« Chez Ford, la santé de l’ouvrier est sans importance,
c’est la machine qui lui fait la charité
d’avoir encore besoin de lui »
Lectures 40, la revue littéraire que Denoël a dirigée entre juin 1941 a réédité La Médecine chez Ford dans les numéros 4 et 5 datant des 1er et 15 août 1941. |
Ce texte très documenté nous fait découvrir un docteur Destouches hésitant entre deux attitudes. Son analyse montre une empathie pour le système Ford – y compris dans le recours aux «déchets humains» pour rentabiliser l'automatisation –, que vient contredire sa conclusion d'une humeur plus célinienne : «Chez Ford, la santé de l'ouvrier est sans importance, c'est la machine qui lui fait la charité d'avoir encore besoin de lui ». Sans doute apportait-il là une réponse à ses préoccupations de 1925 — dans sa précédente mission américaine —, tels qu'elles apparaissent dans une correspondance au Dr Rajchman du 17 mars : « Je fais une étude qui m'intéresse sur un point tout à fait précis. L'amélioration des conditions sanitaires de l'ouvrier correspond-elle à un meilleur rendement industriel de celui-ci ? ».
La seconde étape du voyage du docteur Destouches est Detroit, dans les usines Ford du 5 au 8 mai 1925.
Son premier rapport sera réutilisé ultérieurement, avec certaines modifications, dans une conférence à la société de médecine de Paris, en 1928. Céline transposera ensuite cette visite dans les usines Ford dans le Voyage au bout de la nuit, ce qui montre à quel point cette visite l'a marqué... Ford, à l'époque, incarne la réussite, le capitalisme et la production de masse aux Etats-Unis et Céline va se montrer admiratif de l'organisation sanitaire des usines : la mécanisation très poussée des moyens de production nécessite une moindre force physique pour l'accomplissement du travail, les ouvriers agissant de façon mécanique, à raison d'un ou deux gestes répétés autour d'une machine ; l'entreprise emploie ainsi un grand nombre de vieux, d'handicapés ou de malades, dont « l'état de santé (...) destine à l'hôpital plutôt qu'à l'industrie ». Céline décrit une visite médicale avant embauche où ne se présentent que des éclopés, malades aussi bien physiquement que mentalement. Sont ainsi embauchés un bon nombre de ce que Céline nomme «nerveux». Un des médecins de l'usine lui dit d'ailleurs que des animaux feraient le travail tout aussi bien : « Le médecin chargé des admissions nous confiait d'ailleurs que ce qu'il leur fallait, c'était des chimpanzés,que cela suffisait pour le travail auquel ils étaient destinés ». Une anecdote reprise dans le Voyage au bout de la nuit, exception faite que c'est un chauffeur de taxi qui lui explique « que ce qu'il trouvait bien chez Ford c'est (...) qu'on y embauchait n'importe qui et n'importe quoi ».
Céline décrit ensuite le service social. Ce service a pour but principal « d'éviter les départs d'ouvriers mécontents ». Il n'existe pas d'assurance maladie, puisque les malades travaillent, ni d'assurance vieillesse pour la même raison. Les accidents sont pris en charge par l'Etat et non par l'entreprise. La rentabilité de la masse productive a ainsi rendu inutile que l'on s'occupe individuellement de l'ouvrier ; il n'y a, par exemple, plus de visite médicale. Le service social est réduit au minimum : il ne compte que douze employés, dans le but de « faire des économies ». L'hypothèse de Céline est que l'on a supprimé les services d'hygiène, de santé pour augmenter la rentabilité de l'entreprise et « rassurer les actionnaires par des économies massives ». L'augmentation du nombre de machines, la mécanisation nécessitent moins d'ouvriers spécialisés. Il devient donc inutile, en terme de rentabilité, de faire attention à leur santé. Céline ne semble étrangement pas scandalisé ou indigné par cet état de fait : « Cet état des choses,à tout prendre au point de vue sanitaire et même humain, n'est point désastreux quant au présent ». Toutefois, l'avance de Ford se situe surtout en matière technologique, du point de vue de l'outillage. La projection sur l'avenir semble moins réjouissante et Céline imagine un « Henry Ford vaincu par ses propres ingéniosités, dirigeant seul avec quelques hommes chimpanzés cette monstrueuse usine ». Son constat final montre un certain désabus : « Chez Ford, la santé de l'ouvrier est sans importance, c'est la machine qui lui fait la charité d'avoir encore besoin de lui ».
