dimanche 15 octobre 2023

Hic et nunc ! Louis-Ferdinand Céline, Claude Gallimard et la Pléiade

 Aussi, cette Pléiade, il la veut hic et nunc

« La Pléiade et l’édition de poche pas dans vingt ans, quand je serai mort ! non ! tout de suite ! cash ! » (24 octobre 1956).



L'histoire de la Pléiade

Hic et nunc ! Louis-Ferdinand Céline, Claude Gallimard et la Pléiade

La lettre de la Pléiade n° 41

septembre-octobre 2010

Dans le prolongement de l’édition de la Correspondance de Céline dans la Pléiade, voici deux lettres inédites de l’auteur de Mort à crédit adressées à Claude Gallimard. Ces feuillets ont été retrouvés récemment dans les archives de l’éditeur, au sein d’une liasse de correspondances diverses. On y retrouve la tonalité si singulière des correspondances de Céline, et particulièrement des Lettres à la NRF, modèles du genre, publiées par Pascal Fouché (Gallimard, 1991), et dont un choix est proposé dans le volume de la Pléiade établi par Henri Godard et Jean-Paul Louis.

L’un des grands sujets de cette correspondance, on s’en souvient, est celui de la reprise des œuvres de l’auteur dans le Livre de poche (Folio n’est créée qu’en 1971) et dans la Pléiade. La question de la Pléiade est évoquée pour la première fois par Destouches dans une lettre d’avril 1951, avant même qu’il ne signe le contrat qui le lie à Gallimard pour la réédition de ses œuvres et la publication de Féérie pour une autre fois (18 juillet 1951). Au vrai, il n’est pas d’auteur qui ait signifié avec autant de constance aux Gallimard son souhait de figurer dans la collection ; à partir de 1955, « sa demande est lancinante, coriace » (Sollers). Elle tourne à l’obsession. C’est que Céline craint de n’y jamais entrer s’il n’obtient pas satisfaction de son vivant. La Pléiade offre une garantie pour l’avenir. Elle lui assure que son œuvre ne tombera pas dans l’oubli, qu’elle ne sera pas effacée, étouffée, dissimulée par ceux qui trouverait intérêt à son extinction. Gide, Claudel, Malraux et Montherlant figurent déjà au catalogue de la collection ; pourquoi pas lui... juste une ligne de plus « entre Bergson [sic ] et Cervantès » ? Et Gaston Gallimard... lui aussi pourrait bien retourner sa veste au lendemain de sa disparition. Qui sait ? Aussi, cette Pléiade, il la veut hic et nunc : « La Pléiade et l’édition de poche pas dans vingt ans, quand je serai mort ! non ! tout de suite ! cash ! » (24 octobre 1956). On notera au passage que dans l’esprit de Céline, le poche et la Pléiade font la paire, comme s’il s’agissait de s’assurer de la sorte une double postérité par des voies parallèles.
Mais Gaston temporise. Il se dégage. Aux relances innombrables de son auteur, il répond chiffres, enquêtes sur le terrain, souscriptions préalables de libraires, avis favorable du diffuseur exclusif Hachette... Céline n’est pas dupe qui reproche ses hésitations et palinodies à ce « sacré coffre-fort qui fait bla bla » : « Les vieillards, vous le savez, ont leurs manies. Les miennes sont d’être publié dans la Pléiade (Collection Schiffrin) et édité dans votre collection de poche [...] Je n’aurais de cesse, vingt fois que je vous le demande. Ne me réfutez pas que votre Conseil, etc. etc... tout alibis, comparses, employés de votre ministère [...] C’est vous la Décision. »
Céline obtient pourtant gain de cause, en mettant dans la balance la signature de son contrat pour Nord. Roger Nimier, qui est devenu, après Jean Paulhan, son principal interlocuteur à la NRF, lui apprend en avril 1959 que la décision est prise par Gaston et Claude Gallimard de programmer ses Romans dans la collection. Un contrat est signé en juin. Céline jubile... mais déchante aussitôt. Car le volume, à ses yeux, tarde à paraître... Qu’attend-on à la NRF ? Quel tour pendable essaie-t-on encore de lui jouer ? Et voilà Céline qui reprend ses lamentations, harcèle le directeur de fabrication, provoque Gaston, interpelle Claude, supplie Nimier.
Ces deux lettres ajoutent un couple au cortège de demandes, où se mêlent l’excès et le pathétique, la lucidité et le fantasme – mais où se manifeste ce goût de la vie par-delà la vie même, en quoi peut se définir la création littéraire. La Pléiade ne sortira des presses qu’en février 1962, sept mois après la disparition de Céline... lequel voyait juste lorsque, le 4 février 1960, il écrivait à son éditeur et, somme toute, ami : « Je risque fort d’être décédé avant d’être Pléiadé. » Mais on tiendra parole... jusqu’à donner à l’œuvre de Céline une diffusion à sa mesure : ici et maintenant, mais pour toujours.

À Claude Gallimard

Le 3 avril 61

Mon cher ami
Voici le contrat signé1 ; mais Dieu comme les termes sans doute très fouillés juridiquement en sont désagréables ! Il doit être possible de faire tout aussi valable et moins affreux. Que tout ceci est aux antipodes du seul esprit après tout qui compte : CRÉER...
Enfin ! je me permets de vous relancer pour la Pléïade qui m’a semblée bien roupilleuse, Bernanos2 diable pouvant attendre il a l’Éternité pour lui plus le Bon Dieu, moi qui n’ai ni l’un ni l’autre je trouve le temps long3.
Votre fidèle ami
LF Céline

Dr L.-F. Destouches
25ter, route des Gardes
Meudon (S. & O.)

À Claude Gallimard

20 4 [20 avril 1960 ou 1961]

Voyez-vous bien cher ami je vois venir la Pentecôte c’est-à-dire la Toussaint, mais pas du tout ma Pléïade, dont on a tant parlé... remis... remis... Mondor4 ne va pas bien, vous le savez... je ne sais quel Gallimard s’occupe de cet ouvrage mais sûr il est en voyage, en vacances, ou en comité. Qu’en pensez-vous bien cher ami ? Votre Bien attentif et dévoué
LF Destouches


1. Il s’agit du contrat pour l’édition dans le Livre de poche D’un château l’autre, adressé par Claude Gallimard à Céline le 30 mars 1961
2. Les Œuvres romanesques de Bernanos, mort en 1948, sont achevées d’imprimer le 19 décembre 1961.
3. Céline écrivait déjà à Gaston Gallimard le 22 septembre 1960 : « J’aurais aimé à passer avant Bernanos, mort, que rien ne hâte, et Montherlant gavé de tous les honneurs... »
4. Henri Mondor, chirurgien, critique et écrivain, est l’auteur de la préface du volume de la Pléiade. Il en a remis le manuscrit fin janvier 1960. Il meurt en avril 1962, quelques semaines après la sortie des presses de l’ouvrage.

