mercredi 10 avril 2024

Céline III : entre arc-en-ciel et Shoah dans Rivarol du 10 avril 2024 (partie III/III)

 Céline III : entre arc-en-ciel et Shoah


Dessin de Chard

Céline a confondu la fin de la guerre, la fin de l’Allemagne, la fin de la collaboration, la fin du monde, la fin de son aventure, dans trois grands romans, D’un château l’autre, Nord, et Rigodon. Son biographe François Gibault, qui dans ses meilleurs pages sait être à la fois empathique, critique et précis, a établi que son récit de sa fuite de Sigmaringen vers le Danemark n’était pas seulement exagéré et romancé, mais complètement délirant : elle a duré quatre jours et ne s’est jamais rapprochée du front. Céline a peint sa Conviction, sa Vision. Cette fuite hallucinante et hallucinée et les persécutions qu’il a endurées depuis, c’est sa Shoah à lui. Il est l’un de plus remarquables exemples de mensonge d’Ulysse, cette mémoire si particulière des événements, ce récit intéressé que donne d’eux celui qui finit par se persuader qu’il en a été le témoin et/ou la victime et/ou le héros, cette épopée personnelle, cette autofiction qu’a si bien analysée Paul Rassinier : mais il était si naturellement inventeur qu’on hésite à décider s’il était menteur ou mythomane, on n’était pas dans sa peau. On doit se borner à constater que c’est un des précurseurs du ressenti-roi d’aujourd’hui, de cette caméra subjective qu’il est de bon ton dans les cercles du pouvoir d’opposer victorieusement à la réalité observée, de ce subjectivisme dont se sert la révolution totalitaire pour s’imposer au nom de la liberté, de l’égalité et de la créativité.

Cette hypertrophie du ressenti dans le récit célinien s’accompagne d’une remarquable propension à chouiner à tout propos et hors de propos. Céline est la grande victime et le chouineur universel, ce qui excitait la verve des mauvais esprits. Françoise Sagan par exemple, après la lecture d’Un château l’autre, se demande si elle va « porter cent mille francs » à l’auteur. Et Pierre-Antoine Cousteau ironise en 1957 : « Le Martyr, dans toutes ces interviews — mais alors un martyr pyramidal, fantastique, comme il n’y en jamais eu et comme il n’y en aura jamais plus — c’est Louis-Ferdinand soi-même, l’homme qui a “souffert comme pas un”, l’homme que Pétain poursuivait de sa haine, que Hitler voulait faire fusiller, que le PPF se proposait d’égorger. L’homme qui a connu à Sigmaringen d’indicibles tourments. L’homme qui a subi quelques mois d’incarcération, puis un exil conjugal au Danemark et qui a finalement été condamné — comble de l’horreur ! — à une année de prison par contumace, alors que tant d’heureux veinards, pendant ce temps-là, s’en tiraient avec la bagatelle de douze balles dans la peau ou en respirant l’air si pur et si français de Poissy ou de Clairvaux ».


La commisération de Céline pour soi-même était antérieure à la Seconde Guerre mondiale. On lit dans le Voyage au bout de la nuit : « C’est peut-être ça qu’on cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir. […] Ce n’est pas si facile que ça en a l’air. Ce n’est pas tout que de se dire, “je suis malheureux”. Il faut encore se le prouver, se convaincre sans appel ». Céline avait tant de talent pour se convaincre qu’il en convainquait d’autres. Ainsi Milton Hindus, son admirateur juif américain, qui lança aux Etats-Unis un mouvement de soutien, fut choqué d’entendre, passant par Paris pour aller le voir au Danemark, ses amis Gen Paul et Henri Mahé lui casser du sucre sur le dos. Voici le récit qu’en fait Mahé dans un manuscrit inédit : « Tous ses vieux amis, le Docteur Camus, moi, Geoffroy, Gen Paul, en avions marre de ses menteuses jérémiades […] C’était l’anniversaire ! Le mien ! Ripailles et rigolades ! On parla des pamphlets… « Céline est notre frère, il souffre comme ceux de notre race », bavait Hindus en intellectuel sevré de martyrologe. « Louis ment comme il respire », lui répondis-je pour désamorcer ce romantisme ».

