiste, il détestait les particules. Il ne portait pas ses décorations : sa jambe droite amputée suffisait.
Le Vigan était l'acteur du trio. Il jouait aux illuminés en racontant sa vie. Toujours survolté, il se faisait remarquer. Avec son amie Tinou, il communiquait par gestes et signes cabalistiques, hermétiques à autrui. Marcel Aymé venait parfois, mais il n'avait envoyé aux copains que des cartes postales représentant des cimetières, et il avait tout dit.
Céline, lui aussi parlait peu. Il écoutait plutôt, et savait écouter. C'était un homme gris qui n'attirait pas l'attention. Il s'enquérait, sans élever la voix, des derniers potins, en médecin de quartier. C'était un solitaire, presque sauvage, un peu timide, mais toujours prêt à rendre service, surtout sur le plan médical.
Nous avions, ma femme et moi, pour médecin, son cousin, le docteur Jacques Destouches, montmartrois lui aussi, qui habitait rue Domrémont. Il rencontrait rarement l'écrivain, mais il ne nous en dit jamais de mal. Pourtant l'occupation, l'attitude et les habitudes de L.-F. Céline ne changèrent pas, alors que certains collaborateurs étaient venus le prier de s'engager. Il s'était retiré de la scène publique. Il était beaucoup plus soucieux d'obtenir des tickets en tous genres que de jouer un rôle politique de conférencier ou de journaliste. Il n'aimait pas plus les Allemands que leurs serviteurs. Il employait encore le mot " Boche ", en ancien de 14, et ses propos ne prêtaient à aucune ambiguïté.
Il avait, certes, publié en 1941 Les beaux draps, mais ce livre évoquait surtout la triste situation de notre défaite. Ses projets de réforme relevaient plus du socialisme que des idées de la Révolution Nationale. Un passage sur les Anglais pouvait produire une impression pénible, mais l'évènement de Mers-el-Kébir avait démoralisé plus d'un compatriote.
Ses anathèmes antisémites n'étaient pas nouveaux. Les beaux draps n'avaient pas été écrits dans le but de plaire aux gens de Vichy ou aux occupants, et certains passages témoignaient même du contraire. Les Allemands faisaient d'ailleurs retirer cet ouvrage de la vente, et le Gouvernement de Vichy le faisait saisir. Nous n'avions vu dans ce pamphlet que la déception d'un patriote.
Nous étions entrés dans la Résistance et nous connaissions les pamphlets de L.-F. Céline, mais, dans la Résistance, nous connaissions aussi certains antisémites. Les Russes, qui avaient été chassés de leur pays par la répression communiste, ne supportaient pas davantage l'oppression allemande et œuvraient alors dans la clandestinité, par idéal républicain ou anarchiste, mais ils n'oubliaient pas que la révolution marxiste avait eu pour instigateurs un komintern à majorité israélite.
Céline ne leur a rien appris. Il n'était pas le seul, sur la Butte, à avoir ces idées, et il avait beaucoup d'amis, même chez les résistants. Nous lisions peu les journaux collaborateurs. Quand nous y découvrions une lettre de L.-F. Céline, nous ne pouvions y voir la moindre adhésion à la collaboration, mais plutôt le dénigrement ironique d'un solitaire.
Céline a cependant bien fait de fuir Paris à la Libération, non pas qu'il eut à craindre des résistants qui le connaissaient, mais parce que tout était possible de la part de certains esprits échauffés. Un commando obscur l'aurait abattu sans jugement, et personne n'aurait pu s'y opposer. Paris était en révolution.
Si Céline m'avait demandé de l'aide, je l'aurais hébergé à Fontainebleau, mais il ne me parut jamais inquiet. Peu de gens se sont portés à son secours après la Libération et l'on comprend qu'il en gardât quelque rancune. Nous vaquions à nos affaires. Peut-être qu'à la défaite, en restant sur la Butte, l'homme n'avait pas su être à la hauteur de l'écrivain et avait perdu de sa stature. Il est difficile de se comporter en héros plusieurs fois en une seule existence. Peut-être que Céline aurait dû rejoindre l'Angleterre au lieu de fustiger la défaite comme au temps où ses cris d'alerte ne pouvaient être pris pour de la trahison.
Mais Céline ne nous apparut jamais, dans ses conversations ou dans ses attitudes sous les traits d'un collaborateur de l'ennemi.
Pierre Petrovitch