mercredi 26 juillet 2023

Portraits caricaturaux du gouvernement de Vichy sous la verve démesurée de Céline par Ana Maria Alves

Ana M. Alves 
Institut Polytechnique de Bragance, Portugal, CLLC de l’Université de Aveiro
Dans Quêtes littéraires no 10, 2020 https://doi.org/10.31743/ql.11543

Portraits caricaturaux du gouvernement de Vichy 
sous la verve démesurée de Céline

Je suis descendu à Sigmaringen par patriotisme pour entendre parler le français parce que je suis un musicien. (Céline, 1980, p. 157)
Je parle de Sigmaringen, c’est un moment de l’histoire de France, (...) ça a existé et un jour on en parlera dans les écoles... (Céline, 1996, p. 937)

Accompagné de Lucette, Le Vigan et du matou Bébert, Céline rejoint Sigmaringen, transformée en ville-refuge du gouvernement de Vichy et de nombreux collaborateurs qui avaient suivi Pétain et Laval, arrivés depuis le mois d’août 1944. Céline débarque, dans ce lieu féérique et gigantesque, qui n’avait pas encore été réduit en cendres par les bombardements alliés, fin octobre 1944, après avoir traversé toute l’Allemagne du nord au sud, de la Prusse à la Bavière, puis au Bade-Wurtemberg, passant par les gares de Berlin, Leipzig, Fürth, Augsbourg, Ulm... La version officielle voulait que Céline s’y rende afin d’exercer la médecine auprès de toute la colonie française.

La description du domaine et de la ville, où « le régime vichyste achevait sa course dans la solitude glacée d’un palais délabré » (Azema & Wieviorka, 2004, p. 314), est faite, de façon magistrale, par Jean-Paul Cointet, dans son livre, Sigmaringen, dans lequel il décrit les contours de la ville et fait un état des lieux :

situé en Souabe, sur le haut Danube, dans une courbe encaissée du fleuve, au cœur d’une petite ville romantique de 7 000 habitants (15 000 aujourd’hui), aux maisons peinturlurées de couleurs vives, aux nombreuses auberges traditionnelles, le château de Sigmaringen présente une masse imposante et inélégante, aux innombrables pièces et couloirs enchevêtrés. C’est un monstre biscornu, hérissé de tourelles, de lanternons et de pignons. (Cointet, 2003, p. 89-90)

 

Même si les représentations de Cointet restituent assez fidèlement cet épisode de l’histoire de France, seules la plume et la « démesure célinienne » (Combelle, 1941, cité dans Sapiro, 1999, p. 187) illustrent scrupuleusement ce scénario dans D’un château l’autre. Sous un ton de raillerie qui lui est caractéristique « au polylogue de la symphonie célinienne : musique, trame, dentelle... » (Kristeva, 1980, p. 160), Céline commence la description de Sigmaringen tout en caricaturant une population très hostile à l’égard des réfugiés français installés en ville et au château. Antinazis et solidaires des Hohenzollern, les habitants les accusaient d’être responsables de l’exil du prince et de compromettre la paix et la sécurité du bourg. En décrivant leur vie quotidienne, Céline plante le décor de sa « chronique historique » et tourne en ridicule le village de « Siegmaringen » – au lieu de « Sigmaringen » :

Peut-être pas se vanter, Siegmaringen ?... pourtant quel pittoresque séjour !... vous vous diriez en opérette... le décor parfait... vous attendez des sopranos, les ténors légers... [...] votre plateau, la scène, la ville, si jolie fignolée, rose, verte, un peu bonbon, demi-pistache, cabarets, hôtels, boutiques, biscornus pour « metteur en scène »... tout style « baroque boche » et « cheval blanc ». [...] je vous reparlerai de ce pittoresque séjour ! Pas seulement ville d’eau et tourisme... formidablement historique !... Haut-lieu !... mordez Château !... stuc, bricolage [...] 
super-Hollywood !... toutes les époques, depuis la fonte des neiges, l’étranglement du Danube, la mort du dragon, la victoire de Saint- Fidelis, jusqu’à Guillaume II et Goering. (Céline, 1999, p. 156-157)

C’est bien d’une opérette qu’il s’agit, des derniers sursauts dérisoires du régime de Vichy. 
Céline montre qu’il n’a pas été dupe des airs d’importance que la petite colonie française a voulu se donner, en prétendant faire de Sigmaringen la capitale de la France : « alors que Pétain et Laval notamment, croient incarner la France, ils ne sont plus que des marionnettes alignées au dernier acte d’un spectacle » (Hartmann, 2006, p. 42). L’image de l’État français, esquissée par Céline, contribue « à mettre en valeur non seulement l’image d’un narrateur objectif et lucide [...] mais encore, simultanément, d’un personnage coincé par le sort, qui n’avait rien à faire là » (2006, p. 42). En effet, pour le narrateur, les jeux sont faits, le rideau tombe, la scène de l’État français est jouée :

À bien réfléchir, historique, Pétain, Debeney, étaient qui dirait, plus en scène... plus rien d’autre du tout à foutre en scène ! l’acte encore de l’« Empire Français » !... rideau ! aux Sénégalais ! l’acte suivant !...Pétain fini d’incarner !... la France a marre ! Qu’il rentre, qu’on le tue !... la page tourne ! (Céline, 1999, p. 193)

La représentation que fait Céline de cette ville s’apparente à une comédie, mais elle ne 
s’éloigne cependant pas de la chronique historique qu’il prétend faire, à partir de ses 
« souvenirs historiques » (Céline, 1996, p. 117) qui font de lui le « chroniqueur des Grands Guignols » (p. 732). À propos de ces circonstances historiques, Henri Godard souligne que 
« Céline a regagné son public en faisant un sort à une période névralgique de [l’] histoire nationale en mettant en avant un rôle modeste de chroniqueur » (Godard, 1985, p. 379). À cette affirmation, il ajoute qu’« en réalité, ces évènements si haut proclamés “historiques”, il les traite sans plus de souci d’exactitude que le reste de son expérience » (p. 379). Godard achève cette réflexion en assurant que « du chroniqueur, Céline n’a ni le ferme propos de fidélité aux faits, 
ni le respect de l’ordre chronologique, ni l’effacement de sa personne devant la grandeur des événements auxquels il assiste » (p. 379).