Il y a pourtant quelque chose de juste dans l’intuition d’Hindus, cette fraternité profonde entre Céline et le petit peuple qui a tant souffert, le génie de raconter la souffrance et d’en tirer parti. Et cela même, en ce qui regarde Céline, quand il draguait. Louise Nevelson, sculptrice américaine d’origine juive russe, raconte qu’au cours d’une traversée de l’Atlantique sur le paquebot Liberté, elle rencontra l’écrivain, qui lui fit une cour aussi complexe qu’empressée, racontant son enfance, sa jeunesse impécunieuse, la pourriture d’une société « aux mains des juifs », avant de la demander en mariage. Céline était beaucoup trop fin pour ne pas savoir où cela le grattait. Il se savait chouineur, savait à propos de quoi et avec qui il chouinait. En témoigne cette lettre de juillet 1960 au journaliste spécialiste de littérature André Rousseaux : « Vous allez me trouver encore bien pleurnichard et chichiteux mais je ne veux pas vous laisser penser que j’étais indifférent à Buchenwald, etc. N’en serait-ce tenu qu’à moi, personne n’y serait allé, bigre ! » Ce qu’on a nommé Holocauste puis Shoah lui importait. Pendant la guerre, il n’a rien su de ce qui advenait des juifs. Après la guerre, il a admis le récit qu’on en fait d’ordinaire, à la suite du jugement du Tribunal militaire interallié de Nuremberg. D’où cette référence à « Buchenwald, etc. ».


Et après la guerre ? Contrairement à ce que certains pensent, Céline était moral. Il se rappelait ne jamais avoir été pro-allemand, mais ne pouvait effacer de son ardoise le mot antisémite. Aussi tenait-il à préciser que son antisémitisme n’avait jamais recommandé d’envoyer les juifs en camp pour les y exterminer (ce qui est strictement vrai). C’est ici que la date de 1960 est importante : elle marque un net progrès dans la mise en cause du récit officiel de la Shoah. Bien que le projet politique de Maurice Bardèche, fasciste de la 25e heure, exaspérât Céline, le doute qu’il jetait sur la réalité des faits incriminés au IIIe Reich lui plaisait. Aussi s’enthousiasma-t-il sur Rassinier dans une lettre à Paraz du 8 novembre 1950 : « Son livre, admirable, va faire grand bruit — QUAND MÊME Il tend à faire douter de la magique chambre à gaz ! ce n’est pas peu ! Tout un monde de haines va être forcé de glapir à l’Iconoclaste ! C’était tout la chambre à gaz ! Ça permettait tout ! Il faut que le diable trouve autre chose ». Ecrivant à son ami allemand Bickler, le 30 décembre 1960, le lendemain de la parution dans RIVAROL d’un article analysant la lettre adressée au quotidien Die Zeit par le directeur de l’Institut de recherches historique de Munich, Martin Broszat, expliquant qu’il n’y avait « jamais eu de gazage de masse dans les camps situés sur le territoire de l’ancien Reich » dans ses frontières de 1937, il lui demande : « Si vous obtenez des documents, voilà qui m’intéresserait fort ». S’il y eut une réponse, elle a disparu. Mais c’est l’attention que Céline porte à la question qui importe, le syllogisme implicite : si la chose est confirmée, alors les témoignages portés sur les gazages de masse à (Buchenwald, etc.) sont faux. Et la conscience de Céline est définitivement soulagée. Ici, il fut vraiment visionnaire. Il a vu que la Shoah serait le centre de notre sensibilité et de notre morale politique, le socle qui réunit Trump, Poutine et Macron. C’est pourquoi il a renoncé à son antisémitisme. On connaît la phrase de Bernanos, « Hitler a déshonoré l’antisémitisme ». Elle est bizarre.