Témoignages cités par En Phrases avec Céline

lundi 24 décembre 2018

L'album Céline de la Pléiade (premier trimestre 1977)



L'album Céline de la Pléiade 

Bibliothèque de La Pléiade. Gallimard NRF, Paris 
Dix-septième album illustré de la Bibliothèque de la Pléiade.
Mise en page de Massin. Documents photographiés par le studio Lalance.
Achevé d'imprimer le 25 février 1977 sur les presses de Humblot à Nancy.
Reliure exécutée par Babouot à Lagny. 
Dépôt légal premier trimestre 1977
Iconographie réunie et commentée par Jean-Pierre Dauphin et Jacques Boudillet, 
292 pages sur chromomat des papeteries Arjomari-Prioux, 458 illustrations, fac-similés en noir et blanc dans et hors textePetit in-octavo (11,5 x 17,5 cm)reliure d'éditeur souple plein cuir chagrin marron, dos lisse orné de filets dorés et titre doré, tête teintée, deux signets tissu jaune, sous jaquette illustrée, rhodoïd de protection et emboîtage de carton gris vierge. Comprend un petit livret "Catalogue analytique" de La Pléiade de mai 1977.


Tirés en une seule fois à environ 40 000 exemplaires chacun et vendus à prix coûtant aux libraires, Les albums de la Pléiade ne peuvent pas être mis en vente ni réimprimés. Ils sont offerts par les libraires aux clients qui achètent trois livres de la collection. Ils ont tendance à être distribués rapidement et deviennent très vite recherchés par les collectionneurs. Les plus demandés de la collection sont, entre autres, l'album Proust (1965), l'album Céline (1977) ou l'album Balzac (1962). 

L'album Céline est coté environ 150 euros chez les libraires mais, grâce à internet, on en trouve assez fréquemment de 60 à 100 euros, généralement en excellent état.






samedi 22 décembre 2018

Mai 1991 Quand Art Press présentait des lettres alors inédites de Céline à Elizabeth Graig

Céline aurait écrit des centaines de lettres 
à Elizabeth Graig qui les aurait toutes brûlées sauf cinq retrouvées dans un coffret à bijoux… Ce sont celles qu’Art Press n°158 de mai 1991 présentait.


Quelle ne fut pas notre surprise que de découvrir dans une revue consacrée à l’art contemporain des inédits de Céline, lettres adressées à Elizabeth Graig. 
Certaines mauvaises langues pourraient faire remarquer que, dans le même temps, le mari de la taulière, Jacques Henric*, a écrit un essai sur Céline publié aux éditions Marval (1991) : « Au XXe siècle, un individu singulier, tôt plongé (gigantesques équarrissages de 14-18) dans la monstruosité de l'histoire, aura porté à son comble le mouvement inscrit au cœur de l'écriture, laissant beaucoup de plumes de citoyen et d'homme dans la fosse à fumier de l'infamie, gagnant dans un autre espace, un espace à la fois proche, contigu et pourtant situé sur un plan décalé, une renommée et une gloire qui grandissent chaque jour : Louis-Ferdinand Céline. »De 1960 à 1968 il écrit dans la presse communiste, notamment dans l’hebdomadaire culturel né de la Résistance, Les Lettres françaises, que dirige alors Aragon. Jacques Henric appartient depuis 1972 au comité de direction de la revue Art press que dirige sa femme Catherine Millet.