Au sujet de cette reconstitution de l’histoire, Hannah Arendt est d’avis que

le but de ces reconstructions variées et d’ailleurs variables était toujours de dénoncer l’histoire officielle comme une farce, de mettre au jour une sphère d’influences secrètes dont la réalité historique visible, vérifiable et connue n’était qu’une façade explicitement plantée pour tromper le peuple. (Arendt, 1973, p. 81)

Ainsi, entre l’humour, « le dégoût et le rire, l’apocalypse et le carnaval » (Kristeva, 1980, 
p. 161), le narrateur renforce le statut que les Allemands avaient attribué à cette colonie française :

la Chancellerie du Grand Reich avait trouvé pour les Français de Sigmaringen une certaine façon d’exister, ni absolument fictive, ni absolument réelle, qui sans engager l’avenir, tenait tout de même compte du passé... statut fictif, « mi-quarantaine mi-opérette » [...] finalement nous étions reconnus à titre précaire-exceptionnel « réfugiés en enclave française » à condition de...de...tout de même en enclave française ! (Céline, 1999, p. 333-334)

Sous un ton de moquerie, de détails « comiques, risibles ou grotesques » (Mikoff, 1999, p. 209), auxquels il nous a habitué, Céline nous présente certains portraits caricaturaux des habitants de cette enclave. Les réfugiés miliciens, collaborateurs et leurs familles sont installés dans différents endroits de la ville, non loin du château, qu’ils nomment « l’Olympe ». Dans cette demeure, au septième étage, dans les appartements du prince on retrouve le maréchal, sa femme et le docteur Ménétrel, médecin et conseiller du maréchal qui sera, très tôt, écarté de Sigmaringen par les Allemands, jugeant qu’il dissuadait Pétain de la collaboration souhaitée comme y fait référence Henri Godard dans la notice D’un château l’autre (Céline, 1996, p. 982).

Le Maréchal Pétain, ou bien l’« Incarneur total » (Céline, 1999, p. 192), comme le baptise Céline, est d’emblée condamné au début du récit : « Merde !... ils ont bien fait de le buter !... Verdun, patati et patata !... je l’ai connu [...] à Siegmaringen, je sais ce que je cause » (p. 28).

Céline met également en scène dans D’un château l’autre Pierre Laval, ancien Président du Conseil vichyste, hébergé au sixième étage, avec son épouse. Par le biais du mode satirique, il apparaît à deux reprises dans la gare de Sigmaringen et dans l’appartement qui lui a été attribué au château. Céline commence par faire un tableau flatteur de son attitude, lorsqu’il se retrouve mêlé à une scène de cohue à la gare : « il était brave... il haïssait les violences... Laval était le conciliant né... le Conciliateur !... et patriote !... et pacifiste !... moi qui voit que des bouchers partout !... lui pas ! pas !... pas ! » (Céline, 1999, p. 254). Cet enthousiaste portrait est rapidement privé de son ardeur et de sa grâce lorsque dans un entretien avec l’ancien Président du Conseil, auquel se joindra l’ex-ministre Jean Bichelonne, « l’un des rares avec qui Céline sympathisera et qui avait été chargé à Vichy du secrétariat d’État à la Propagande » 
(Vitoux, 1988, p. 420), Laval commence une longue plaidoirie qui ne permet aucune intervention au narrateur de D’un château l’autre. N’acceptant pas son rôle de simple auditeur, ce dernier se sent tenté d’ébaucher quelques réflexions railleuses à son sujet, accentuant l’arrogance du personnage et faisant des commentaires racistes à son égard :

il en savait bien plus que moi !... bien sûr !... il en savait bien plus que tout le monde... en 
tout !... et sur tout ! Bicot, avec sa mèche d’ébène, il lui manquait que le fez crasseux... il était 
le vrai bicot de IIIqui parle à tous les voyageurs, qui sait mieux que tous ceux qui sont là ce qu’ils devraient faire. (Céline, 1999, p. 352)
Il me tolérait comme auditeur ! pas commentateur !... Je rengaine donc mes compliments...[...] 
je connaissais sa plaidoirie... dix... vingt fois il me l’avait servie !... [...] je connaissais toutes les variantes, feintes, objections, appels pathétiques... [...] que lui Laval, pas à confondre ! que lui, avait la France dans le sang !... qu’il faudrait bien qu’ils l’avouent, gnomes imbéciles. (p. 351)

Soulé par les paroles d’un si long discours, le narrateur parvient à engager le dialogue. Cependant, le ton, déjà en phase de transformation, passe au stade des injures. Dans cette scène, le narrateur met en évidence le physique de gitan de Laval. De son côté, l’ancien Président lui rappelle les propos racistes qu’il a tenus à son égard :

Il m’attendait au détour... il m’envoie sa botte ! « Vous êtes d’accord avec un juif ? » Ça y est !... le mot ! Le mot juif !... c’était fatal qu’il m’en parle ! la vache il attendait le monde ! Il prend l’offensive... « Vous m’avez bien traité de juif, n’est-ce pas Docteur ? » Oui, je le sais !... pas que vous ! Je suis partout aussi ! – Eux, pas tout à fait, Monsieur le Président ! (p. 354)

À propos de cet extrait, Christine Sautermeister affirme qu’il « apparaît comme un règlement de comptes de Laval, le narrateur maintient ses dires tout en se distanciant du journal vichyssois Je suis partout, accusé de complaisance vis à vis de Laval » (Sautermeister, 2002, p. 307). Sautermeister ajoute, à ce sujet, que nous sommes en présence d’un « Céline critique vis à vis de Vichy mais qui affiche son propre racisme. L’écrivain contre-attaque, se plaignant d’être à Sigmaringen par sa faute. Il accuse Laval de ne pas avoir tenté, comme il le fit pour “la bande”, de le “caser ailleurs” » (Céline, 1999, p. 355). Il en profite pour lui faire sentir son mécontentement :

Je prends la moutarde ! merde ! ces airs « de ne pas savoir » ! Je sais ce que je dis !... il serait bien content, bicot torve, que je paye pour la bande ! Que j’écope pour la compagnie ! Fripouilles, connivents, triple-jeux ! L’addition pour ma cerise ! (p. 355)

Après la présentation caricaturale de Laval, un autre personnage entre en scène ; il s’agit de Jean Bichelonne, ancien ministre de l’industrie qui n’échappe pas, lui non plus, à l’œil vif du narrateur, qui le présente comme celui qui avait « la plus grosse tête, pas seulement qu’il était champion de Polytechnique et des Mines... Histoire ! Géotechnie !... pardon !... un vrai cybernétique tout seul ! » (Céline, 1999, p. 157). Il s’agit, d’après le narrateur, d’un 
« spermatozoïde monstre » (p. 357) au vu de son « énorme tronche » (p. 357), de sa 
« formidable tronche » (p. 159). Comme le souligne Anne Henry, la description de ce 
« polytechnicien surdoué dépassé par l’évènement » (1994, p. 234) est, bien évidemment, marquée par une exagération bien célinienne.

