Posture et biographie :
Semmelweis de L.-F. Céline
La posture de l’écrivain-citoyen, qui en appelle au profane (le public) pour légitimer sa prise de position bien au-delà du milieu littéraire, comprend un certain nombre de traits récurrents de Voltaire (L’Affaire Calas, 1762) à Zola ( «J’accuse», 1898) puis de Barbusse à Nizan et enfin Sartre. De même la posture du génie malheureux, chez les Romantiques, a-t-elle des ancrages très anciens dans l’imaginaire social européen.
La posture de l’indigence vertueuse, adoptée par Jean-Jacques Rousseau dans divers textes, aura un immense succès mimétique après la Révolution française, jusqu’à Jules Vallès, Péguy ou Céline. Cette posture ne se comprend qu’en référence à deux discours sociaux antérieurs : le discours chrétien de la sancta paupertas d’une part, et le discours philosophique, qui exalte en Socrate ou Diogène des penseurs rejetant honneurs et fortune afin d’énoncer des vérités pénibles à entendre. […]
De Céline (histoire d'une thèse) à Semmelweis (histoire d'une œuvre) par Michel Deveaux, l'harmattan, 2015 |
Champ littéraire, posture et poétique
C’est dans le champ artistique concerné, et selon ses enjeux du moment, que la posture qui s’y exprime fait pleinement sens. La posture d’un auteur s’exerce en général en relation avec d’autres (par imitation, opposition, parodie, etc.) : Céline et plus tard Annie Ernaux ou l’auteur de romans noirs Jean-Bernard Pouy raillent en des termes très voisins la posture d’observateur esthète de Marcel (qu’ils identifient à Proust), lorsqu’il décrit le français populaire de Françoise; Sartre démonte la posture d’énonciation omnisciente, le point de vue de Dieu, dans les romans de Mauriac. Ce que font apparaître ces exemples, c’est qu’une posture s’articule à une poétique, soit à une esthétique littéraire. Dans l’image de soi qu’il propose, un auteur engage sa conception de l’écriture : le médecin des pauvres Céline défend une littérature du dévoilement physiologique qui ose dire les vérités cachées par l’hypocrisie sociale. Autrement dit, la figure de l’orateur, sa manière de prendre la parole, les ressources rhétoriques, stylistiques ou génériques qu’il mobilise sont à penser d’un même tenant comme une façon d’imposer un ton inséparable de contenus discursifs. L’ethos, comme dimension verbale de la posture, constitue le masque formel qui embraye une position énonciative et la réfère à un espace social d’intelligibilité. […]
La lecture de Semmelweis de Louis-Ferdinand Céline sera l’occasion d’examiner le rôle de la posture auctoriale dans l’élaboration du discours biographique.
Semmelweis de 1924 à 1999 : réélaborations éditoriales
Signalons d’abord le statut éditorial étrange de cet ouvrage, dont on peut résumer ainsi le périple :
Les derniers jours de Semmelweis dans La Presse médicale no. 51 du mercredi 25 juin 1924 |
— Dr. Louis Destouches, La Vie et l’œuvre de Philippe Ignace Semmelweis (1818-1865), thèse de médecine, Rennes, Francis-Simon imprimeur, décembre 1924. Une contraction paraît sous le titre «Les derniers jours de Semmelweis», La Presse médicale, no. 51 du mercredi 25 juin 1924.
— [Louis Destouches, [titre inconnu], manuscrit refusé en juillet 1928 aux éditions de la NRF, Paris
— Louis-Ferdinand Céline, Mea culpa suivi de La Vie et l’œuvre de Semmelweis, Paris, Denoël & Steele, décembre 1936.
— Louis-Ferdinand Céline, Semmelweis (1818-1865), Paris, Gallimard, 1952.
— Louis-Ferdinand Céline, La Vie et l’œuvre de Semmelweis (1818-1865), in Œuvres éditées par Jean A. Ducourneau, Paris, Balland, 1966, t. 1.