Voici le dossier tel qu'il se présentait dans la revue… avec une introduction de Philippe Muray et le contexte — raconté par Alphonse Juilland —, de la découverte de la boîte à bijoux où se trouvaient ces cinq lettres, les seules qu'Elizabeth Graig n'aurait pas brûlées. 







jeudi 20 décembre 2018

La Céline Comédie dans Images mêlées de Claude Jamet


 La Céline Comédie dans Images mêlées de Claude Jamet

(Éditions de l'Élan 1947)

La Céline Comédie a été reprise dans Céliniana n°21,
Bruxelles, Van Bagaden, 1991
« Tous les autres, ils ont tous l'air d'être en papier. Papier de luxe, bien entendu. Ils sont exquis, infiniment subtils et précieux ; mais ce sont tous des écrivains de plume - vous comprenez ? - tandis que Céline, seul est à poil ! Leur affaire est dans leur stylo ; entre leur cervelle, grise, leur stylo, noir, et la page, blanche.
     Tandis que Céline, à la rigueur, pourrait se passer de tous ces accessoires. Il a ses tripes, son sang, son cœur, une bouche - et nous, nous avons des oreilles. Les autres sont des esprits, qui écrivent. Lui, c'est une bouche qui parle. Une bouche d'égout, si vous voulez. Une bouche de nuit, et de flamme, béante, comme un cratère en perpétuelle éruption. Le plus haut parleur, le pick-up forcené ! La plus grande gueule du siècle vingt. » Claude Jamet *









*Claude Jamet (23 juillet 1910-3 mars 1993) est un intellectuel français, professeur de lettres classiques, journaliste, auteur de romans, de textes de critique littéraire et d'ouvrages politiques.
Élève d'Alain au lycée Henri-IV en hypokhâgne, il entre à l'École normale supérieure en 1928, où il connut Simone Weil, Thierry Maulnier, Georges Pompidou et Robert Brasillach, il fut agrégé de lettres (1932).

Ce secrétaire fédéral SFIO et représentant de la section du Cher du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, fut, pendant l'Occupation, favorable à la collaboration par pacifisme. 
Il sera ainsi l'un des créateurs de Germinal, publia également des articles dans La France socialiste, Notre Combat et Révolution nationale. Il rejoignit la Ligue de pensée française de René Château.

mardi 4 décembre 2018

La médecine chez Ford par Louis-Ferdinand Céline


« Chez Ford, la santé de l’ouvrier est sans importance, 
c’est la machine qui lui fait la charité 
d’avoir encore besoin de lui »

Lectures 40, la revue littéraire que Denoël a dirigée entre juin 1941 a réédité La Médecine chez Ford dans les numéros 4 et 5 datant des 1er et 15 août 1941.
Ce texte très documenté nous fait découvrir un docteur Destouches hésitant entre deux attitudes. Son analyse montre une empathie pour le système Ford – y compris dans le recours aux «déchets humains» pour rentabiliser l'automatisation –, que vient contredire sa conclusion d'une humeur plus célinienne : «Chez Ford, la santé de l'ouvrier est sans importance, c'est la machine qui lui fait la charité d'avoir encore besoin de lui ». Sans doute apportait-il là une réponse à ses préoccupations de 1925 — dans sa précédente mission américaine —, tels qu'elles apparaissent dans une correspondance au Dr Rajchman du 17 mars : « Je fais une étude qui m'intéresse sur un point tout à fait précis. L'amélioration des conditions sanitaires de l'ouvrier correspond-elle à un meilleur rendement industriel de celui-ci ? ».