Au-delà de ces « privilégiés » de la Collaboration, aperçus par Céline à Sigmaringen, l’auteur expose les conditions de vie des simples réfugiés, des « vilains » dépossédés de leurs biens, de leurs illusions. Céline introduit, à nouveau, dans le récit qu’il fait de son expérience à l’intérieur de ce village bavarois, un thème qui lui est cher et qui consiste, selon ce que nous décrit Henri Godard dans la notice de D’un château l’autre, dans la division de l’humanité [...] entre riches et pauvres ; les premiers mangent, boivent et jouissent, et prêchent aux seconds, qui travaillent et meurent de faim, toutes les vertus d’abstinence et de résignation. Sigmaringen semble d’abord évoqué pour illustrer cette division : d’un côté les « gâtés du château », nourris, lavés et chauffés, de même que les curés du Fidelis ; de l’autre « les ports galeux ». (Céline, 1996, p. 968)

Ces derniers sont entassés dans la petite ville, que ce soit dans la gare, où ils attendent un hypothétique train, soit dans un logement, dans l’une des auberges bondées comme le Bären ou le Löwen où vivent Céline, Lucette et Bébert au premier étage, chambre 11. Les femmes et les enfants des miliciens sont internés dans le camp que Céline désigne comme Cissen, mais qui est, en réalité, le camp de Biessen, qui ressemble à un camp de concentration. Ils y survivent dans des conditions déplorables, au milieu d’une grande insalubrité où ils ont « vraiment très crevé de faim » (Céline, 1996, p. 160).

Alors que le rationnement est très strict pour les réfugiés qui sont parqués hors du château, à l’intérieur de l’immense bâtisse, au contraire, la nourriture est abondante. Pétain, par exemple, dispose de « seize cartes » d’alimentation qu’il garde de façon égoïste.
Céline démystifie cruellement son prestige et marque l’inégalité redoublée face à ceux qui doivent presque quémander un peu de pain. Il profite également de cette inégalité pour souligner non seulement son inimitié envers Pétain, mais surtout pour ridiculiser les thèmes de la Révolution Nationale : « Famille, Travail, Patrie ? Merde !... [...] je l’ai connu avec ses seize cartes à Siegmaringen, ... » (p. 28).

Tourmenté par les problèmes de ravitaillement, Céline achetait au marché noir. Outre cette obsession pour les provisions, il souffrait d’un délire de persécution se trouvant partout une foule d’ennemis imaginaires, constamment à l’affût des moindres indices de machinations dressées contre lui. Lucien Rebatet, qui était également réfugié à Sigmaringen et qui a fréquenté Céline au quotidien jusqu’au départ de celui-ci en mars 1945, affirme que ces traits d’obsession et de persécution auraient pu devenir intolérables. Toutefois, lorsqu’il était en milieu français, écarté de ces problèmes, il retrouvait sa fougue et sa gaieté, il amusait son auditoire. 
Dans D'un Céline l'autre, Lucien Rebatet, qui faisait partie de son petit cercle, raconte quelques moments de détente :

satisfait de sa manœuvre, de nos rires, il s’engageait dans un monologue inouï, la mort, la guerre, 
les armes, les peuples, les continents, les tyrans, les nègres, les jaunes, les intestins, le vagin, 
la cervelle, les Cathares, Pline l’ancien, Jésus-Christ. La tragédie ambiante pressait son génie 
comme une vendange. Le cru célinien jaillissait de tous côtés. Nous étions à la source de son art. (Rebatet, 1963, p. 52)

Céline n’épargnait pas ses remarques sarcastiques aux Allemands : il leur en voulait d’avoir perdu la guerre. Cependant, les hôtes allemands se montraient très tolérants à son égard, car 
ils admiraient le grand écrivain. Lucien Rebatet raconte un dîner auquel assistaient de hautes personnalités :

De nombreuses autorités militaires et administratives du « Gau » s’étaient fait inviter, friandes d’un régal d’esprit parisien. Il y avait même un général, la « Ritterkreuz au coup ». Céline, qui ne buvait pas une goutte de vin, entama un parallèle opiniâtre entre le sort des « Friquets », qui avaient trouvé le moyen de se faire battre, mais pour rentrer bientôt chez eux, bons citoyens et bons soldats, consciences nettes, ne devant des comptes à personne, ayant accompli leur devoir patriotique, et celui des « collabos » français qui perdaient tout dans ce tour de cons, biens, honneur et vie. Alors lui, Céline, ne voyait plus ce qui pourrait l’empêcher de proclamer que l’uniforme allemand, il l’avait toujours eu à la caille, et qu’il n’avait tout de même jamais été assez lourd pour se figurer que sous un pareil signe de collaboration ne serait pas un maléfice atroce. Mais les hauts militaires avaient décidé de trouver la plaisanterie excellente... (p. 53)

Le peuple allemand est, aux yeux de Céline, à l’image de ses lieux de vie : lourd, triste et ridicule. En outre, les Allemands se divisent globalement en deux groupes : les nazis, froids, efficaces et courtois, mais animés d’un délire sanguinaire, et les antinazis, souvent des nobles prussiens, parfois amicaux. Quelques-uns sont hostiles à Céline, telle la doctoresse de Sigmaringen qui refuse de l’aider à soigner un malade français. 
À son tour, Céline, ne leur fait pas confiance : « les fritz sont sournois perfides !... vous pouvez vous attendre à tout ! regardez d’abord les music-halls, tous les prestidigitateurs sont boches ! [...] ils sont à se méfier terrible !...» (Céline, 1999, p. 185).
Après les remarques esquissées sur les allemands, le narrateur D’un château l’autre décrit des évènements, qui sont purement imaginaires, comme la promenade de Pétain au bord du Danube, les émeutes devant le château et dans la gare, ou encore le dîner chez Abetz, ambassadeur d’Allemagne à Paris sous l’Occupation, qui prendra, dans le récit de Céline, le nom de « limogé Abetz [celui qui] donnait encore et malgré tout, tantôt ici tantôt là, des sortes de “surprise-partys” » (Céline, 1999, p. 333). Chargé à Sigmaringen de veiller à l’installation des réfugiés, Abetz a reçu « la mission de persuader Pétain et Laval de renoncer à leur passivité. Trois mois lui avaient été accordés par Ribbentrop pour atteindre son but. Ayant échoué, il fut révoqué [...] et remplacé par un nouvel ambassadeur, von Reinebeck » (p. 982). Pris de délire nazi, Otto Abetz est décrit comme un illuminé dont le plus grand « projet auquel il tient » (p. 339) est la célébration de « sa grande œuvre, [...] la plus colossale statue, Charlemagne en bronze, en haut de l’avenue de la Défense ! » (p. 339), « la très grande symbolisation que toute l’Europe attendait ! » (p. 340). C’est alors que Céline met en scène une dispute entre Abetz et l’écrivain français, Alphonse de Châteaubriant, sur le choix d’ « une Ode » (p. 340) qui devrait être jouée lors de l’inauguration de cette « formidable statue, dix fois plus grosse, large, haute, que la “Liberté” de New York! » (p. 343). Déconcerté par les propositions de Abetz, qu’il traite 
de « peigne-cul » (p. 344), Châteaubriant explose « regarde la table... attrape une soucoupe... et vlang ! Y envoie !... et encore une autre !... et une assiette !...et un plat !... c’est la fête foraine ! [...] partout ! Et encore ! C’est du jeu de massacre ! » (p. 344).
Au sujet de ce portrait caricatural de Abetz, nous aimerions mettre en avant l’analyse proposée par Marie Hartmann qui défend que Céline « raille l’élaboration d’un passé mythique servant de prétexte aux destructions présentes » (Hartmann, 2006, p. 121). Encore une fois, pour justifier son dessein, Céline utilise l’injure, l’irréel. Comme le précise Karl Epting, cette rencontre « n’a [...] jamais pu avoir lieu, ne serait-ce que parce que Abetz n’a presque jamais franchi le seuil du château » (Epting, 1963, p. 57). 
Epting ajoute même que Abetz lui a confié, peu avant sa mort, « combien certaines réalités intérieures de cette époque étaient devenues transparentes dans cette scène, par le grotesque même des situations et des personnages, y inclus sa propre personne » (p. 57).

