mardi 19 octobre 2021

Un texte de Dubuffet sur Céline dans La Quinzaine littéraire n°37 du 15 au 31 octobre 1967 : Dubuffet : Céline pilote

Dubuffet : Céline pilote
La Quinzaine littéraire n°37 du 15 au 31 octobre 1967

Un texte de Dubuffet sur Céline

1967 aura été une année Dubuffet. L’inventeur de l’Art Brut publie une œuvre littéraire qui, par son intelligence et la verdeur sophistiquée dans son style, le consacre comme un des grands écrivains de notre temps. Le contempteur des arts culturels fait une donation extraordinaire à un musée, véritable carte de son parcours de voyant, (il est vrai que le musée des Arts Décoratifs n’est pas comme les autres, mais ouvert sur la vie, (’aventure). Et comme chacun s’enchante de pouvoir maintenant, en permanence, venir se laisser prendre au piège des Sols et Terrains, aux sortilèges de Matériologie, et cheminer parmi les assemblages, le voyage s’achève sur le traumatisme de l’Hourloupe.
À nous d’apprendre à nous retrouver parmi ces réseaux éclatants et à en découvrir raisons et déraisons. Dubuffet est déjà au-delà. Le texte ci-après figurera dans Prospectus et écrits suivants II, à paraître aux éditions Gallimard.


« Si conséquente, si prévisible qu’elle soit dans le climat des milieux littéraires et journalistiques, la façon révoltante dont a été traité Céline par l’intelligentsia française est un des faits les plus désolants auxquels j’ai assisté. Je tiens Céline pour un génial inventeur, un poète (mais ce terme si galvaudé, de poète, le définit bien faiblement) d’ampleur considérable, pas seulement à mes yeux le plus important de notre temps mais des plusieurs qui forment les temps modernes, une des plus grandes charnières de l’histoire de l’écrire. Que ce ne soit pas apparu d’emblée aux intellectuels contemporains, pas tout au moins de manière suffisante pour imposer silence à leurs ressentiments et mauvaises chicanes, qu’ils aient fait bloc avec un si parfait ensemble pour dénigrer cette création monumentale et la transporter sur un misérable terrain de politique est un phénomène peu croyable. Il faut pour que cela ait pu se produire à pareille échelle que l’écrire soit aujourd’hui dans tous les esprits bien détourné de son statut originel, que soit bien oublié ce qu’on peut en attendre, ce qu’on doit en attendre. Il faut que la nature propre de l’art et de ses hautes danses soit bien occultée, qu’aient bien baissé les températures auxquelles se chauffe l’esprit, que le goût porté à la pensée analytique et discursive (ce leurre) ait bien pris le pas sur les incandescences de la création poétique, qu’on ne demande plus davantage à la littérature que des ratiocinations sur des sujets aussi primaires, aussi plats, aussi oiseux que le sont des débats de sociologie et de civisme.


C’est assurément stupéfiant de constater que nos poètes - et ceux-là aussi qui claironnent des positions prétendues libérées des lieux communs éthiques - font un si superbe chorus avec les chansonnettes les plus éculées et les plus bêtes de la sociologie et du patriotisme. Nous revoici au beau temps des guerres de religion.
Encore est-ce tout à fait à mauvais titre qu’on veut chicane à Céline au nom du bien public et du patriotisme. Pas d’homme au cœur plus chaud, pas de plus patriote, pas de plus fraternisant que lui : exemplaire. Mais il y a deux façons d’être patriote, la façon de la tête et la façon du cœur ; la façon abstraite, doctrinale, et la façon active et immédiate. Lui c’était la seconde.
Il est à remarquer que l’hostilité dont fut l’objet Céline se déclara bien avant qu’il ait manifesté ses vues sur aucun terrain politique; l’humeur de démystification qui apparaissait dans ses premiers livres en fut probablement la cause. L’intelligentsia sentit là qu’on se mettait à détruquer - comme on démine. Tout le statut de l’intelligentsia repose sur un système de vaste imposture à postes et relais si complexes et étendus qu’un ou l’autre de ces postes qui par accident saute ne met pas l’ensemble en péril ; mais quand apparaît le déterminé déboulonneur, celui qui s’attaque à la centrale, le grand saboteur, les tocsins sonnent et les sociétaires de tous grades s’élancent au rempart avec l’huile bouillante. L’intelligentsia à, de consentement unanime, fonction sociale de critiquer sans dommage le bien-fondé des institutions, d’assumer (pour empêcher qu’un le prenne pour de bon) le rôle de défendre le public contre la malversation ; elle est le baron du bonimenteur. Lui est dans la pièce dévolue la semblance de l’insurgé, mais bien entendu insurgé bidon. S’en vienne par là-dessus un qui n’est pas de mèche, le vrai insurgé, c’est la panique de tout le théâtre.