Ni Lénine, ni Staline, Trotsky, Beria, Zinoviev, Kamenev, Dzerjinski, Béla Kun, Rosa Luxembourg, Ilya Ehrenbourg, Karl Liebknecht, Duclos, Mao, Lukaks, Mao, Pol Pot, Hô Chi Minh, ni personne d’autre n’a jamais déshonoré le bolchevisme, le communisme ni le marxisme. Certains s’en tirent donc mieux que d’autres devant le tribunal de l’histoire. Ou plutôt non. On sait bien qu’ils sont terriblement horribles. C’est plutôt certaines choses qui sont apparemment plus déshonorables, si j’ose dire, et déshonorantes. Le communisme, au fond, c’est pas trop grave, mais l’antisémitisme ! Céline, enveloppé de vieux pulls et perclus de constipation, a compris, il a baissé la tête. Il l’a mise en veilleuse. A admis que l’antisémitisme c’était LE mal. Mais n’a pas pu se résoudre à professer que l’Adolf avait déshonoré le truc, il a juste expliqué que c’était dépassé, privé de sens. Il en avait assez, aussi, de sa qualité de paria. Il se souvenait d’avant. Du temps qu’il était un très bel homme aux yeux gris, selon la formule d’Arletty. Du temps d’avant la mouise et la chouine. Le temps du bonheur, des jeunes filles en fleur, de la SDN. Céline n’était pas fait pour devenir un clochard aigri.

Cuirassier, blessé en 1915, médaillé, héros, Céline tira profit de la Grande Guerre, qui lui offrit des études raccourcies et toutes sortes d’aventures. Il s’est inventé sur le tard une trépanation assortie d’atroces souffrances morales et physiques, mais ses lettres d’alors témoignent d’une grande santé et d’un solide appétit de vivre. Républicain de progrès, optimiste, avant même d’avoir fait sa médecine, il entra au service de la Commission américaine de préservation contre la tuberculose, mieux connue sous le nom de Mission Rockefeller, car elle était mandatée et financée par la fondation Rockefeller. Il voyageait à travers la Bretagne, vêtu d’un uniforme de l’armée des Etats-unis, pays qu’il admirait et où il avait toujours rêver d’aller, afin de donner des conférences prophylactiques dans les écoles et les lycées. Il y a montré vite un grand talent d’orateur, que la presse locale a relevé à plusieurs reprises. Ouest Eclair du premier avril 1918 salue « le causeur si attachant et déjà populaire qu’est l’hygiéniste Destouches ». En sortant, il jette des chewing-gums aux enfants. Il abandonna peu après l’armistice pour commencer ses études. Mais il ne coupa jamais les ponts avec son patron, le docteur Gunn qui l’a présenté à Ludwik Rajchman, directeur de la section d’Hygiène de la Société des Nations. Deux semaines après sa thèse de médecine, il écrit à celui-ci pour annoncer son arrivée : c’est la fondation Rockefeller qui l’a détaché auprès de la SDN. Plus américano-mondialiste, tu meurs !

Sans doute, beaucoup plus tard, Céline confiet-il à des journalistes : « Et puis après, j’étais à la Société des Nations, alors, là, j’étais fixé. J’ai vu vraiment que le monde était gouverné par le Boeuf, par Mammon ! Ah, pas d’histoire ! Là alors, implacablement ». Mais malgré leurs bisbilles, Rajchman et son subordonné se sont fréquentés bien après le départ de celui-ci. Et Rajchman a aidé financièrement Destouches dans sa quête philanthropique de médecin hygiéniste. Rajchman que son semblable Robert Debré décrivait ainsi : « Polonais patriote, français d’adoption, ami des hommes et généreux citoyen du monde ». Des données assez dans le goût de Céline à l’époque, qui fut déçu par le côté fric de l’institution mais restait attiré par les ciels roses de la philanthropie mondiale. De ses conférences sur la tuberculose à ses consultations en dispensaire en passant par son travail à la SDN et à sa thèse de médecine sur l’hygiéniste viennois Semmelweis, Céline est en matière de santé résolument de gauche et optimiste : il professe qu’elle dépend d’abord du milieu et de la manière de vivre des patients. Il a même un petit côté proto-Végan. Entre deux hululements contre la bagnole, le crédit et la baisse du pouvoir d’achat en France, il crie dans une lettre à Le Vigan : « la viande tu le sais est le fléau n°1 des hommes au-dessus de 50 ans ».