Au terme de cette analyse, et comme le défend Eric Mazet, « tout en n’ayant cessé d’arracher 
les masques de ses contemporains, de mettre à nu sa chair et ses nerfs, Céline aura été un fantastique comédien de sa propre existence et le formidable créateur de personnages de comédie » (Mazet, 1993, p. 211). De la sorte, nous pouvons affirmer qu’afin de donner plus de force littéraire à son récit,

Céline soumet chaque événement à la technique de la transposition, du « rendu émotif ». Il déforme les évènements au même degré qu’il déforme la langue, et dans le même souci «d’impressionnisme». C’est pourquoi on le trouve menteur, hypocrite, bas, etc. En faisant déjà dans les écrits intimes ce qu’il fera dans ses romans, il ne met pas de frontières entre son existence et son écriture. (Céline, 1980, p. 190-191)

Comme le souligne si bien François Gibault, Céline « reste fidèle à sa technique de transposition qui consistait à ne jamais se contenter du mal et à rechercher toujours le pire » (1981, p. 289). Il nous semble que sur l’univers célinien pèse « le glaive invisible d’un jugement » (Kristeva, 1980, p. 162). Glaive, qui « n’est peut-être même pas une instance mais une distance : [...] un détachement qui f[ait] exister l’horreur et en même temps nous en écart[e] » (p. 162). Glaive qui « nous saisi[t] d’effroi, et de cette frayeur même font du langage une plume, fuyante, perçante, une dentelle, voltige, éclat de rire et note de mort » (p. 162).

« Il faut être plus qu’un petit peu mort », comme l’affirme d’ailleurs Céline dans les Entretiens au professeur Y, « pour être vraiment rigolo ! Voilà ! Il faut qu’on vous ait détaché » (Céline, 1993, p. 519). Idée qu’il développe dans une lettre à Milton Hindus, datée du 31 mars 1948 : « Je suis “détaché”, sérieux, classique dans mon délire – constructif – par-là peut-être je me rapproche des grands – c’est tout... » (Hindus, 1969, p. 186). Ce délire célinien avait déjà été caractérisé par Combelle lors- qu’il affirmait en 1941 : « la démesure célinienne veut que le lecteur ait bon estomac et bon esprit. Son génie touche esprit et corps. C’est pourquoi il est sain en dépit de sa boue » (Combelle, 1941, cité dans Sapiro, 1999, p. 187). Dans Féerie pour une autre fois I, Céline renforcera cette posture délirante qui définit son « identité littéraire » (Roussin, 2005, p. 24) et que l’on retrouvera dans toute son œuvre : « J’ai des visions ? ... j’ai l’ouïe fantasque ? [...] c’est manière de rire ! pas plus ! [...] j’ai le rire naturel... de l’embellie dans la vacherie... c’est pas tout le monde...! [...] le texte vous vexe ? ça vous regarde ! » (Céline, 1993, p. 27).

RÉFÉRENCES

Arendt, H. (1973). Les Origines du totalitarisme, Sur l’antisémitisme. Paris : Calmann-Lévy. 
Azema, J. P. et Wieviorka, O. (2004). Vichy 1940-1944. Paris : Perrin.
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Dans Cahiers Céline 6. Paris : Gallimard.
Céline, L. F. (1993). 
Céline, L. F. (1993). Féerie pour une autre fois I et II, Entretiens avec le professeur Y, 
Romans t. IV. H. Godard (éd.). Paris : Gallimard.
Céline, L. F. (1996). D’un château l’autreNord, Rigodon
Romans, t. II. H. Godard (éd.). Paris : Gallimard.
Céline, L. F. (1999). D’un château l’autre. Paris : Gallimard.
Cointet, J.-P. (2003). Sigmaringen, une France en Allemagne (sept. 1944-avril 1945). Paris : Perrin.
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Dans Classicisme de Céline. Actes du douzième Colloque international Louis-Ferdinand Céline, Abbaye d’Ardenne, July 3-5, 1998(p. 209-226). Paris : Société d’études céliniennes.
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Roussin, P. (2005). Misère de la littérature, terreur de l’histoire. Céline et la littérature 
contemporaine. Paris : Gallimard.
Rousso, H. (1984). Pétain et la fin de la collaboration, Sigmaringen 1944-1945. Bruxelles :
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Sautermeister, C. (2002). Céline Vociférant ou l’art de l’injure. Paris : Société des études céliniennes.
Vitoux, F. (1988). La vie de Céline. Paris : Bernard Grasset.

R É S U M É : Dans ses trois romans, communément désignés comme trilogie allemande, Céline évoque le récit de son périlleux exode en Allemagne, de 1944 à 1945, puis au Danemark de 1945 à 1951. Notre propos n’est pas de reprendre tout ce périple, mais de nous attarder sur son séjour à Sigmaringen où presque toutes les figures marquantes de la Collaboration sont dépeintes et caricaturées par Céline sur un ton de mépris qui lui est exclusif et marque sa singularité exceptionnelle. Nous en retiendrons quelques exemples pour montrer comment l’écrivain amplifie les traits de ses personnages, pour donner plus de vigueur à ses descriptions. Céline brosse leurs portraits, en accentuant leurs caractères ou bien en leur prêtant, parfois, des attitudes ridicules. Par des détails hilariants, burlesques, comiques, Céline parvient à caricaturer certaines personnalités du gouvernement de Vichy dans une atmosphère où se mêlent absurdité, chaos, décadence.

Mots-clés : Céline, Sigmaringen, caricature, comique, grotesque, démesure

Caricatural portraits of the Vichy government under Céline’s inordinate verve

A B S T R A C T : In his three novels, commonly referred to as the German trilogy, Céline evokes the story of his dangerous exodus to Germany, from 1944 to 1945, then to Denmark from 1945 to 1951. Our purpose is not to take the whole journey back, but to dwell on his stay in Sigmaringen where almost all the outstanding figures of the Collaboration are depicted and caricatured by Céline in a tone of contempt particular of him and of his exceptional singularity. We will use a few examples to show how the writer amplifies his characters’ features, to strengthen his descriptions. Céline paints their portraits, exaggerating their characteristics or, sometimes, endowing them with ridiculous attitudes. By hilarious, burlesque, comical details, Céline manages to caricature certain figures of the Vichy government in an atmosphere where absurdity, chaos and decadence mingle.