D'après « Note sur l'organisation des usines Ford à Detroit » (1925) in Cahiers Céline III, Paris, Gallimard. (source Thyssens)
Lectures 40
Denoël mentionne pour la première fois une nouvelle revue dans une lettre à Jean Rogissart: « Lectures 40, dont vous me parlez, est publié par Jean Fontenoy, que vous connaissez sans doute. C’est surtout une revue littéraire, ainsi que vous aurez pu vous en apercevoir par le contenu. Si vous aviez une bonne nouvelle d’une douzaine de pages, je pourrais sans doute la placer utilement dans un journal de Paris. »
C’est en effet Jean Fontenoy (1899-1945) qui a lancé le mensuel Lectures 1940 le 25 août 1940, avec l'appui financier de son ami Otto Abetz. Le mois suivant il fusionne avec La Vie nationale, «organe d'émancipation populaire française» dont l'adresse est celle du P.P.F. de Jacques Doriot, pour former La Vie nationale et Lectures 1940, jusqu’au 10 janvier 1941. Entre le 25 janvier et le 25 mai 1941, Lectures 40, devenu « Le magazine universel », poursuit sa route seul sans beaucoup de succès.
Le n° 4 est paru le vendredi 1er août 1941, avec une couverture illustrée par Gaston de Sainte-Croix. Le nom de Céline fait vendre : il est entièrement consacré à un texte datant de 1928, précédé d'un « chapeau » non signé.
Ce sont les auteurs-maison qui occupent à nouveau les pages littéraires : Louis-Ferdinand Céline (Les Beaux draps, février 1941), André Lhote (Peinture d'abord, avril 1942), Gilbert Dupé (La Foire aux femmes, juin 1941), Lucien François (Remise à neuf, octobre 1941).
Le « produit d'appel » de Lectures 40 « nouvelle formule » est incontestablement le roman de Georges Simenon, La Vérité sur Bébé Donge dont les douze chapitres seront publiés du 15 juin au 1er décembre 1941.
Les usines Ford racontées par Bardamu
La Médecine chez Ford, illustration de Claude Bogratchew pour Voyage au bout de la nuit |
« C’était vrai, ce qu’il m’expliquait qu’on prenait n’importe qui chez Ford. Il avait pas menti. Je me méfiais quand même parce que les miteux ça délire facilement. Il y a un moment de la misère où l’esprit n’est plus déjà tout le temps avec le corps. Il s’y trouve vraiment trop mal. C’est déjà presque une âme qui vous parle. C’est pas responsable une âme.
A poil qu'on nous a mis pour commencer, bien entendu. La visite ça se passait dans une sorte de laboratoire. Nous défilions lentement. "Vous êtes bien mal foutu", qu'a constaté l'infirmier en me regardant d'abord, mais ça fait rien. Et moi qui avais eu peur qu’ils me refusent au boulot à cause des fièvres d’Afrique, rien qu’en s’en apercevant si par hasard ils me tâtaient les foies ! Mais au contraire ils semblaient l’air bien content de trouver des moches et des infirmes dans notre arrivage. - Pour ce que vous ferez ici, ça n'a pas d'importance comment vous êtes foutu ! m'a rassuré le médecin examinateur, tout de suite.
- Tant mieux que j'ai répondu moi, mais vous savez, monsieur, j'ai de l'instruction et même j'ai entrepris autrefois des études médicales…
Du coup, il m'a regardé avec un sale œil. J'ai senti que je venais de gaffer une fois de plus, et à mon détriment.
- Ca ne vous servira à rien ici vos études, mon garçon ! Vous n'êtes pas venu ici pour penser, mais pour faire les gestes qu'on vous commandera d'exécuter… Nous n'avons pas besoin d'imaginatifs dans notre usine. C'est de chimpanzés dont nous avons besoin… Un conseil encore. Ne me parlez plus jamais de votre intelligence !
On pensera pour vous mon ami ! Tenez-vous le pour dit.