Ce progressisme scientifique le mènera au mondialisme. Dans Bagatelles pour un massacre, il déchirait les nations égoïstes, leurs frontières, les petits blancs xénophobes : « Jamais les prolétaires “favorisés” n’ont été si fort attachés à leurs relatifs privilèges patriotiques, ceux qui détiennent dans leurs frontières des richesses du sol abondantes, n’ont aucune envie de partager (la nature) a parfaitement doté certains territoires de toutes les richesses du Monde tandis qu’elle laissait aux autres pour toute fortune appréciable, des silex et du choléra. Les frontières sont venues toutes seules, tout naturellement […] Jamais on n’a vu la riche « trade-Union britannique » présenter à ses “Communes” quelque jolie motion d’accueil en faveur des chômeurs spécialistes belges, français, japonais, espagnols, valaques, « frères de classe » dans le malheur. Jamais !…Ni les syndicats USA demander qu’on débride un peu les “quotas” féroces… Pas du tout ! Des clous ! Au contraire !… Pour les prolétariats cossus, les autres n’ont qu’à se démerder, ou tous crever dans leur fange… ». Voilà qui conjugue, comme souvent chez Céline, une observation juste de l’égoïsme humain et des illusions humanitaires, en même temps qu’une idéologie enfantine : les ressources minières ne sont pas les causes principales des écarts de développement, pas plus qu’elles ne déterminent les frontières. Le matérialisme est toujours bébête. Le pas suivant sera franchi dans une lettre écrite en 1950 à l’anarchiste pacifiste Louis Lecoin qui lui avait proposé d’écrire dans sa revue, Défense de l’homme : « Il faudrait que la Terre pendant un certain temps possède un Gouvernement unique — plus modestement je dirais une administration unique. Tant que la Boule sera divisée en cliques, partis, patries, rien à en attendre. C’est la gabegie, c’est la foire d’empoigne et les alibis de meurtre partout ! […] je suis médecin, expérimental malgré tout — les idées c’est beau, mais un ordre moral seul permet de réaliser une expérience. Hors l’expérience tout est déconnage, vaticinations, suppositions, etc. Communistes, fascistes, juifs, nègres, royalistes, je m’en fous — mais une unité donc à ce moment une paix réelle, comme dans un laboratoire […]

N’importe quoi, mais du calme ! Et là on verra si l’immonde animal qui n’est pas encore un homme du tout prendra une forme acceptable (et “anarchiste” si vous voulez). Juste le calme, l’unité politique du monde d’abord. » Tout y est, l’idée maçonnique que l’homme reste à achever, la société ouverte, indifférente aux formes politiques et sociales anciennes mais hostile aux vieilles divisions, le grand laboratoire. Au bout du pacifisme progressiste, un mélange entre Soros et le meilleur des mondes. Aussi Céline trouve-t-il, pour répondre à France-Dimanche du 19 avril 1956, des accents à la Bernard-Henri Lévy. Il y épingle un peuple, une populace, un “trèpe” qu’il méprise, : « Les Français, ils ne veulent plus travailler. Ils bouffent, ils boivent. Moi, je mange du pain noir, des nouilles, je bois de l’eau et je travaille. Ce que je veux ? Ecrire mes livres et qu’on me fou… enfin la paix. Ce que je recherche dans mes livres ? Une petite musique française, du Couperin ou du Rameau ». Joli amour-haine coincé entre deux fantasmes de France. Quelques mois plus tard, il ajoute dans Arts : « Nous sommes un pays de vacances. Capoue. Il n’y a pas de vertu qui puisse y tenir. Le cognac, le Casino de Paris. De plus, tout le monde a une famille en province pour aller manger des paupiettes ». 

Ce dégoût cosmopolite de la France des paupiettes introduit un peu plus loin à une alerte à l’invasion : « La France est un grand hôtel de tourisme. Le danger, c’est que les autres veuillent y avoir une chambre, parce que dans les déserts de Mongolie, vous ne vivez pas bien ». Si on transpose la Mongolie en Afrique, on a Zemmour après Benamou. Zemmour qu’on retrouve dans une lettre à Albert Parraz dénonçant le « Grand Théâtre Kirghizo-nège — qui fera la grande Relève — ! ». Il y a des gauchers contrariés, Céline fut un gauchiste contrarié. Par la réalité, qui l’a forcé à crier à hue et à dia, à mentir pour se cacher à soi-même ce monde qu’il ne voulait pas voir. Il a jeté des diamants à poignées dans un océan de charogne rêvée, pauvre diable essayant de vivre, comme tout le monde. Moralement plus lâche que Cousteau, physiquement plus courageux que Rebatet, moins labile que Bernanos tout de même, mélange adultère de tout, à boire et à manger, à louer et blâmer, sorte de Bloy sans Dieu, agaçant comme le malheur.