La seule rencontre artistique de Céline et Dubuffet…
sur la couverture d'un poche!

Les mystifications, Céline ne les aimait pas, il ne voulait rien en connaître. Il refusait de s’en aider. Il voulait démontrer qu’elles ne sont pas utiles à la production d’art - la vraie du moins. Il visait à ériger une œuvre qui soit agissante sans qu’elles interviennent, qui soit bien plus agissante de ce qu’elles n’y interviennent pas. Et c’est cette entreprise qui soulevait la colère. Les écrivains, les artistes, tiennent capitalement au maintien de la mystification. Et pas eux seuls. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, contrairement à ce que croient les démystificateurs, à tort persuadés qu’on leur saura gré de la peine qu’ils se donnent, le public est attaché aux mystifications ; il est consentant et complice ; il s’indigne sitôt qu’on fait mine de les éventer. Le public est craintif ; son sentiment - pas mal absurde - est que les mystifications sont une fausse monnaie tout de même préférable à pas de monnaie du tout. A la poésie dans son intrinsèque il ne croit pas fort ; il la tient pour fugace (voire illusoire) murmure qui ne peut en tout cas se manifester où est absente sa liturgie. Et quand la poésie apparaît soudain non plus comme un murmure mais comme un tonnerre, non plus sur une scène apprêtée mais dans la foule et dans la rue, non plus vêtue des oripeaux et masques. mais à visage nu, hurleuse et furieuse, il n’y reconnaît pas, on peut bien le comprendre, l’image qu’on lui avait inculqué d’elle.
On saisit bien j’espère ce que j’ai en vue en mentionnant la mystification que chevauche la littérature. La littérature est en retard de cent ans sur la peinture. Elle s’alimente depuis plusieurs siècles non pas aux données immédiates de la vie mais aux œuvres antérieures comme abeilles nourries au miel et non aux fleurs ; elle est incœrciblement aimantée et polarisée par les œuvres antérieures. Le prestige de celles-ci est si fort qu’aucun écrivain, quand même il s’y efforce, ne parvient à s’en dépêtrer et retrouver l’état d’innocence que nécessite la création. La peinture a depuis longtemps fait sa révolution ; la littérature - Céline seul mis à part - n’a pas fait la sienne. En dépit de variantes qui restent épidermiques (elles sont seulement de changer un peu la farce du pâté, elles sont de thématique et non de technique, délocalisation et non d’étiage) la littérature est figée, prise en gelée. Par quiconque n’est très averti spécialiste une page contemporaine pourrait très facilement être attribuée à Voltaire ou Descartes. Faites seulement l’effort de comparer les différences qui séparent une peinture actuelle d’une de Raphaël et une page de Sartre d’une de Diderot et vous saisirez ce qu’il en est. La forme de la peinture a totalement changé ; celle de l’écrire, à bien peu de chose près, est demeurée la même. Or c’est dans l’art la forme qui détermine toute l’action de l’œuvre. A même forme même contenu. C’est de changer la forme qui provoque changement de contenu. La littérature s’imagine qu’importe sa pensée, non son corps; c’est l’optique chrétienne du corps et de l’esprit. Elle croit renouveler la pensée sans toucher au corps, qui lui semble dans l’affaire vase inefficient, emballage. Erreur ! elle ne renouvelle rien du tout. C’est quand elle s’avisera de s’inventer de nouveaux corps (comme a fait la peinture) qu’elle verra ce que sont des positions d’esprit vraiment nouvelles et que son feu se rallumera. On ne répétera jamais assez que l’art est une affaire de forme et non pas de contenu. L’effort de l’écrivain pour nourrir son ouvrage de rares informations et fines analyses est tout à fait impropre. La pensée analytique est une chose et l’art en est une autre, une tout autre. Il a des moyens plus riches, plus expéditifs. Il vous expédie en un tournemain, en une demi-ligne (voyez Céline) ce que la pensée analytique, avec ses pieds lourds, ne parvient pas à énoncer dans tout un volume. La peinture elle aussi a longtemps cru que son affaire était de donner à ses christs et ses vierges des expressions, ingénieusement renouvelées. C’est quand elle s’est avisée d’y substituer des pommes, des verres à absinthe et des paquets de tabac qu’elle a fait sa révolution. Celle-ci fut de porter l’invention non plus sur le choix de l’objet figuré mais sur les moyens et les matériaux mis en, œuvre, les modes de transcription, la syntaxe. Quelles ailes lui ont alors poussé ! Quels vols n’a-t-elle depuis lors cessé de faire !