— Louis-Ferdinand Céline, La Vie et l’œuvre de Semmelweis (1818-1865), Cahiers Céline 3, Paris, Gallimard, 1977. Texte original annoté et préfacé par Henri Godard et Jean-Pierre Dauphin.
— Louis-Ferdinand Céline, Semmelweis, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 1999. Texte original annoté de l’édition de 1977, avec une préface de l’écrivain Philippe Sollers.
Soutenu le 1er mai 1924 comme thèse de médecine de la Faculté de Paris, La Vie et l’œuvre de Philippe Ignace Semmelweis (1818-1865) du Dr Louis Destouches est publié à compte d’auteur en décembre 1924 à Rennes, mais nullement diffusé hors du cercle académique. Rappelons que Louis Destouches a fait œuvre d’hygiéniste, depuis sa «Note» (1925) sur la médecine chez Ford jusqu’à ses réflexions sur la santé des chômeurs (1933) et sa participation, sous l’Occupation (notamment en mai 1941 puis février 1942), à des cercles médicaux eugénistes, où s’expriment les thèses d’Alexis Carrel ou Georges Montandon. En mars 1942 enfin, Céline se rend à Berlin dans le cadre de la collaboration médicale initiée avec les Nazis. Il y rencontre des médecins et des dirigeants SS. Voir Philippe Roussin, op. cit., 2005, pp. 537-556.
Thèse de doctorat de Louis Destouches |
Le sujet de cette thèse aurait été inspiré par le professeur Athanase Follet, beau-père de Destouches et lui-même membre du jury : : il s’agissait de récapituler le parcours scientifique de ce médecin hongrois, promoteur malheureux de l’asepsie. Semmelweis eut l’intuition des causes microbiennes de la fièvre puerpérale, mortelle jusqu’à la révolution pasteurienne, mais il ne put faire reconnaître la pertinence de son travail de son vivant et mourut prématurément, dans une grand détresse. L’ouvrage fait l’objet d’une contraction à l’usage des pairs, «Les derniers jours de Semmelweis», dans La Presse médicale. Destouches le propose en juillet 1928 aux éditions de la NRF qui le refusent. Le 28 décembre 1936, Denoël l’édite à peine retouché, sous le titre abrégé de La Vie et l’œuvre de Semmelweis, à la suite de Mea culpa. Publié cette fois sous le nom de Louis-Ferdinand Céline, annexé et désormais intégré à l’œuvre littéraire déjà reconnue, cet essai biographique renforce la posture que Céline a imposée dès 1932 au public, celle du médecin-qui-écrit. Réédité en 1952 par Gallimard dans la collection blanche sous le titre encore abrégé de Semmelweis (1818-1865), il fait désormais pleinement partie de l’œuvre littéraire et se voit donc inclus dans les Œuvres préparées par Jean A. Ducourneau en 19667. En 1977, le troisième volume des «Cahiers Céline» en redonne le texte et le titre original à l’usage des spécialistes, avec une annotation d’Henri Godard et Jean-Pierre Dauphin. Enfin, le texte annoté de cette édition accède en 1999 à la collection de poche «L’Imaginaire », sous le titre désormais dépouillé de Semmelweis, avec une préface de l’écrivain Philippe Sollers. Rachetant soixante-dix ans plus tard le refus initial des éditions de la NRF, celui-ci relit sur un mode littéraire «cette drôle de “Thèse” dans le style épique» comme l’acte de naissance d’un écrivain (Jean A. Ducourneau ne disait pas autre chose en 1966). Ultime étape de la re-littérarisation d’une thèse de médecine : le corpus que constitue «L’Imaginaire» et l’horizon de la collection donnent à lire Semmelweis comme une œuvre à part entière de Céline, au même titre que ses romans. Quatre éditeurs et six éditions, sous quatre titres différents, ont parachevé sa mue bibliographique. On l’a dit, très peu de retouches ont été apportées au détail du texte académique de 1924 en vue de sa transfiguration littéraire dès octobre 1936.