La seconde étape du voyage du docteur Destouches est Detroit, dans les usines Ford du 5 au 8 mai 1925.
Son premier rapport sera réutilisé ultérieurement, avec certaines modifications, dans une conférence à la société de médecine de Paris, en 1928. Céline transposera ensuite cette visite dans les usines Ford dans le Voyage au bout de la nuit, ce qui montre à quel point cette visite l'a marqué... Ford, à l'époque, incarne la réussite, le capitalisme et la production de masse aux Etats-Unis et Céline va se montrer admiratif de l'organisation sanitaire des usines : la mécanisation très poussée des moyens de production nécessite une moindre force physique pour l'accomplissement du travail, les ouvriers agissant de façon mécanique, à raison d'un ou deux gestes répétés autour d'une machine ; l'entreprise emploie ainsi un grand nombre de vieux, d'handicapés ou de malades, dont « l'état de santé (...) destine à l'hôpital plutôt qu'à l'industrie ». Céline décrit une visite médicale avant embauche où ne se présentent que des éclopés, malades aussi bien physiquement que mentalement. Sont ainsi embauchés un bon nombre de ce que Céline nomme «nerveux». Un des médecins de l'usine lui dit d'ailleurs que des animaux feraient le travail tout aussi bien : « Le médecin chargé des admissions nous confiait d'ailleurs que ce qu'il leur fallait, c'était des chimpanzés,que cela suffisait pour le travail auquel ils étaient destinés ». Une anecdote reprise dans le Voyage au bout de la nuit, exception faite que c'est un chauffeur de taxi qui lui explique « que ce qu'il trouvait bien chez Ford c'est (...) qu'on y embauchait n'importe qui et n'importe quoi ». 

« Les nouvelles usines Ford », annotation à l’encre par Louis Destouches sur une carte postale publicitaire (vers 1924) conservée dans les archives de la S.D.N. (photographie Alexandre Junod). Reprise en couverture de L'Année Céline 2016.
Céline décrit ensuite le service social. Ce service a pour but principal « d'éviter les départs d'ouvriers mécontents ». Il n'existe pas d'assurance maladie, puisque les malades travaillent, ni d'assurance vieillesse pour la même raison. Les accidents sont pris en charge par l'Etat et non par l'entreprise. La rentabilité de la masse productive a ainsi rendu inutile que l'on s'occupe individuellement de l'ouvrier ; il n'y a, par exemple, plus de visite médicale. Le service social est réduit au minimum : il ne compte que douze employés, dans le but de « faire des économies ». L'hypothèse de Céline est que l'on a supprimé les services d'hygiène, de santé pour augmenter la rentabilité de l'entreprise et « rassurer les actionnaires par des économies massives ». L'augmentation du nombre de machines, la mécanisation nécessitent moins d'ouvriers spécialisés. Il devient donc inutile, en terme de rentabilité, de faire attention à leur santé. Céline ne semble étrangement pas scandalisé ou indigné par cet état de fait : « Cet état des choses,à tout prendre au point de vue sanitaire et même humain, n'est point désastreux quant au présent ». Toutefois, l'avance de Ford se situe surtout en matière technologique, du point de vue de l'outillage. La projection sur l'avenir semble moins réjouissante et Céline imagine un « Henry Ford vaincu par ses propres ingéniosités, dirigeant seul avec quelques hommes chimpanzés cette monstrueuse usine ». Son constat final montre un certain désabus : « Chez Ford, la santé de l'ouvrier est sans importance, c'est la machine qui lui fait la charité d'avoir encore besoin de lui ».
D'après « Note sur l'organisation des usines Ford à Detroit » (1925) in Cahiers Céline III, Paris, Gallimard. (source Thyssens)

Le 16 décembre 1941, Céline écrit à Karl Epting, directeur de l'Institut Allemand : « J'ai publié récemment chez Denoël le résultat d'un travail de médecine industrielle que je fis autrefois pour le compte de la S.D.N. en Amérique. »
Lectures 40