FIN


Céline II : Contre les juifs, tout contre dans Rivarol 3607 du 27 mars 2024 (Partie II/III)

 Céline II : Contre les juifs, tout contre

Dessin de Chard


En même temps qu’il était hitlérien anti-allemand, Céline fut antisémite pro-juif. Le paradoxe n’est qu’apparent.

En 1939, à quarante-huit ans, réformé à 70 %, l’ancien cavalier Destouches s’engage, médecin sur un bateau qui se cogne contre un Anglais la nuit au large de Gibraltar. A part un voyage à Berlin en 1942 (où il affirme, au cours d’une conférence, qu’entre les Alliés et l’Allemagne, la France devait choisir « entre la peste et le choléra ») pour préparer sa fuite au Danemark, toutes ses autres rencontres avec les “boches”, les “h schleuhs”, sont à leur initiative et le trouvent réticent ou critique. Il n’aime ni Otto Abetz, ambassadeur d’Allemagne à Paris, ni le lieutenant Heller, qui s’occupe de censure et de relations avec la culture, ni Ernst Jünger, et ils le lui rendent. L’écrivain allemand Bernhard Payr, qui travaillait à l’Amt Schrift (la section littérature de l’institut Rosenberg) et en devint le patron, rendit sur lui un rapport très défavorable le 8 janvier 1942, critiquant son style, faisant état d’une « lettre d’injures ». A la question « Est-ce bien la personnalité désignée pour prononcer dans le grand combat contre les puissances supra-étatique la parole décisive ? », sa réponse était non. Il reprochait à Karl Epting, directeur de l’Institut allemand, un soutien qu’il qualifiait « d’hystérique ». De fait Epting agit avec constance en faveur de l’écrivain, tant à Paris qu’à Berlin, Baden-Baden, Kränzlin et Sigmaringen. Après la guerre, il fut poursuivi en France et acquitté en 1949 par le tribunal militaire de Paris, après deux ans de préventive. Il rendit visite en 1961 à Céline à Meudon. Les deux hommes ont correspondu pendant et après la guerre. Cet ami fidèle écrivit pour le cahier de l’Herne sur Céline paru en 1963 un grand article intitulé : « Il ne nous aimait pas ». Le titre dit tout. Nous, les Allemands.

Céline eut cependant des relations suivies avec un autre Allemand, présenté par Epting, Hermann Bickler, chef du renseignement politique pour l’Europe. Il écrivit en 1979 d’après ses notes de 1948 un rapport où l’on peut lire entre autres : « Il (Céline) expliqua qu’après les premiers espoirs de 1940, les Allemands le décevaient de plus en plus […] il s’opposait au communisme et au capitalisme américain, pour lui deux expressions de la même clique juive, qui ne poursuivaient ainsi qu’un seul but : la défaite, et, à la fin, l’anéantissement de son ennemi mortel (Aryen) ». La raison de sa déception, Céline ne la cachait ni à Jünger, ni à Heller, ni à Bickler, ni à personne, c’est que le Reich, malgré les admonestations d’Hitler, laissait intacte cette « clique juive ». Selon le docteur Jean-Claude Rudler, Français qui devait finir membre de l’académie nationale et faisait partie du voyage à Berlin en 1942, Céline pestait contre l’administration du Reich : « Leurs ministères sont pleins de juifs, et il ne savent même pas les reconnaître ! » Bickler fut invité plusieurs fois à dîner chez Céline « avec plaisir et intérêt » et assista même à un cours de danse donné par son épouse Lucette.  A Sigmaringen, c’est lui qui fit obtenir à Céline son ausweis pour le Danemark. En souvenir des agréables conversations de Paris, sans tenir compte de l’attitude de Céline, peu sociable alors avec les Allemands et la plupart des collaborateurs réfugiés dans la petite ville de Bavière. Rebatet en fut témoin : « Céline était bien le plus intolérant, le plus mal embouché de tous les hôtes forcés du Reich. Pour tout dire il ne pardonnait pas à Hitler cette débâcle qui le fourrait à son tour dans de si vilains draps ».