Il avait raison de me prévenir. Valait mieux que je sache à quoi m'en tenir sur les habitudes de la maison. Des bêtises, j’en avais assez à mon actif tel quel pour dix ans au moins. Je tenais à passer désormais pour un petit peinard. Une fois rhabillés, nous fûmes répartis en files traînardes, par groupes hésitants en renfort vers ces endroits d’où nous arrivaient les fracas énormes de la mécanique.
Tout tremblait dans l’immense édifice et soi-même des pieds aux oreilles possédé par le tremblement, il en venait des vitres et du plancher et de la ferraille, des secousses, vibré de haut en bas. On en devenait machine aussi soi-même à force et de toute sa viande encore tremblotante dans ce bruit de rage énorme qui vous prenait le dedans et le tour de la tête et plus bas vous agitant les tripes et remontait aux yeux par petits coups précipités, infinis, inlassables. À mesure qu'on avançait on les perdait les compagnons. On leur faisait un petit sourire à ceux-là en les quittant comme si tout ce qui se passait était bien gentil. On ne pouvait plus ni se parler ni s'entendre. A mesure qu’on avançait on les perdait les compagnons. On leur faisait un petit sourire à ceux-là en les quittant comme si tout ce qui se passait était bien gentil. On ne pouvait plus ni se parler ni s’entendre. Il en restait à chaque fois trois ou quatre autour d’une machine. On résiste tout de même, on a du mal à se dégoutter de sa substance, on voudrait bien arrêter tout ça pour qu’on y réfléchisse, et entendre en soi son cœur battre facilement, mais ça ne se peut plus. Ca ne peut plus finir. Elle est en catastrophe cette infinie boîte aux aciers et nous on tourne dedans et avec les machines et avec la terre. Tous ensembles ! Et les mille roulettes et les pilons qui ne tombent jamais en même temps avec des bruits qui s’écrasent les uns contre les autres et certains si violents qu’ils déclenchent autour d’eux comme des espèces de silences qui vous font un peu de bien. Le petit wagon tortillard garni de quincaille se tracasse pour passer entre les outils. Qu'on se range! Qu'on bondisse pour qu'il puisse démarrer encore un coup le petit hystérique ! Et hop ! il va frétiller plus loin ce fou clinquant parmi les courroies et volants, porter aux hommes leur ration de contraintes.
Les ouvriers penchés soucieux de faire tout le plaisir possible au machines vous écœurent, à leur passer les boulons au calibre, et des boulons encore, au lieu d’en finir une fois pour toutes, avec cette odeur d’huile, cette buée qui brûle les tympans et le dedans des oreilles par la gorge. C’est pas la honte qui leur fait baisser la tête. On cède au bruit comme on cède à la guerre. On se laisse aller aux machines avec les trois idées qui restent à vaciller tout en haut derrière le front de la tête. C’est fini. Partout ce qu’on regarde, tout ce que la main touche,
c’est dur à présent. Et tout ce dont on arrive à se souvenir encore un peu est raidi aussi comme du fer et n’a plus de goût dans la pensée. On est devenu salement vieux d’un seul coup. Il faut abolir la vie du dehors, en faire aussi d’elle de l’acier, quelque chose d’utile. On l’aimait pas assez telle qu’elle était, c’est pour ça.
Faut en faire un objet donc, du solide, c’est la Règle.
J'essayais de lui parler au contremaître à l'oreille, il a grogné comme un cochon en réponse et par les gestes seulement il m'a montré, bien patient, la très simple manœuvre que je devais accomplir désormais pour toujours. Mes minutes, mes heures, mon reste de temps comme ceux d'ici s'en iraient à passer des petites chevilles à l'aveugle d'à côté qui calibrait, lui, depuis des années les chevilles, les mêmes. Moi j’ai fais ça tout de suite très mal. On ne me blâma point, seulement après trois jours de ce labeur initial, je fus transféré, raté déjà, au trimballage du petit chariot rempli de rondelles, celui qui cabotait d’une machine à l’autre. Là, j’en laissais trois, ici douze, là-bas quinze seulement. Personne ne me parlait. On existait plus que par une sorte d’hésitation entre l’hébétude et le délire. Rien n'importait que la continuité fracassante des mille et mille instruments qui commandaient les hommes.