Keywords: Céline, Sigmaringen, caricature, comic, grotesque, excess

vendredi 2 juin 2023

Une visite à Gen Paul, exposition à Bruxelles, galerie de la Béraudière

Ce mercredi 5 avril 2023, Monsieur de la Béraudière avait invité les membres de la Société des Lecteurs de Céline (SLC) à visiter sa galerie où il a réuni une trentaine des plus belles œuvres de Gen Paul. La petite délégation parisienne a été chaleureusement reçue par nos amis bruxellois qui avaient organisé la journée. Merci à Luc, Marc et Marc pour cette magnifique journée pour laquelle ils avaient aussi prévu du soleil…

 Gen Paul à la Galerie de Béraudière, 

Rue Jacques Jordaens, 6 à 1000 Bruxelles




En fin de visite, Gérard Silmo, trésorier de notre SLC et grand connaisseur du peintre nous a régalé d'une conférence dans laquelle l'érudition rimait avec humour… En voici le texte rétabli à partir de ses notes.



Me Maurice Rheims, qui en 40 ans de marteau a vu passer plusieurs dizaines de milliers de tableaux, a dit parlant des huiles des années 1920 : « les peintures de Gen Paul de cette période comptent parmi les meilleures du siècle ». Ce sontcelles réunis ici par Jacques de la Béraudière que nous remercions chaleureusement pour son invitation.



ITINERAIRE DE L'ARTISTE

Eugène Paul est né en 1895 dans un milieu modeste. Mère brodeuse, père plombier le jour, musicien de cabaret la nuit. C'est un pur montmartrois né rue Lepic, au 96. 

Petite parenthèse, rappelons que le docteur Destouches, abandonnant Clichy, viendra habiter, en 1929, au 98 de la même rue. 


Et c’est à ce même 98 que naquit notre ami Ramon, ici présent. Son père était le peintre Pedro Creixams, ami de Gen Paul, et sa mère Nana de Herrera, danseuse portraiturée par Tamara de Lempicka et utilisée par Dransy, puis, à partir de photos, silhouette pour la publicité des cigarettes Gitanes. Il a bien connu Gen et répondra tout à l'heure à vos questions, tout comme Alain Corté qui a mille anecdotes à vous conter sur son ami, le Gen Paul des dernières années. Et je n'oublie pas notre ami le galériste Fabrice Malfet, autre spécialiste du peintre.



Avant de refermer la parenthèse, je signale que le biographe de Gen Paul, Jacques Lambert, est aussi celui de Nana de Herrera (Fauves éditions).

Eugène Paul est autodidacte, mais il possède des dons certains pour le dessin, la peinture et aussi la gravure où là il bénéficia et assimila rapidement les techniques enseignées par Eugène Delâtre (surtout celles de l'aquatinte et de la taille-douce). Il signait d'ailleurs Paul Trelade (Delâtre en verlan) ses premières gravures.


Gen Paul en soldat

Au cours de la Grande guerre, il fut blessé et amputé une première fois d'un orteil au pied droit, puis en 1915, – le 16 juin à l'âge de 20 ans – de la jambe droite, 25 cm au-dessus du genou.

Le retour à la vie civile est très difficile. Il s'adonne aux drogues et surtout à l'alcool pour diminuer ses souffrances, ce qui aurait stimulé son processus de création (comme celle d’Utrillo, son voisin montmartrois). Il se consacre alors totalement à la peinture, encouragé dit-il, par Juan Gris un des locataires du Bateau-Lavoir qui lui offre pinceaux et tubes de couleurs, et aussi par Elisée Maclet qui lui aurait vendu son premier tableau.

Les membres du jury du Salon d'Automne sélectionne son travail et l'expose en 1920. La même année, il commence à voyager en France ; puis en Espagne à partir de 1922, et il effectue en 1924 un premier voyage à New-York. 9 autres suivront, le dernier en 1968 à l'âge de 73 ans.

A chacun de ses voyages madrilènes, il se rend au Prado et s'arrête longuement devant les Gréco, Vélasquez et surtout les Goya. A propos des grands musées, Gen Paul disait : «Un peintre, s'il ne craint pas de recevoir des coups de pied au cul quand il va dans un musée, ce n'est pas un peintre, et je suis sûr que Picasso lui-même avait le trac d'entrer au Prado«.

En juin 1928, le grand marchand Bing organise, dans sa galerie de la rue de la Boétie à Paris, une exposition collective réunissant – excusez du peu – Braque, Picasso, Rouault, Soutine et Gen Paul !



Sa prodigieuse période créatrice que nous voyons ici cesse en 1929. Sur le retour d'un épuisant voyage dans le sud algérien, il attrape un paratyphus. Donnant des signes de confusion mentale, il parvient, non sans difficulté, à rallier Madrid où il est hospitalisé en urgence, atteint de delirium tremens. Sauvé in-extrémis par les médecins, veillé par son célèbre confrère Ignacio Zuloaga, raccompagné à Paris par Fernande, sa première épouse accourue à son chevet, Eugène mettra plusieurs mois à se rétablir.

Un homme va réussir à lui faire changer ses habitudes alimentaires très arrosées, c'est le Dr Destouches. Nous en reparlerons.



Deux ans après la parution de
Mort à crédit, il en illustre une édition de luxe en composant 164 gouaches dont 15 en pleine page, et comme vous le savez, au printemps 1942 il réalise 15 dessins pour Voyage et 16 pour Mort, à la demande de Robert Denoël, dans un style s'adaptant parfaitement aux deux textes.

Devenu veuf en 1929, il épouse en secondes noces Gabrielle Abet, une jeune audoise de 20 ans (il en a 50). Ses témoins seront Jean Perrot et Marcel Aymé.

Juillet 1948 : le voyage de noces se déroule aux Etats-Unis, d'abord New-York bien sûr, puis la Louisiane où Gen entraîne Gaby dans les clubs de jazz. Les goûts du peintre sont éclectiques car il apprécie aussi les préludes de Liszt ; de même qu’en littérature ses grands hommes sont aussi bien Molière ou La Fontaine que Mac Orlan ou Alphonse Boudard.

Côté cœur, par contre, l'orage gronde déjà et dès le retour de leur voyage de noces, le couple se sépare. 

Officiellement divorcée en 1949, Gabrielle vit à Limoux, tout en s'autorisant des visites chez son ex-mari. Et, au début de l'année 1953, elle lui annonce être enceinte. Un fils naît en septembre, non à Paris, non à Limoux, mais à Genève !

Gen financera, de manière exclusive, l'éducation de l'enfant qu’il verra peu puisqu’il vivait dans l’Aude. Il le couvrira de cadeaux, lui offrira voyages, automobile etc. Devenu radiologue à St Laurent-sur-Var, le docteur Gen Paul junior se détachera totalement de l'œuvre artistique de son «géniteur », dont il était pourtant l’ayant droit.