Céline n’a pas même corrigé les importantes rectifications factuelles proposées dès 1925 par le professeur Györy. Professeur à l’université de Budapest et éditeur des Œuvres complètes de Semmelweis, Tiberius de Györy envoie en 1925 à La presse médicale quelques «Remarques» sur le texte de Destouches. Louant «notre grand martyr médical hongrois» et le travail de Destouches, il corrige plusieurs dates et chiffres (les taux d’infection) erronés. Il signale que plusieurs éléments du récit sont de «pure imagination», ainsi la scène de l’affichage des thèses sur les murs de la ville ou celle du scalpel mortel. Voir ses «Remarques» citées dans Semmelweis, Gallimard, «L’Imaginaire» 1999, p. 121.
Relevons toutefois trois modifications importantes dont l’impact pragmatique semble majeur, et qui engagent une re-programmation de la lecture. Premièrement, Céline supprime la préface de 1924, défense et illustration de la corporation médicale, pour une nouvelle préface nettement plus crépusculaire. Entre temps, dans l’incipit de Mort à crédit (mai 1936) le médecin Ferdinand annonçait la couleur : «Je n’ai pas toujours pratiqué la médecine, cette merde». Donner l’ouvrage à la suite du premier pamphlet antisémite et anticommuniste, Mea culpa, invite à une lecture politique que confirme la préface de 1936. Ce récit «nous démontre le danger de vouloir trop de bien aux hommes» (édition de 1936, p. 15), argumentaire misanthrope selon quoi tout bienfaiteur de l’humanité est immédiatement voué aux gémonies. Deuxièmement, Céline supprime l’épigraphe de Romain Rolland, «La Nuit du Monde est illuminée de lumières divines» (p. 97). Discrètement, il rejette celui qui fut, avec Barbusse, une de ses admirations pacifistes dans les années 1920. Rolland s’est rapproché des communistes, et l’énoncé cité promet un espoir historique auquel Céline n’adhère plus. Troisièmement enfin, le sous-titre final «Conclusion» (p. 100) n’a plus cours dans l’édition de 1936, atténuant ainsi la mise en forme académique propre à l’exercice de thèse.
En 2013, l’Unesco inscrit les découvertes de Semmelweis au Patrimoine mondial de l’humanité. |
Thèse, éloge, hagiographie, légende ?
Le public originel de la thèse de 1924 est académique et scientifique, et l’exercice doit s’accorder aux règles de l’institution. Avec succès, semble-t-il, puisque, malgré des examens universitaires laborieux, Destouches obtient une médaille de bronze pour sa thèse le 22 janvier 1925. Le modèle générique sous-jacent s’adosse lui aussi à l’institution : c’est l’éloge académique, genre factuel qui connut un grand succès au XVIIIe siècle et se pratique encore de nos jours dans les académies12. Lors de cet exercice, le membre d’une académie récapitule en un exposé biographique les mérites et découvertes d’un grand prédécesseur. Fontenelle, par exemple, publia dès 1708 plus de soixante-neuf éloges de savants, parmi lesquels Newton et Leibniz. Ce genre épidictique au style élevé, solennel et sublime, répond à deux visées principales : synthétiser les principaux acquis d’une pensée scientifique et les inscrire dans la mémoire de l’institution. Tout aussi codé que l’éloge funèbre, demeurant toutefois en deçà du panégyrique, l’éloge académique recourt aux éléments biographiques pour affirmer la grandeur des idées et leur insertion dans les circonstances d’une vie. Au cœur de ce canevas générique et de son contrat factuel, deux procédés relèvent des genres fictionnels : d’abord, la narration dramatisée d’épisodes fictifs, comme celui des affiches placardées en ville par un Semmelweis devenu fou (p. 93), ou la scène de la blessure infligée durant la dissection (pp. 96-97). Dès 1925, en réponse à la contraction de la thèse parue dans La Presse médicale, le professeur Tiberius de Györy avait pourtant déclaré ces épisodes «de pure imagination» (p. 121). Mais en 1936 Céline se moque bien de ces rectifications. La précision historique et scientifique ne semble plus intéresser l’écrivain désormais reconnu dont l’ouvrage reparaît chez Denoël : une visée littéraire a pris le dessus. Second procédé d’ordre fictionnel, l’intertextualité hagiographique de La Vie et l’œuvre de Semmelweis. Bien que chronologique, le récit ne propose pas l’exposé systématique d’un parcours scientifique et de ses résultats, mais plutôt une mise en scène dramatisée et téléologique de moments cruciaux où se révèle la valeur exceptionnelle du médecin.