Les Allemands l’avaient tellement déçu qu’il en devint doucement philosémite. Il s’en ouvrit à Albert Paraz dans une lettre datée de 1948 : « Question Juifs. Imagine qu’ils me sont devenus sympathiques depuis que j’ai vu les Aryens à l’oeuvre : Fritz et français. Quels larbins ! Abrutis, éperdument serviles (quelle sale clique ! Ah j’étais fait pour m’entendre avec les Youtres. Eux seuls sont curieux, mystiques, messianiques à ma manière. Les autres sont trop dégénérés Et voyeurs les ordures, voyeurs surtout. Les Juifs eux ont payé comme moi […] Vive les Juifs, bon Dieu ! Certainement j’irai à Tel-Aviv avec les Juifs. On se comprendrait ». Sa grande colère des années trente contre les juifs était bien tombée, cette grand colère inspirée par le gâchis de la paix, grande colère surtout verbale, même à l’époque. Il disait l’avoir conçue en observant leur pouvoir d’influence à Genève où il s’engagea dans la SDN sous la direction du docteur Ludwik Rajchman en 1924. Il devait l’égratigner sous le nom de Yubelblat dans sa pièce, l’Eglise, la première de ses oeuvres. Elle aurait été à l’origine de leur brouille et du départ de Céline en 1927. Mais les faits constatés ne confirment pas la chose. Deux ans après la fin du contrat de Céline, Rajchman donnait son accord à une demande de subside pour un voyage d’étude à Londres, puis d’autres financements pour d’autres voyages en Europe centrale et d’autres travaux à Genève en 1930 et 1931. Voilà qui ne témoigne pas d’une brouille irréconciliable, d’une condamnation définitive du système ni des juifs.


Céline était souvent fourré avec des juifs, il eut en particulier plusieurs maîtresses juives, dont l’Allemande Erika Irrgang et une Autrichienne professeur de gymnastique, Cillie Pam. Il faisait l’éloge de sa gentillesse et de ses fesses et lui affirmait qu’il l’aurait épousée s’il avait « été riche ». Il alla la voir après son retour de Paris en Autriche, en 32, 33 et 35. C’est elle qui l’introduisit dans le milieu de la psychanalyse, en particulier auprès d’une autre juive, Anny Angel, qu’il proposa d’héberger à Paris si elle avait des ennuis politiques.

En 1938, il écrivait à Cillie : « Je me demande si vous êtes en sécurité à Vienne, si l’Hitlérisme ne va pas aussi envahir l’Autriche ? Quelle folie secoue encore notre monde ! » Et, après qu’elle eut émigré en Australie après l’enterrement en 1939 de son mari mort à Dachau en 1938, il écrit : « Voilà des nouvelles atroces ! Enfin vous voici bien loin de l’autre côté du monde. Avez-vous pu emporter un peu d’argent ? […] Comment allez-vous travailler ? Au moment où vous recevrez cette lettre où en sera l’Europe ? Nous vivons sur un volcan […] A la suite de mon attitude antisémite, j’ai perdu tous mes emplois (Clichy, etc.) et je passe au tribunal le 8 mars. Vous voyez que les Juifs aussi persécutent… hélas ! Ici, vous savez, nous sommes intégralement envahis et de plus ils nous poussent ouvertement à la guerre. Je dois dire que toute la France est philosémite — sauf moi je crois — aussi évidemment j’ai perdu ! » Ce texte écrit juste avant la guerre est instructif. Céline s’y vante auprès d’une ancienne maîtresse juive demeurée amie d’être antisémite, il a le sentiment d’avoir perdu contre les juifs bellicistes, donc que la guerre est imminente, il se flatte d’être le dernier antisémite. Enfin, il dénonce les persécutions juives, il se voit à nouveau en paria, en juif à l’envers, thème qu’il développera au Danemark. Ses relations avec les juifs sont compliquées. Il est contre, tout contre. Cette ambiguïté se remarque aussi dans le premier reproche qu’il leur ait fait, d’être “racistes”. Témoin cette lettre sans date à Henri Béraud, probablement avant Bagatelles : « Nous n’en voulons pas aux Juifs en tant que Juifs (c’est une race intelligente, entreprenante, active — bien que folle dans le fond). Ce que nous leur reprochons, c’est de faire du racisme […] C’est de nous mépriser. Un Juif prendra avec plaisir pour maîtresse Mme Dupont ou Mme Durand. Mais quand il voudra se marier, c’est Mlle Jacob ou Mlle Abraham qu’il épousera. Ce n’est pas nous qui l’excluons de notre communauté. C’est lui qui s’en tient volontairement à l’écart ».