La production de ce dernier s'écoule toujours aisément, même si l'artiste ne veut se lier à aucun marchand – seule exception avant-guerre avec Georges Bernheim pour un contrat d’un an et demi. Ses expositions dans les galeries rencontrent le succès, notamment chez Drouant et David en octobre 52, Ferrero à partir de 53, Chalom en 1973. Il ne lui reste plus alors que 2 ans à vivre.

Fatigué, Gen Paul ne descend plus à l'atelier. Il ne bouge guère de son petit appartement, continuant néanmoins à dessiner ou à lithographier chaque jour, croquant instantanément les vedettes passant à la télévision.


Gen Paul à la télé

Mars 1975 : il est opéré d'un cancer bien trop avancé pour être guéri et décède le 30 avril. Malgré une jambe en moins, malgré les drogues, l'alcool, le tabac, les bagarres, etc., le bonhomme aura vécu 80 ans en laissant à la postérité quelques grands chefs-d'œuvre de la peinture du XXe siècle.


Quelle était l'originalité de sa peinture ?

Avant d'acquérir le style qu'on lui connaît, le jeune Eugène Paul s'est cherché, travaillant à la manière de… Son premier commanditaire, Mathot, lui demandait d’ailleurs de peindre dans le goût de Monticelli, de Lautrec, de Lebourg, ce qu'il parvenait à faire sans difficulté, et cela se vendait. Mais, dès 1921-22, il autonomise sa facture, on sent alors sa nouvelle liberté de touche, surtout dans ses œuvres sur papier (aquarelles, gouaches, pastels).



La grande période genpaulienne couvrira six années, de 1924 à 1929. Des critiques ont prétendu - à mon avis avec raison – qu'il a anticipé les recherches des expressionnistes abstraits américains, bien qu'il soit toujours resté dans la figuration. Cela en raison de cette calligraphie gestuelle, ce langage explosif des couleurs parfois travaillées en haute pâte, cette propre création plastique qui précède l'action painting d'un bon quart de siècle, car les premières “women” de Willem de Kooning n'apparaissent qu'en 1948, les Motherwell les plus approchants qu'en 1955, ceux d'Arhile Gorky un peu avant. L'esprit genpaulien est un peu moins flagrant chez Tobey, ou Kline ou Pollock, mais l'influence du Français est indéniable chez les lyriques étatsuniens de l'après guerre.



Alors évidemment si l'on veut parler de similitude, la période soutinienne de Céret date de 1919 à 22, mais je crois, et Alain Corté ici présent sera à même de le confirmer puisqu'il fut un témoin direct des réactions de Gen Paul, qu'il ne fallait pas prononcer le nom de Soutine devant le Montmartrois !

Or, la loi du marché est implacable car un zéro, au moins, sépare les cotes des deux peintres.

Des critiques ont usé de néologismes pour définir la technique de Gen Paul. Guy Vignoht, par exemple, parle de “sauvagisme” pictural lorsqu'il peint musiciens, clowns, cyclistes, scènes de rue, gares, régates, bouquets de fleurs, portraits, courses hippiques, corridas,etc.

Peut-être n'a t-on pas suffisamment insisté sur ses qualités de coloriste, sur le rendu de ses effets chromatiques, de ses touches libérées de toute contrainte académique et il est assez singulier que lui, l'unijambiste, transmet avec une telle maîtrise le mouvement ; car effectivement l'œil du regardeur sans cesse sollicité est rarement en repos.



L'originalité de son art tient aussi, à mon avis, à ce graphisme nerveux, au sens inné qu'il a de la composition, à cette virtuosité gestuelle, envoûtante, dans le traitement dynamique des formes et si certains portraits, par exemple, présentent d'emblée une lecture difficile qui empêche parfois la reconnaissance physique du modèle, l'éloignement permet facilement d’en saisir l’ampleur.

Il aimait à dire « Il faut tuer l'anecdote, détruire le sujet et tout reconstruire » ou encore : « quand on attaque une toile, on commence avec de grosses brosses, et on termine par un point, mais il faut que chaque cm² corresponde à une volonté».


Marc Hanrez et O Sole Mio (c.1925)

On trouve néanmoins quelques pépites dans des tableaux plus tardifs, jusqu'en 1965, mais aussi, malheureusement, des scènes répétitives, moins abouties, où la verve s'étiole. D'où des écarts de cotes impressionnants dans les ventes aux enchères. Et il ne se passe pas de semaine sans se voir proposer des vacations comportant des Gen Paul.


Ses œuvres, dans les collections publiques, se trouvent parfois fâcheusement confinées dans les réserves des musées, comme celui emblématique de Montmartre où l'un des responsables, devant mon étonnement, a cru bon se justifier en me répondant : «vous comprenez, il fut l'ami de Céline !!!».

Les autres musées parisiens d'art moderne ne l'accroche pas davantage et il faut justifier, par écrit, de ses motivations pour voir ses tableaux dans les réserves.

Pour les admirer sur des cimaises muséales françaises, il faut se rendre dans la Manche, à Granville, au musée Richard Anacréon ou, à l'opposé géographique, au palais Carnolès de Menton.


Les amateurs de l'artiste seront plus heureux à l'étranger - La galerie de la Béraudière nous en fournit un bel exemple – et notamment au musée d'art moderne de Berne, ou celui de Tossa del Mar en Catalogne, à Genève aussi.

J'ai même vu à Chypre sept œuvres de notre peintre exposées à la fondation Leventis de Nicosie où Gégène cotoie Renoir, Signac, Gustave Loiseau, Pascin, Van Dongen, ses amis Vlaminck et Utrillo, les deux Dufy, mais aussi... le Gréco, Canaletto, de Heem, Gainsborough, Boucher, Boilly, etc.


Le peintre et l'écrivain

On peut relever un certain nombre de points communs, entre Gen Paul et Céline, leurs mères exerçaient une activité semblable ; avant la Guerre 14, l'un comme l'autre vécurent de petits métiers ; Ils furent grièvement blessés au début de la Grande guerre (fin octobre 14 pour Destouches / juin 1915 pour Paul) ; ils se marièrent la même année (en 1916) ; ils partageaient le même goût du beau sexe, particulièrement les danseuses ; ils pratiquent un parler populaire ; ls sont curieusement à la fois anarchistes et légalistes ; ce sont des lyriques dans leurs arts respectifs.



A quelle date se sont-ils connus ? Peut-être se sont-ils croisés sur les hauteurs de Montmartre dès 1929 ou 30, mais ils se fréquentent réellement vers 1933. Le docteur Destouches somme alors Gen Paul de moins boire, ce qu'il fait, mais ce qui a aussi pour effet d'affadir quelque peu son art.

De même, le génie créatif d'Utrillo s'émousse lorsque Lucie Valore lui réduit sa dose d'alcool,

Dans Féerie II, parlant de Jules – le double transparent de Gen, - Céline écrit : «c'est l'ébriété qui le rend buté, agressif ! Le foie, l'estomac !... Il avait plus de foie, plus que l'endroit... Une éponge d'alcool... et une douleur quand je lui touchais !»