Une posture très voisine de celle attribuée à Semmelweis a cours chez Céline dès l’échec de Mort à crédit. Il se présente comme un homme seul, méprisé comme le médecin hongrois par le «troupeau passif» (p. 60). Cette posture devient peu à peu, après 1936 et a fortiori après 1944 et le long procès pour collaboration avec les nazis, celle de l’«intouchable» ou du «paria pourri», selon le lexique hindouiste. Isolé, rejeté pour avoir dit aux hommes des vérités désagréables, il tire de cette mise à l’écart l’indice même de sa valeur : la posture de l’écrivain maudit plonge ses racines très anciennes dans un répertoire mythique que Pascal Brissette a décrit avec précision (2005). Cette posture de bouc émissaire apparaît dès les entretiens accordés lors de la sortie très controversée de Mort à crédit. Elle ne fait que de se diversifier et se radicaliser après la victoire alliée dès 1944 : «Dans le fond, dit-il, j’ai une position idéale, solitaire, abandonné, brimé, que je fasse ce que je voudrai, je ne peux pas descendre plus bas.»16 «[…] depuis 1932 j’ai encore aggravé mon cas, je suis devenu, en plus de violeur, traître, génocide, homme des neiges… l’homme dont il ne faut même pas parler !» Tout se passe comme si Céline cherchait à occuper cette «position idéale simultanément élective et tragique. Tout au long de sa trajectoire d’écrivain, une telle posture se consolide peu à peu. Retraçons rapidement la mise en scène du discours de vérité propre au médecin-qui-écrit Céline : dès 1932, il se présente au public comme médecin qui écrit, et reçoit les journalistes à son dispensaire, en habit de praticien (Roussin 2005). Peu à peu s’impose, par contraste avec les écrivains lettrés du champ littéraire, une posture de médecin des pauvres, qui par son savoir scientifique et son expérience du terrain le plus défavorisé, possède un savoir sur l’humain qui le rend capable d’annoncer des vérités crues ou désagréables. Cette posture d’autorité se double d’une image de soi comme d’un être accablé par sa tâche, insomniaque, soucieux, et désespéré des hommes et de leurs maux. Céline a souvent déclaré qu’il avait une «vocation» pour la médecine, non pour la littérature. Comme le médecin, l’écrivain paye de son sang le travail de dissection qui est le sien, afin de présenter une image des misères de l’homme.
L’autorité à dire les vérités désagréables va de pair avec une conception de l’histoire qui relève du sous-genre de «l’histoire secrète» : cette catégorie désigne des ouvrages qui prétendent lever le voile sur un événement pétrifié par sa version officielle, et dont l’historien nous découvre soudain la face cachée. Dans Semmelweis, le biographe prétend par deux fois à l’histoire secrète : «Si l’on pouvait écrire l’histoire mystérieuse des véritables événements humains, quel moment sensible, quel moment périlleux que ce voyage !» (p. 89) «Mais on n’explique pas tout avec des faits, des idées et des mots. Il y a, en plus, tout ce qu’on ne sait pas et tout ce qu’on ne saura jamais.» (p. 101) Sa révélation tient à ce qu’il a compris les «puissances biologiques énormes» (p. 111) qui gouvernent en fait le monde humain. Céline se présente comme condamné à raconter le monde tel qu’il est, dans sa «nuit» et sous sa face cachée ; et à demeurer ainsi incompris, voir haï de tous. Désireux de dire aux humains quelques vérités cruelles sur eux-mêmes, Ferdinand de Mort à crédit (1936) ne craint pas de provoquer ainsi leur «J’aime mieux raconter des histoires. J’en raconterai de telles qu’ils reviendront, exprès, pour me tuer, des quatre coins du monde. Alors ce sera fini et je serai bien content.». Céline ajoute en exergue à Mea culpa (décembre 1936) le même appel : «Il me manque encore quelques haines. Je suis certain qu’elles existent.» L’image du «guérisseur souffrant» ainsi que divers autres motifs de la vertu évoquent la figure christique de celui qui porte les maux du monde. Céline fut fasciné par Semmelweis dont il disait encore en 1949 qu’il avait été son «idéal». Il se passionnera pour la vie de Cavendish («C’était un grand homme !») que lui raconte Milton Hindus : ce savant anglais méconnu de son vivant a vu ses cahiers reconnus de manière posthume. Cette posture d’incompris se radicalisera dès 1936 avec la série des quatre pamphlets (1936, 1937, 1938, 1941), puis dans les romans du réprouvé, après la Seconde Guerre mondiale.