Denoël mentionne pour la première fois une nouvelle revue dans une lettre à Jean Rogissart:  « Lectures 40, dont vous me parlez, est publié par Jean Fontenoy, que vous connaissez sans doute. C’est surtout une revue littéraire, ainsi que vous aurez pu vous en apercevoir par le contenu. Si vous aviez une bonne nouvelle d’une douzaine de pages, je pourrais sans doute la placer utilement dans un journal de Paris. »
C’est en effet Jean Fontenoy (1899-1945) qui a lancé le mensuel Lectures 1940 le 25 août 1940, avec l'appui financier de son ami Otto Abetz. Le mois suivant il fusionne avec La Vie nationale, «organe d'émancipation populaire française» dont l'adresse est celle du P.P.F. de Jacques Doriot, pour former La Vie nationale et Lectures 1940, jusqu’au 10 janvier 1941. Entre le 25 janvier et le 25 mai 1941, Lectures 40, devenu « Le magazine universel », poursuit sa route seul sans beaucoup de succès.
Le n° 4 est paru le vendredi 1er août 1941, avec une couverture illustrée par Gaston de Sainte-Croix. Le nom de Céline fait vendre : il est entièrement consacré à un texte datant de 1928, précédé d'un « chapeau » non signé.
Ce sont les auteurs-maison qui occupent à nouveau les pages littéraires : Louis-Ferdinand Céline (Les Beaux draps, février 1941), André Lhote (Peinture d'abord, avril 1942), Gilbert Dupé (La Foire aux femmes, juin 1941), Lucien François (Remise à neuf, octobre 1941).
Le « produit d'appel » de Lectures 40 « nouvelle formule » est incontestablement le roman de Georges Simenon, La Vérité sur Bébé Donge dont les douze chapitres seront publiés du 15 juin au 1er décembre 1941. 

