Et c’est à ce même 98 que naquit notre ami Ramon, ici présent. Son père était le peintre Pedro Creixams, ami de Gen Paul, et sa mère Nana de Herrera, danseuse portraiturée par Tamara de Lempicka et utilisée par Dransy, puis, à partir de photos, silhouette pour la publicité des cigarettes Gitanes. Il a bien connu Gen et répondra tout à l'heure à vos questions, tout comme Alain Corté qui a mille anecdotes à vous conter sur son ami, le Gen Paul des dernières années. Et je n'oublie pas notre ami le galériste Fabrice Malfet, autre spécialiste du peintre.
Avant de refermer la parenthèse, je signale que le biographe de Gen Paul, Jacques Lambert, est aussi celui de Nana de Herrera (Fauves éditions).
Eugène Paul est autodidacte, mais il possède des dons certains pour le dessin, la peinture et aussi la gravure où là il bénéficia et assimila rapidement les techniques enseignées par Eugène Delâtre (surtout celles de l'aquatinte et de la taille-douce). Il signait d'ailleurs Paul Trelade (Delâtre en verlan) ses premières gravures.
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Gen Paul en soldat |
Au cours de la Grande guerre, il fut blessé et amputé une première fois d'un orteil au pied droit, puis en 1915, – le 16 juin à l'âge de 20 ans – de la jambe droite, 25 cm au-dessus du genou.
Le retour à la vie civile est très difficile. Il s'adonne aux drogues et surtout à l'alcool pour diminuer ses souffrances, ce qui aurait stimulé son processus de création (comme celle d’Utrillo, son voisin montmartrois). Il se consacre alors totalement à la peinture, encouragé dit-il, par Juan Gris un des locataires du Bateau-Lavoir qui lui offre pinceaux et tubes de couleurs, et aussi par Elisée Maclet qui lui aurait vendu son premier tableau.
Les membres du jury du Salon d'Automne sélectionne son travail et l'expose en 1920. La même année, il commence à voyager en France ; puis en Espagne à partir de 1922, et il effectue en 1924 un premier voyage à New-York. 9 autres suivront, le dernier en 1968 à l'âge de 73 ans.
A chacun de ses voyages madrilènes, il se rend au Prado et s'arrête longuement devant les Gréco, Vélasquez et surtout les Goya. A propos des grands musées, Gen Paul disait : «Un peintre, s'il ne craint pas de recevoir des coups de pied au cul quand il va dans un musée, ce n'est pas un peintre, et je suis sûr que Picasso lui-même avait le trac d'entrer au Prado«.
En juin 1928, le grand marchand Bing organise, dans sa galerie de la rue de la Boétie à Paris, une exposition collective réunissant – excusez du peu – Braque, Picasso, Rouault, Soutine et Gen Paul !
Sa prodigieuse période créatrice que nous voyons ici cesse en 1929. Sur le retour d'un épuisant voyage dans le sud algérien, il attrape un paratyphus. Donnant des signes de confusion mentale, il parvient, non sans difficulté, à rallier Madrid où il est hospitalisé en urgence, atteint de delirium tremens. Sauvé in-extrémis par les médecins, veillé par son célèbre confrère Ignacio Zuloaga, raccompagné à Paris par Fernande, sa première épouse accourue à son chevet, Eugène mettra plusieurs mois à se rétablir.
Un homme va réussir à lui faire changer ses habitudes alimentaires très arrosées, c'est le Dr Destouches. Nous en reparlerons.
Deux ans après la parution de Mort à crédit, il en illustre une édition de luxe en composant 164 gouaches dont 15 en pleine page, et comme vous le savez, au printemps 1942 il réalise 15 dessins pour Voyage et 16 pour Mort, à la demande de Robert Denoël, dans un style s'adaptant parfaitement aux deux textes.
Devenu veuf en 1929, il épouse en secondes noces Gabrielle Abet, une jeune audoise de 20 ans (il en a 50). Ses témoins seront Jean Perrot et Marcel Aymé.
Juillet 1948 : le voyage de noces se déroule aux Etats-Unis, d'abord New-York bien sûr, puis la Louisiane où Gen entraîne Gaby dans les clubs de jazz. Les goûts du peintre sont éclectiques car il apprécie aussi les préludes de Liszt ; de même qu’en littérature ses grands hommes sont aussi bien Molière ou La Fontaine que Mac Orlan ou Alphonse Boudard.
Côté cœur, par contre, l'orage gronde déjà et dès le retour de leur voyage de noces, le couple se sépare.
Officiellement divorcée en 1949, Gabrielle vit à Limoux, tout en s'autorisant des visites chez son ex-mari. Et, au début de l'année 1953, elle lui annonce être enceinte. Un fils naît en septembre, non à Paris, non à Limoux, mais à Genève !