En bon républicain de gauche, il condamne le corps étranger qui ne veut pas s’assimiler. Et c’est pour conclure un peu plus loin que l’assimilation est la solution : « Fût-il mort au champ d’honneur, le Juif est mort sans une goutte de sang français dans les veines. Nous le tenons pour non-français parce qu’il se refuse, lui, et lui seul, à pactiser, dans les faits, avec les Français. Le jour où il lèvera cet interdit et se fondra réellement dans le bloc national, comme les Bretons et les Provençaux, alors il n’y aura plus de question juive ». Cette péroraison reprend exactement la position de Maurras et de l’Action Française qu’il critiquait ailleurs : pour l’assimilation. Zemmour pourrait la signer.


On touche une zone de variations et de contradictions fréquentes. La pensée de Céline s’affole devant la question juive comme l’aiguille du compteur Geiger en présence de radium. Quand il dénonce la toute-puissance « des juifs », aux Etats-Unis en 33, en URSS en 36, ou partout ailleurs, il ne laisse pas d’exprimer une pointe d’admiration. Qui va de pair avec le mépris de ce qu’est devenu « l’Aryen ». Témoin, cette lettre au journaliste Lucien Combelle au printemps 39 : « Les Juifs sont actuellement les maîtres de leur destin nous ne comptons plus nous GOYES POUR RIEN. […] On ne nous demande rien […] On ne demande pas aux domestiques de décider du sort des maîtres ou bien c’est la révolution […] Il ne faut pas nous prendre pour des juges — nous sommes des condamnés ».

C’est encore à Lucien Combelle qu’il exprimait un an plus tôt le fond de sa pensée : « Le juif n’explique pas tout mais il CATALYSE toutes nos déchéances, toute notre servitude, toute la veulerie râlante de nos masses […] Dieu sait que le blanc est pourri. Pourri à périr — mais le juif a su gauchir cette nourriture en sa faveur, l’exploiter, l’exalter, la canaliser ».Et c’est au même qu’il confie en 1943 sa déception des Allemands et des collaborateurs, et son admiration pour la solidarité communautaire des juifs : « dégoût — de tous ces chrétiens qui foirent d’angoisse et de scrupules à la pensée de recommander l’un des leurs. Ah ! Vive Lecache ! cher Ami, vive les Juifs ! Je vous le disais encore ! A bas les larves chrétiennes tatillonnes, molles baveuses d’envie — Vive le Talmud qui dit bien de nous, race de chiens couchants, tout ce qu’il faut penser ! » Sous l’ironie flambe le désespoir qu’inspire la déchéance.