Il est possible que la peinture ait tiré profit du développement de la photographie ; il lui retirait une fonction propre à entraîner de constantes confusions et dont elle a probablement longtemps souffert. Il serait bien souhaitable que les fonctions de l’écrire, lesquelles sont pareillement de plusieurs sortes très différentes, soient de même tirées au clair. De la même façon que la peinture et le dessin sont ici moyen de création d’art et là d’information, de documentation (comme dans les relevés industriels, géographiques ou autres, ou comme dans les portraits de personnes chères ou reproductions de sites aimables), l’écrire lui aussi sert indifférement au poète et à l’avocat, au journaliste, au notaire. Il y a là deux fonctions qu’on ne sépare pas assez. La similitude, la quasi-identité de la forme empruntée par des écrits visant à la création d’art et de celle que revêt le rapport du gendarme, le discours du ministre, le mode d’emploi d’une machine, a de quoi grandement surprendre. Je crois qu’on n’en ressent pas assez l’incongruité. Pas étonnant après cela que les positions de pensée de l’avocat, du journaliste et du politicien s’insinuent dans le sillage de la forme employée et viennent prendre la place de la création d’art au point de faire même oublier ce que put être celle-ci, ce qu’elle doit redevenir.
C’est que l’écrire créatif ne commence qu’où les mots sont utilisés non plus à raison de leur stricte signification (ils forment à ce titre un pauvre registre de schémas propres à énoncer seulement des pensées bien simplistes) mais avec art comme les jongleurs font des chapeaux, des œufs, des mouchoirs - dans une tout autre optique que de les coiffer, les gober ou s’en moucher le nez. C’est à employer les mots de cette manière qu’on peut faire de leur clavier un instrument transmetteur de pensée crue et chaude. Là est l’inauguration de Céline et elle va dans le même sens que celle de la peinture actuelle qui utilise pareillement les signes, les tracés, les coloris, non plus à seule raison des figurations auxquelles ils sont attribués (et en forme telle qu’il y ait lieu de les « prendre à la lettre ») mais au contraire en s’appliquant à briser leur lien trop immédiat aux représentations directes d’objets. Par ce moyen le peintre provoque un décalage, une coupure entre les signes de transcription et les objets à transcrire ; une marge est introduite entre les premiers et les seconds et c’est cette marge, ouvrant passage à tout un flot de rebondissements et d’échos, qui devient toute la machine génératrice. Il peut paraître paradoxal que des caractères réputés privatifs comme l’impropriété, l’inadéquation, puissent, habilement mis à profit, accroître considérablement la vertu des transcriptions. Mais c’est que le peintre (ou l’écrivain quand c’est Céline) qui donne au départ pour règle à son jeu une telle ouverte articulation entre les faits décrits et la description qu’il en restitue oblige par là l’usager de l’ouvrage à substituer continuellement et le conduit bientôt à lire non plus aux lignes mais entre les lignes. L’ouvrage se trouve par là doté d’une dimension nouvelle comparable à un relief, à une résonance, au timbre d’une voix. Le timbre d’une voix est produit pareillement par la simultanéité de deux vibrations qui ne coïncident pas exactement.
Dans l’emploi magistral que fait Céline des vocables, ceux-ci fonctionnent non pas pour apporter le sens propre qu’ils comportent mais comme des bornes ingénieuses entre lesquelles il excelle à faire apparaître, sans l’énoncer (en négatif, en creux) ce qu’il vise à véhiculer. C’est en quoi le mode d’écrire qu’il a si merveilleusement mis au point (pas seulement inventé mais porté du premier coup à une perfection qu’il semble difficile d’égaler) ressemble au plus savoureux parler. Dans le parler pareillement - je vise bien sûr le parler de vraie communication, le parler bien direct et spontané - ce n’est pas le choix des paroles prononcées qui transporte et restitue la pensée mais bien le ton, l’intonation, la mimique, de telle sorte que l’essentiel - le fruit - se trouve manifesté sans être formulé, avec une instantanéité, une totalité, une force qu’aucune formulation explicite - fût-elle étendue à des heures de discours - ne pourrait atteindre.
L’implicite est peut-être le recours qui caractérise l’art. Personne n’a jamais, je crois, employé l’implicite au point que l’a fait Céline.
Jean Dubuffet