Gen financera, de manière exclusive, l'éducation de l'enfant qu’il verra peu puisqu’il vivait dans l’Aude. Il le couvrira de cadeaux, lui offrira voyages, automobile etc. Devenu radiologue à St Laurent-sur-Var, le docteur Gen Paul junior se détachera totalement de l'œuvre artistique de son «géniteur », dont il était pourtant l’ayant droit.
La production de ce dernier s'écoule toujours aisément, même si l'artiste ne veut se lier à aucun marchand – seule exception avant-guerre avec Georges Bernheim pour un contrat d’un an et demi. Ses expositions dans les galeries rencontrent le succès, notamment chez Drouant et David en octobre 52, Ferrero à partir de 53, Chalom en 1973. Il ne lui reste plus alors que 2 ans à vivre.
Fatigué, Gen Paul ne descend plus à l'atelier. Il ne bouge guère de son petit appartement, continuant néanmoins à dessiner ou à lithographier chaque jour, croquant instantanément les vedettes passant à la télévision.
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Gen Paul à la télé |
Mars 1975 : il est opéré d'un cancer bien trop avancé pour être guéri et décède le 30 avril. Malgré une jambe en moins, malgré les drogues, l'alcool, le tabac, les bagarres, etc., le bonhomme aura vécu 80 ans en laissant à la postérité quelques grands chefs-d'œuvre de la peinture du XXe siècle.
Quelle était l'originalité de sa peinture ?
Avant d'acquérir le style qu'on lui connaît, le jeune Eugène Paul s'est cherché, travaillant à la manière de… Son premier commanditaire, Mathot, lui demandait d’ailleurs de peindre dans le goût de Monticelli, de Lautrec, de Lebourg, ce qu'il parvenait à faire sans difficulté, et cela se vendait. Mais, dès 1921-22, il autonomise sa facture, on sent alors sa nouvelle liberté de touche, surtout dans ses œuvres sur papier (aquarelles, gouaches, pastels).
La grande période genpaulienne couvrira six années, de 1924 à 1929. Des critiques ont prétendu - à mon avis avec raison – qu'il a anticipé les recherches des expressionnistes abstraits américains, bien qu'il soit toujours resté dans la figuration. Cela en raison de cette calligraphie gestuelle, ce langage explosif des couleurs parfois travaillées en haute pâte, cette propre création plastique qui précède l'action painting d'un bon quart de siècle, car les premières “women” de Willem de Kooning n'apparaissent qu'en 1948, les Motherwell les plus approchants qu'en 1955, ceux d'Arhile Gorky un peu avant. L'esprit genpaulien est un peu moins flagrant chez Tobey, ou Kline ou Pollock, mais l'influence du Français est indéniable chez les lyriques étatsuniens de l'après guerre.
Alors évidemment si l'on veut parler de similitude, la période soutinienne de Céret date de 1919 à 22, mais je crois, et Alain Corté ici présent sera à même de le confirmer puisqu'il fut un témoin direct des réactions de Gen Paul, qu'il ne fallait pas prononcer le nom de Soutine devant le Montmartrois !
Or, la loi du marché est implacable car un zéro, au moins, sépare les cotes des deux peintres.
Des critiques ont usé de néologismes pour définir la technique de Gen Paul. Guy Vignoht, par exemple, parle de “sauvagisme” pictural lorsqu'il peint musiciens, clowns, cyclistes, scènes de rue, gares, régates, bouquets de fleurs, portraits, courses hippiques, corridas,etc.
Peut-être n'a t-on pas suffisamment insisté sur ses qualités de coloriste, sur le rendu de ses effets chromatiques, de ses touches libérées de toute contrainte académique et il est assez singulier que lui, l'unijambiste, transmet avec une telle maîtrise le mouvement ; car effectivement l'œil du regardeur sans cesse sollicité est rarement en repos.
L'originalité de son art tient aussi, à mon avis, à ce graphisme nerveux, au sens inné qu'il a de la composition, à cette virtuosité gestuelle, envoûtante, dans le traitement dynamique des formes et si certains portraits, par exemple, présentent d'emblée une lecture difficile qui empêche parfois la reconnaissance physique du modèle, l'éloignement permet facilement d’en saisir l’ampleur.
Il aimait à dire « Il faut tuer l'anecdote, détruire le sujet et tout reconstruire » ou encore : « quand on attaque une toile, on commence avec de grosses brosses, et on termine par un point, mais il faut que chaque cm² corresponde à une volonté».
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Marc Hanrez et O Sole Mio (c.1925) |
On trouve néanmoins quelques pépites dans des tableaux plus tardifs, jusqu'en 1965, mais aussi, malheureusement, des scènes répétitives, moins abouties, où la verve s'étiole. D'où des écarts de cotes impressionnants dans les ventes aux enchères. Et il ne se passe pas de semaine sans se voir proposer des vacations comportant des Gen Paul.