Conclusion
Semmelweis incarne aux yeux de Destouches-Céline la vérité bafouée et l’«enthousiasme sacré» (p. 38) meurtris par la bassesse humaine. «Saint homme» plus que «grand homme», d’ailleurs : sa grandeur n’ayant pas été perçue, seule sa souffrance atteste en creux de l’aveuglement général. Ce schème n’est autre que celui, religieux, du martyr (de la science, en l’occurrence). Il reprend plusieurs éléments topiques de la geste du créateur souffrant, telle qu’elle s’est déployée dans le grand public, en France notamment, autour de Rimbaud et de Van Gogh : «Dans l’effroyable dénouement de ce martyre, dans la perfection même de cette coalition douloureuse, il ne peut pas y avoir que l’effet de nos petites volontés.» La clausule de la thèse prend d’ailleurs la forme d’un bref paragraphe consacré aux «martyrs» de la science (deux occurrences, p. 120) qui résume l’ensemble de la visée pathétique de ce récit. Dans les dernières pages, l’allusion se fait ouvertement christique : «Il nous a tout donné, il s’est dépensé cent fois pour que nous soyons moins malheureux, plus vivants, et cent fois, les savants, les pouvoirs publics de son temps ont refusé avec une cruauté, une sottise inexpiable les dons admirables et bienfaisants de son génie.»
À la lecture de Semmelweis, on ne manquera pas de constater la banalité relative du discours biographique mobilisé par Destouches, qui doit l’essentiel aux topiques de la tradition et au discours social contemporain. Ce qui a retenu notre attention dans la constitution d’une posture d’écrivain, c’est la «relation biographique» qui se noue entre Destouches et Semmelweis. En effet, la biographie est aussi le «récit d’un lien» entre le biographe et son sujet, qui en dit long sur les deux termes du dialogue. C’est peu dire que Céline se projette, en écrivain incompris, dans la figure de Semmelweis. Avant même d’entreprendre son œuvre de romancier, il construit Semmelweis comme un personnage romanesque, à partir des échappées fictionnelles que l’on sait. Ce faisant, Céline arbore une posture qui gouverne l’ensemble de ses interactions dans le champ littéraire et peut rendre compte de la perception paranoïde qu’il se fait de la critique et du public : rançon d’une solitude qui s’affirme implicitement, à travers son double Semmelweis, comme une exception propre au «génie». En transférant éditorialement Semmelweis dans un corpus littéraire, en 1936, Céline s’attribue la même prophétie auto-réalisatrice que celle qu’il a faite pour son personnage : comme Semmelweis, je resterai incompris de mon vivant et persécuté par les hommes. Il est un autre médecin-écrivain auquel Céline s’identifie : Rabelais, comme en témoigne l’article «Rabelais, il a raté son coup !» (1957). Mais en ce cas, c’est moins la vie de Rabelais que ses choix linguistiques, ce rapport inventif à une langue française en pleine mutation, qui lui servira de modèle et de légitime caution, sans pour autant renoncer au mythe du «ratage» comme signe du génie.