Les usines Ford racontées par Bardamu

La Médecine chez Ford,
illustration de Claude Bogratchew
pour Voyage au bout de la nuit
« C’était vrai, ce qu’il m’expliquait qu’on prenait n’importe qui chez Ford. Il avait pas menti. Je me méfiais quand même parce que les miteux ça délire facilement. Il y a un moment de la misère où l’esprit n’est plus déjà tout le temps avec le corps. Il s’y trouve vraiment trop mal. C’est déjà presque une âme qui vous parle. C’est pas responsable une âme.
A poil qu'on nous a mis pour commencer, bien entendu. La visite ça se passait dans une sorte de laboratoire. Nous défilions lentement. "Vous êtes bien mal foutu", qu'a constaté l'infirmier en me regardant d'abord, mais ça fait rien. Et moi qui avais eu peur qu’ils me refusent au boulot à cause des fièvres d’Afrique, rien qu’en s’en apercevant si par hasard ils me tâtaient les foies ! Mais au contraire ils semblaient l’air bien content de trouver des moches et des infirmes dans notre arrivage. - Pour ce que vous ferez ici, ça n'a pas d'importance comment vous êtes foutu ! m'a rassuré le médecin examinateur, tout de suite.
- Tant mieux que j'ai répondu moi, mais vous savez, monsieur, j'ai de l'instruction et même j'ai entrepris autrefois des études médicales…
Du coup, il m'a regardé avec un sale œil. J'ai senti que je venais de gaffer une fois de plus, et à mon détriment.
- Ca ne vous servira à rien ici vos études, mon garçon ! Vous n'êtes pas venu ici pour penser, mais pour faire les gestes qu'on vous commandera d'exécuter… Nous n'avons pas besoin d'imaginatifs dans notre usine. C'est de chimpanzés dont nous avons besoin… Un conseil encore. Ne me parlez plus jamais de votre intelligence !
On pensera pour vous mon ami ! Tenez-vous le pour dit.
Il avait raison de me prévenir. Valait mieux que je sache à quoi m'en tenir sur les habitudes de la maison. Des bêtises, j’en avais assez à mon actif tel quel pour dix ans au moins. Je tenais à passer désormais pour un petit peinard. Une fois rhabillés, nous fûmes répartis en files traînardes, par groupes hésitants en renfort vers ces endroits d’où nous arrivaient les fracas énormes de la mécanique.
Tout tremblait dans l’immense édifice et soi-même des pieds aux oreilles possédé par le tremblement, il en venait des vitres et du plancher et de la ferraille, des secousses, vibré de haut en bas. On en devenait machine aussi soi-même à force et de toute sa viande encore tremblotante dans ce bruit de rage énorme qui vous prenait le dedans et le tour de la tête et plus bas vous agitant les tripes et remontait aux yeux par petits coups précipités, infinis, inlassables. À mesure qu'on avançait on les perdait les compagnons. On leur faisait un petit sourire à ceux-là en les quittant comme si tout ce qui se passait était bien gentil. On ne pouvait plus ni se parler ni s'entendre. A mesure qu’on avançait on les perdait les compagnons. On leur faisait un petit sourire à ceux-là en les quittant comme si tout ce qui se passait était bien gentil. On ne pouvait plus ni se parler ni s’entendre. Il en restait à chaque fois trois ou quatre autour d’une machine. On résiste tout de même, on a du mal à se dégoutter de sa substance, on voudrait bien arrêter tout ça pour qu’on y réfléchisse, et entendre en soi son cœur battre facilement, mais ça ne se peut plus. Ca ne peut plus finir. Elle est en catastrophe cette infinie boîte aux aciers et nous on tourne dedans et avec les machines et avec la terre. Tous ensembles ! Et les mille roulettes et les pilons qui ne tombent jamais en même temps avec des bruits qui s’écrasent les uns contre les autres et certains si violents qu’ils déclenchent autour d’eux comme des espèces de silences qui vous font un peu de bien. Le petit wagon tortillard garni de quincaille se tracasse pour passer entre les outils. Qu'on se range! Qu'on bondisse pour qu'il puisse démarrer encore un coup le petit hystérique ! Et hop ! il va frétiller plus loin ce fou clinquant parmi les courroies et volants, porter aux hommes leur ration de contraintes.
Les ouvriers penchés soucieux de faire tout le plaisir possible au machines vous écœurent, à leur passer les boulons au calibre, et des boulons encore, au lieu d’en finir une fois pour toutes, avec cette odeur d’huile, cette buée qui brûle les tympans et le dedans des oreilles par la gorge. C’est pas la honte qui leur fait baisser la tête. On cède au bruit comme on cède à la guerre. On se laisse aller aux machines avec les trois idées qui restent à vaciller tout en haut derrière le front de la tête. C’est fini. Partout ce qu’on regarde, tout ce que la main touche,
c’est dur à présent. Et tout ce dont on arrive à se souvenir encore un peu est raidi aussi comme du fer et n’a plus de goût dans la pensée. On est devenu salement vieux d’un seul coup. Il faut abolir la vie du dehors, en faire aussi d’elle de l’acier, quelque chose d’utile. On l’aimait pas assez telle qu’elle était, c’est pour ça.
Faut en faire un objet donc, du solide, c’est la Règle.
J'essayais de lui parler au contremaître à l'oreille, il a grogné comme un cochon en réponse et par les gestes seulement il m'a montré, bien patient, la très simple manœuvre que je devais accomplir désormais pour toujours. Mes minutes, mes heures, mon reste de temps comme ceux d'ici s'en iraient à passer des petites chevilles à l'aveugle d'à côté qui calibrait, lui, depuis des années les chevilles, les mêmes. Moi j’ai fais ça tout de suite très mal. On ne me blâma point, seulement après trois jours de ce labeur initial, je fus transféré, raté déjà, au trimballage du petit chariot rempli de rondelles, celui qui cabotait d’une machine à l’autre. Là, j’en laissais trois, ici douze, là-bas quinze seulement. Personne ne me parlait. On existait plus que par une sorte d’hésitation entre l’hébétude et le délire. Rien n'importait que la continuité fracassante des mille et mille instruments qui commandaient les hommes.
Quand à six heures tout s’arrête on emporte le bruit dans sa tête. J’en avais encore moi pour la nuit entière de bruit et d’odeur à l’huile aussi comme si on m’avait mis un nez nouveau, un cerveau nouveau pour toujours. »

La médecine chez Ford par Louis-Ferdinand Céline (texte intégral repris dans L'Herne)