Ses œuvres, dans les collections publiques, se trouvent parfois fâcheusement confinées dans les réserves des musées, comme celui emblématique de Montmartre où l'un des responsables, devant mon étonnement, a cru bon se justifier en me répondant : «vous comprenez, il fut l'ami de Céline !!!».
Les autres musées parisiens d'art moderne ne l'accroche pas davantage et il faut justifier, par écrit, de ses motivations pour voir ses tableaux dans les réserves.
Pour les admirer sur des cimaises muséales françaises, il faut se rendre dans la Manche, à Granville, au musée Richard Anacréon ou, à l'opposé géographique, au palais Carnolès de Menton.
Les amateurs de l'artiste seront plus heureux à l'étranger - La galerie de la Béraudière nous en fournit un bel exemple – et notamment au musée d'art moderne de Berne, ou celui de Tossa del Mar en Catalogne, à Genève aussi.
J'ai même vu à Chypre sept œuvres de notre peintre exposées à la fondation Leventis de Nicosie où Gégène cotoie Renoir, Signac, Gustave Loiseau, Pascin, Van Dongen, ses amis Vlaminck et Utrillo, les deux Dufy, mais aussi... le Gréco, Canaletto, de Heem, Gainsborough, Boucher, Boilly, etc.
Le peintre et l'écrivain
On peut relever un certain nombre de points communs, entre Gen Paul et Céline, leurs mères exerçaient une activité semblable ; avant la Guerre 14, l'un comme l'autre vécurent de petits métiers ; Ils furent grièvement blessés au début de la Grande guerre (fin octobre 14 pour Destouches / juin 1915 pour Paul) ; ils se marièrent la même année (en 1916) ; ils partageaient le même goût du beau sexe, particulièrement les danseuses ; ils pratiquent un parler populaire ; ls sont curieusement à la fois anarchistes et légalistes ; ce sont des lyriques dans leurs arts respectifs.
A quelle date se sont-ils connus ? Peut-être se sont-ils croisés sur les hauteurs de Montmartre dès 1929 ou 30, mais ils se fréquentent réellement vers 1933. Le docteur Destouches somme alors Gen Paul de moins boire, ce qu'il fait, mais ce qui a aussi pour effet d'affadir quelque peu son art.
De même, le génie créatif d'Utrillo s'émousse lorsque Lucie Valore lui réduit sa dose d'alcool,
Dans Féerie II, parlant de Jules – le double transparent de Gen, - Céline écrit : «c'est l'ébriété qui le rend buté, agressif ! Le foie, l'estomac !... Il avait plus de foie, plus que l'endroit... Une éponge d'alcool... et une douleur quand je lui touchais !»
Mais il dit aussi ;«C'est Gen Paul qui comprend la peinture, toutes les peintures, pas Elie Faure. En deux mots, sur n'importe quel maître, il vous en dira plus que tous les livres d'Elie Faure».
Et à l'occasion d'une rétrospective du peintre, en 1937 à New-York, l'écrivain se charge de lui rédiger une préface, disons artistico-célinienne.
Février 1941 : un appartement à louer est vacant en face de chez Gen Paul. Ce dernier informe Louis et Lucette qui emménagent illico.
L'année suivante, depuis leur 5e étage Céline assistera aux bombardements alliés, notamment au-dessus des usines Renault de Boulogne-Billancourt qui fera entre 600 et 700 victimes. Suite à cela, un manifeste des intellectuels contre les crimes de la RAF recueillera de nombreuses signatures dont celles de Destouches et de Gen Paul.
Après la guerre, l'artiste taira son comportement au cours de celle-ci, notamment son voyage à Berlin, en mars 1942, en compagnie du couple Destouches et d'une délégation de médecins. A cette occasion d'ailleurs, Gen Paul visitera l'atelier d'Arno Breker.
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Céline par Gen Paul (1942) |
On ne peut faire l'impasse sur le, ou les dîners, à l'ambassade d'Allemagne ou au ministère de l'Intérieur (été 42, décembre 43, février 44 ? les dates sont incertaines) où poussé par Céline, Gégène caricature le chancelier du Reich devant des hôtes médusés.
Lorsque Louis Destouches se marie, le 15 février 1943, il choisit Gen Paul comme témoin.
Evidemment lorsque le peintre se verra incarné, en juin 1952, dans le personnage du cul-de-jatte Jules, amateur de lycéennes et de tuberculeuses, dans Féerie I, l'ancienne amitié n'y résistera pas. Comme vous le savez, l'écrivain donne à Jules le rôle de chef d'orchestre d'un bombardement où le paysage gondole, où les maisons perdent leurs formes, c'est d'ailleurs tout l'esprit des tableaux du peintre qui se réalise.