Avec la haine de soi croît au fil des ans comme une reconnaissance de la supériorité juive. Entre les deux guerres il écrit à Marie Le Bannier, sa copine de Saint-Malo : « Notre civilisation est juive — nous sommes tous des sous-juifs — A bas les juifs ne veut rien dire — C’est vive quelque chose ! qu’il faudrait pouvoir — mais vive quoi ? […] Il faut des hommes nouveaux. — Ils ne naîtront qu’après quelques décades de catastrophes sans nom […] Il faut que nous tombions à Rien. […] nous sommes encore riches en pourriture — Il faut que nos disparaissions — nous et nos enfants — que la terre s’ouvre pour nous — Le reste, les petits événements éphémères ne sont qu’à la mesure de nos digestions troublées — avec intermèdes de cinéma ». Derrière l’habituel appel à la fin du monde, l’emphase de l’effondrement, se niche un philosémitisme à peine ironique. Céline eut sur la fin des années 1940 un admirateur juif américain ? Milton Hindus, qui vint le visiter au Danemark et avec qui il finit par se fâcher, mais qui prit d’abord sa défense et monta une pétition de soutien d’intellectuels aux Etats-Unis. Il lui écrivit en juin 1947 une lettre dont voici un extrait : « Tout à fait reconnaissant pour votre préface admirable. Glorieuse et combien courageuse et qui me fera un bien immense auprès du public non seulement américain mais de tous les pays ! […] Beaucoup d’adresse aussi ! Vous glissez à merveille sur ce terrible antisémitisme ! Hélas comment nous défendre ! C’est le grand point faible […] De toute façon il n’y a plus d’antisémitisme possible, concevable — L’antisémitisme est mort d’une façon bien simple, physique si j’ose dire… Il y a autant de commissaires du peuple juifs à Moscou que de banquiers juifs à New York — Le juif n’est pas seulement le père de la civilisation, mais de nos deux civilisations (par ce qu’elles valent) et qui se préparent à s’entretuer fameusement […] Il est temps que l’on mette un terme à l’antisémitisme par principe, par raison d’idiotie fondamentale, l’antisémitisme ne veut rien dire — on reviendra sans doute au racisme, mais plus tard et avec les juifs — et sans doute sous la direction des juifs, s’ils ne sont point trop aveulis, avilis, abrutis — ou trop décimés dans les guerres ».

Dès juillet 1946, il était rassuré sur ce dernier point et clamait à son avocat danois, Mikkelsen, son admiration pour Israël : « Les juifs font sauter les Anglais en Palestine, ils ont bien raison. Vive les Juifs ! Personne ne peut les remplacer. Plus je vais, plus je les respecte et les aime. […] La prochaine fois que je voudrai me sacrifier, je le ferai pour les Juifs » Toujours à Milton Hindus, il suggère quelques semaines plus tard, en août, de constituer un « comité international de Réconciliation des Juifs et des Aryens — pas de défense des Juifs ! mais de Réconciliation. (Au fond devant le péril jaune et noir nous sommes sur le même navire !) »Et ce n’est pas un argument apologétique, une simple manière de se faire bien voir d’Hindus.

Il écrit en effet à son ami Charles Deshayes : « « Et puis vraiment tout ceci est dépassé !… La question jaune et noire se pose et commande tout, écrase tout — et la question mécanique — le progrès matériel — l’énorme fornication d’Asie + l’hygiène + l’avion — emportent tout ». Voilà de quoi plaire tant à Netanyahu qu’à Zemmour.

En même temps il confie à Albert Paraz la mauvaise opinion qu’il a de Maurice Bardèche : « enfonceur de portes ouvertes, découvreur de lune, et au surplus périmé. Foutre tout cela est entendu, n’a plus aucune valeur actuelle ni surtout future ! Ce mec est un faux averti. Les problèmes de demain ne sont pas là (13 janvier 1949) ». Et : « Oh cette histoire Bardèche est grotesque, cabotine et périmée. Aussi sotte que les tragédies les équipages de chasse à courre… Les anachronismes enragés — C’est fini fini le temps est passé. C’est tout – Tous ces gens ne savent pas lire l’heure. Du moment où il était prouvé qu’il n’y avait pas de sens racial aryen — tout était dit. […] L’aryen, l’aryenne ne bandent que sur le nègre (à l’âme), le juif, le jaune, tout sauf l’aryen (…). Quand on travaille contre-nature – on va en prison ». Céline ressasse une haine dégoûtée de l’Europe vaincue, qu’il érige en seule base historique pensable de l’avenir. Il partage le sentiment de fin du Monde d’un Blanc au seuil de la décolonisation, balayé par un destin qui lui enlève à la fois son fardeau et sa puissance, vaticinant devant la ruée des peuples qu’il voit le submerger — c’est la déréliction d’un raciste pulvérisé. Cela rappelle Hugo à Guernesey, moins la santé. En politique, Céline lui ressemble d’ailleurs terriblement : une formidable trompette, d’admirables fulgurances admirables, un fond de gauche, bref, la tête embrouillée. (La fin au prochain numéro).