Wasted and Perfectly Usable
On “La Médecine Chez Ford” by Louis-Ferdinand Céline
Matthew S. May
Assistant Professor, Texas A&M University

Louis-Ferdinand Céline, the infamous Parisian author of Voyage au Bout de la Nuit, travelled to America to visit and asses the conditions at the Ford Automotive Company in the 1920’s.(1) In his remarkable account, “La Médecine Chez Ford,” an account that reads today like borderline steampunk science fiction, Céline documents how the full integration of degraded human bodies into the automated machine technologies of the factory constituted an “ingenious” solution to le problème ouvrier, the contradictions of rapidly advancing production speed and mechanization along with the social threat posed by the subsequent production of a redundant non-working population.(2) In Detroit he found factories in which one-third to four-fifths of the workers could be immediately replaced by mechanization but were not. Ford management moreover preferred to hire “very physically and mentally defeated” workers, some of whom were “frankly imbeciles.” The unskilled and disabled more readily acquiesced than their healthy and skilled counterparts to the sort of work demanded by the technological advances of
production. Céline, a medical physician, found that “out of 44,500 workers in this factory, 13,184 suffer from serious and chronic ailments and disabilities. Among them, we find 629 with tuberculosis and asthma, 187 epileptics and diverse psychopaths, 5,000 with hernias, 417 with heart conditions, 51 blind persons, those with ataxia and even persons with illnesses obtained from sleep disorders, 800 nephrites and those with cystitis.”(3) Workers too tired, sick, or elderly to continue with even an hour or two of work per day sit or lay down in a corner. The medical examiner who inspected employees upon hiring confided to Céline “in a professional voice” that “chimpanzees…would suffice for the job that these workers were destined for and that elsewhere they were making attempts to employ these animals in the harvesting of cotton.”(4) One elderly worker, “suffering from a badly balanced mitral insufficiency, varicose veins on the path to ulceration and double inguinal hernias,” was tasked with very slowly opening and closing one single door. The blind were employed along with “little madmen” to give “the illusion of usefulness” and paid six dollars per day like everyone else. The power to fire was permitted only by the Ford “Social Welfare Administration,” rather than floor bosses or line supervisors, which relocated rather than dismissed disgruntled ormaladapted workers as part of its policy of “managerial civility.”5 A staff of nurses managed healthcare and offered legal advice regarding divorce, buying a house, etc. In sum, Céline found that no-one ever left the factory. Even if one was “outside” the factory, one was still determined by the logic of its operations, which were, in turn, governed by mechanized processes of production. There was, to borrow a phrase from Jean-Paul Sartre, no exit. Those who did “leave” never really left: they were immediately replaced by a family member or sent home with “a little project to do” in order to keep them wage dependent. Céline approvingly suggests the merit of this system: “it could be, he argues, that “an investigation in [the] cities, clinics and sanitariums [of Europe]…will reveal the existence of a numerous workforce that is wasted and perfectly usable.” In contrast to the idea of the social factory, an idea that Marxists use to designate the flow of relations of force at the point of production beyond the walls of the factory, a kind of becoming-factory of the social, here we find the reverse: a dystopian becoming-social of the factory in which time in production coincides with the indefinite time and needs of collective human life. Céline enthusiastically argues that this quasi-closed process of capturing life time in production, a process he thought neared perfection in the American Ford factories of Detroit, could resolve the obstacles to European (capitalist) modernization.

Notes
1 Louis-Ferdinand Céline, “La Médecine Chez Ford,” in Oeuvres de Louis-Ferdinand Céline (Paris: Andre Ballard, 1966), 709-720. My thanks to Bonnie Zaleski for assistance with translation. 
2 Marx referred to this population as a “reserve army of unemployed.” See Capital. 
3 Céline, “La Médecine Chez Ford,” 712 
4 Céline, “La Médecine Chez Ford,” 713
5 Céline, “La Médecine Chez Ford,” 714