Céline, Lucette, Bébert quittent Paris, d'abord pour Baden-Baden le 17 juin 44 et Gen Paul à partir de ce jour ne reverra plus jamais Céline de son vivant.
12 août 1947 du Danemark donc, Céline lui écrit : « tu as tort de ne pas venir, on rigolerait un petit peu, ça nous changerait, on a pas ri depuis 4 ans à présent, mais on a beaucoup pleuré».
Le 20 août 1947 à Geoffroy : «Gen Paul m'aime bien et je l'aime bien. Il a du génie et c'est un frère, mais il est démoniaquement pervers. Jaloux. Jaloux de tout, de son ombre, de moi. Il n'est pas venu me voir. Quel abandon »
« Ah il faut le manier comme une harpe. Certaines de ses cordes sont exquises, d'autres atroces…»
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Voyage au bout de la nuit revisité par Gen Paul |
Céline a vendu pour 200 couronnes danoises des gouaches du peintre à une amie Anne-Marie Lindequist et il espère que l'artiste viendra dépenser l'argent sur place : «si tu viens, c'est pour l'affection, le vin : zéro » et il écrit le 03 octobre 1948 à Zuloaga (le fils du célèbre peintre) : « il n'a qu'à venir nous voir, dis-le lui, on l'aime toujours ; mais il faudra qu'il apporte son piv. »
Il est vrai que dans le même temps, dans sa correspondance, Céline traite Gen Paul de «pilier de zinc» de «sale cloporte, fort amusant certes, mais de basse hargne et stupide jalousie». Et à Milton Hindus ;« Attention à Popol, il est très douteux, plein de génie mais l'âme est de boue ».
Faisant allusion à la Chignolle, cette fanfare montmartroise que Gen Paul, rassuré sur son sort, a créée à la Libération, en y entraînant quelques amis et où il jouait du cornet à pistons, Céline écrit : «très joli le cor de chasse, mais ça donne soif ».
Dans une autre lettre du 25 juillet 48 à Daragnès :« je crois que le pauvre Gen va se dissoudre dans l'alcool, je n'en retrouverai plus si je rentre jamais... quelques filaments de rigolade, un peu de fiel, quelques cristaux de génie... un bocal ».
Début décembre 48, Albert Paraz publie dans Le gala des vaches, des lettres que Céline lui a adressées et on peut y lire «pour Paul, tu penses si je suis fixé, roublard, jaloux, avec un damné génie du mal bien amusant, je l'aime bien. Comme un frère. Mais d'illusions ? point l'atome ».
Encore Ferdine :«Comme j'ai écrit partout que j'aimais Popol comme un frère, alors il doit déjà se voir pendu ; en fait, on a terriblement peur d'être réputé mon ami ».
De nouveau à Zuloaga ; « Popol rabâche des sottises sur mon compte qui me font prendre pour un sot – je veux des calomnies de qualité ! »
Le 21 février 1951, Céline est faiblement condamné par contumace à un an de prison (il en a effectué davantage à Copenhague) et à l'indignité nationale. En vue du procès des amis avaient envoyé au président Drappier des témoignages à décharge notamment Arletty, Daragnès, Marcel Aymé. Sollicité, Gen Paul s'est abstenu.
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Bardamu, héros célinien par Gen Paul |
Au retour de l'exilé en France, début juillet 1951, d'abord à Menton chez ses beaux-parents, puis à Neuilly chez Paul Marteau, Céline est terriblement déçu que Gen Paul refuse la proposition de Mme Marteau de le rencontrer avec ces mots : « grand génie mais cave pour mézigue ».
Le peintre continuera à affirmer qu'il ne vend plus de tableaux à cause de Céline. Or, il est bien reconnu que c'est totalement faux.
L'ambivalence chez Gen Paul : il est à la fois menteur, jaloux, rancunier et généreux, affabulateur mais désintéressé, bourru autant que fraternel.
Comme vous le savez, Céline succombe le 1er juillet 1961 d’une hémorragie cérébrale et Marcel Aymé véhiculera Gen Paul à Meudon où dignement il se recueillera devant le corps du grand écrivain, sans toutefois assister à son enterrement.
Peu avant de s'éteindre lui-même, le 30 avril 1975, l'artiste réalisera une médaille pour l'Hôtel de la Monnaie avec à l'avers un portrait de Céline de trois-quarts, et au revers la mention : Voyage au bout de la nuit – 1932. Donc toute rancune repoussée, voulant par ce dernier hommage apparemment gommer les propos amers qu'il avait tenus sur l'écrivain (même s'il y avait réciprocité).
En guise de conclusion, on peut affirmer que Gen Paul dans sa gloire, restera indissociablement lié à Louis-Ferdinand Céline.