Mais il dit aussi ;«C'est Gen Paul qui comprend la peinture, toutes les peintures, pas Elie Faure. En deux mots, sur n'importe quel maître, il vous en dira plus que tous les livres d'Elie Faure».

Et à l'occasion d'une rétrospective du peintre, en 1937 à New-York, l'écrivain se charge de lui rédiger une préface, disons artistico-célinienne.

Février 1941 : un appartement à louer est vacant en face de chez Gen Paul. Ce dernier informe Louis et Lucette qui emménagent illico.

L'année suivante, depuis leur 5e étage Céline assistera aux bombardements alliés, notamment au-dessus des usines Renault de Boulogne-Billancourt qui fera entre 600 et 700 victimes. Suite à cela, un manifeste des intellectuels contre les crimes de la RAF recueillera de nombreuses signatures dont celles de Destouches et de Gen Paul.

Après la guerre, l'artiste taira son comportement au cours de celle-ci, notamment son voyage à Berlin, en mars 1942, en compagnie du couple Destouches et d'une délégation de médecins. A cette occasion d'ailleurs, Gen Paul visitera l'atelier d'Arno Breker.


Céline par Gen Paul (1942)


On ne peut faire l'impasse sur le, ou les dîners, à l'ambassade d'Allemagne ou au ministère de l'Intérieur (été 42, décembre 43, février 44 ? les dates sont incertaines) où poussé par Céline, Gégène caricature le chancelier du Reich devant des hôtes médusés.

Lorsque Louis Destouches se marie, le 15 février 1943, il choisit Gen Paul comme témoin.

Evidemment lorsque le peintre se verra incarné, en juin 1952, dans le personnage du cul-de-jatte Jules, amateur de lycéennes et de tuberculeuses, dans Féerie I, l'ancienne amitié n'y résistera pas. Comme vous le savez, l'écrivain donne à Jules le rôle de chef d'orchestre d'un bombardement où le paysage gondole, où les maisons perdent leurs formes, c'est d'ailleurs tout l'esprit des tableaux du peintre qui se réalise.

Céline, Lucette, Bébert quittent Paris, d'abord pour Baden-Baden le 17 juin 44 et Gen Paul à partir de ce jour ne reverra plus jamais Céline de son vivant.

12 août 1947 du Danemark donc, Céline lui écrit : « tu as tort de ne pas venir, on rigolerait un petit peu, ça nous changerait, on a pas ri depuis 4 ans à présent, mais on a beaucoup pleuré».

Le 20 août 1947 à Geoffroy : «Gen Paul m'aime bien et je l'aime bien. Il a du génie et c'est un frère, mais il est démoniaquement pervers. Jaloux. Jaloux de tout, de son ombre, de moi. Il n'est pas venu me voir. Quel abandon »

« Ah il faut le manier comme une harpe. Certaines de ses cordes sont exquises, d'autres atroces…»


Voyage au bout de la nuit revisité par Gen Paul


Céline a vendu pour 200 couronnes danoises des gouaches du peintre à une amie Anne-Marie Lindequist et il espère que l'artiste viendra dépenser l'argent sur place : «si tu viens, c'est pour l'affection, le vin : zéro » et il écrit le 03 octobre 1948 à Zuloaga (le fils du célèbre peintre) : « il n'a qu'à venir nous voir, dis-le lui, on l'aime toujours ; mais il faudra qu'il apporte son piv. »

Il est vrai que dans le même temps, dans sa correspondance, Céline traite Gen Paul de «pilier de zinc» de «sale cloporte, fort amusant certes, mais de basse hargne et stupide jalousie». Et à Milton Hindus ;« Attention à Popol, il est très douteux, plein de génie mais l'âme est de boue ».

Faisant allusion à la Chignolle, cette fanfare montmartroise que Gen Paul, rassuré sur son sort, a créée à la Libération, en y entraînant quelques amis et où il jouait du cornet à pistons, Céline écrit : «très joli le cor de chasse, mais ça donne soif ».

Dans une autre lettre du 25 juillet 48 à Daragnès :« je crois que le pauvre Gen va se dissoudre dans l'alcool, je n'en retrouverai plus si je rentre jamais... quelques filaments de rigolade, un peu de fiel, quelques cristaux de génie... un bocal ».

Début décembre 48, Albert Paraz publie dans Le gala des vaches, des lettres que Céline lui a adressées et on peut y lire «pour Paul, tu penses si je suis fixé, roublard, jaloux, avec un damné génie du mal bien amusant, je l'aime bien. Comme un frère. Mais d'illusions ? point l'atome ».

Encore Ferdine :«Comme j'ai écrit partout que j'aimais Popol comme un frère, alors il doit déjà se voir pendu ; en fait, on a terriblement peur d'être réputé mon ami ».

De nouveau à Zuloaga ; « Popol rabâche des sottises sur mon compte qui me font prendre pour un sot – je veux des calomnies de qualité ! »

Le 21 février 1951, Céline est faiblement condamné par contumace à un an de prison (il en a effectué davantage à Copenhague) et à l'indignité nationale. En vue du procès des amis avaient envoyé au président Drappier des témoignages à décharge notamment Arletty, Daragnès, Marcel Aymé. Sollicité, Gen Paul s'est abstenu.


Bardamu, héros célinien par Gen Paul

Au retour de l'exilé en France, début juillet 1951, d'abord à Menton chez ses beaux-parents, puis à Neuilly chez Paul Marteau, Céline est terriblement déçu que Gen Paul refuse la proposition de Mme Marteau de le rencontrer avec ces mots : « grand génie mais cave pour mézigue ».

Le peintre continuera à affirmer qu'il ne vend plus de tableaux à cause de Céline. Or, il est bien reconnu que c'est totalement faux.

L'ambivalence chez Gen Paul : il est à la fois menteur, jaloux, rancunier et généreux, affabulateur mais désintéressé, bourru autant que fraternel.

Comme vous le savez, Céline succombe le 1er juillet 1961 d’une hémorragie cérébrale et Marcel Aymé véhiculera Gen Paul à Meudon où dignement il se recueillera devant le corps du grand écrivain, sans toutefois assister à son enterrement.



Peu avant de s'éteindre lui-même, le 30 avril 1975, l'artiste réalisera une médaille pour l'Hôtel de la Monnaie avec à l'avers un portrait de Céline de trois-quarts, et au revers la mention : Voyage au bout de la nuit – 1932. Donc toute rancune repoussée, voulant par ce dernier hommage apparemment gommer les propos amers qu'il avait tenus sur l'écrivain (même s'il y avait réciprocité).

En guise de conclusion, on peut affirmer que Gen Paul dans sa gloire, restera indissociablement lié à Louis-Ferdinand Céline. 

Gérard Silmo





Le violoncelliste (n.d.)