Quand à six heures tout s’arrête on emporte le bruit dans sa tête. J’en avais encore moi pour la nuit entière de bruit et d’odeur à l’huile aussi comme si on m’avait mis un nez nouveau, un cerveau nouveau pour toujours. »
La médecine chez Ford par Louis-Ferdinand Céline (texte intégral repris dans L'Herne)
Wasted and Perfectly Usable
On “La Médecine Chez Ford” by Louis-Ferdinand Céline
Matthew S. May
Assistant Professor, Texas A&M University
Louis-Ferdinand Céline, the infamous Parisian author of Voyage au Bout de la Nuit, travelled to America to visit and asses the conditions at the Ford Automotive Company in the 1920’s.(1) In his remarkable account, “La Médecine Chez Ford,” an account that reads today like borderline steampunk science fiction, Céline documents how the full integration of degraded human bodies into the automated machine technologies of the factory constituted an “ingenious” solution to le problème ouvrier, the contradictions of rapidly advancing production speed and mechanization along with the social threat posed by the subsequent production of a redundant non-working population.(2) In Detroit he found factories in which one-third to four-fifths of the workers could be immediately replaced by mechanization but were not. Ford management moreover preferred to hire “very physically and mentally defeated” workers, some of whom were “frankly imbeciles.” The unskilled and disabled more readily acquiesced than their healthy and skilled counterparts to the sort of work demanded by the technological advances of
production. Céline, a medical physician, found that “out of 44,500 workers in this factory, 13,184 suffer from serious and chronic ailments and disabilities. Among them, we find 629 with tuberculosis and asthma, 187 epileptics and diverse psychopaths, 5,000 with hernias, 417 with heart conditions, 51 blind persons, those with ataxia and even persons with illnesses obtained from sleep disorders, 800 nephrites and those with cystitis.”(3) Workers too tired, sick, or elderly to continue with even an hour or two of work per day sit or lay down in a corner. The medical examiner who inspected employees upon hiring confided to Céline “in a professional voice” that “chimpanzees…would suffice for the job that these workers were destined for and that elsewhere they were making attempts to employ these animals in the harvesting of cotton.”(4) One elderly worker, “suffering from a badly balanced mitral insufficiency, varicose veins on the path to ulceration and double inguinal hernias,” was tasked with very slowly opening and closing one single door. The blind were employed along with “little madmen” to give “the illusion of usefulness” and paid six dollars per day like everyone else. The power to fire was permitted only by the Ford “Social Welfare Administration,” rather than floor bosses or line supervisors, which relocated rather than dismissed disgruntled ormaladapted workers as part of its policy of “managerial civility.”5 A staff of nurses managed healthcare and offered legal advice regarding divorce, buying a house, etc. In sum, Céline found that no-one ever left the factory. Even if one was “outside” the factory, one was still determined by the logic of its operations, which were, in turn, governed by mechanized processes of production. There was, to borrow a phrase from Jean-Paul Sartre, no exit. Those who did “leave” never really left: they were immediately replaced by a family member or sent home with “a little project to do” in order to keep them wage dependent. Céline approvingly suggests the merit of this system: “it could be, he argues, that “an investigation in [the] cities, clinics and sanitariums [of Europe]…will reveal the existence of a numerous workforce that is wasted and perfectly usable.” In contrast to the idea of the social factory, an idea that Marxists use to designate the flow of relations of force at the point of production beyond the walls of the factory, a kind of becoming-factory of the social, here we find the reverse: a dystopian becoming-social of the factory in which time in production coincides with the indefinite time and needs of collective human life. Céline enthusiastically argues that this quasi-closed process of capturing life time in production, a process he thought neared perfection in the American Ford factories of Detroit, could resolve the obstacles to European (capitalist) modernization.
Notes
1 Louis-Ferdinand Céline, “La Médecine Chez Ford,” in Oeuvres de Louis-Ferdinand Céline (Paris: Andre Ballard, 1966), 709-720. My thanks to Bonnie Zaleski for assistance with translation.
2 Marx referred to this population as a “reserve army of unemployed.” See Capital.
3 Céline, “La Médecine Chez Ford,” 712
4 Céline, “La Médecine Chez Ford,” 713
5 Céline, “La Médecine Chez Ford,” 714