Céline par les deux cornes
à propos de la publication de Céline scandale par Henri Godard. Gallimard, 143 pp.
Caricature de Bernard Kahn (Bécan) dans Fantasio le 15 janvier 1933 Léon Daudet et Lucien Descaves soutenant Céline pour le pris Goncourt |
On tourne en rond indéfiniment avec Céline, expose Henri Godard. Que l'on cherche à minorer son antisémitisme par sa qualité de «grand écrivain», ou, inversement, qu'on lui dénie cette qualité en exhibant les preuves de son antisémitisme, on s'égare de la même façon. Il est sûrement très arrangeant dans une perspective «politiquement correcte» de partir du principe qu'un grand écrivain ne saurait être un antisémite ou qu'un antisémite ne saurait être un grand écrivain, malheureusement, ça ne tient pas debout. Et, plus fâcheusement, ça vide de leur contenu les notions d'«antisémite» et de «grand écrivain» que l'on ânonne sans réfléchir à propos de Céline. Le «scandale», pose Henri Godard, est inhérent à Céline: on fausse tout à le nier. Il n'existe qu'une seule façon de prendre Céline: de face, par les deux cornes. Et admettre qu'il est aussi prodigieux dans l'art littéraire que dans l'expression du racisme et de l'antisémitisme. Encore importe-t-il de dire pourquoi et comment, et à quoi nous avance d'éclairer un aspect par l'autre.
Pour ce qui est du racisme et de l'antisémitisme, Godard met les choses au point. Evidemment, lorsqu'on lit, dans Bagatelles pour un massacre, que Racine, Louis XV et le pape étaient juifs, on est tenté de se dire que tout ça n'est pas sérieux. Il est certain que Céline n'a rien de commun avec l'antisémitisme logique et raisonneur des nazis et de leurs sympathisants français: il «écrit noir sur blanc, dans un livre qu'il publie, ce que Drieu réserve à son journal intime, ce que d'autres écrivent sur les murs sous forme de graffiti ou profèrent dans la rue».
Cela n'amenuise pas son antisémitisme, loin de là. Exprimé sur un ton badin et rigolard, naturel et authentique dans son expression, le racisme de Céline passe comme une lettre à la poste auprès de ses lecteurs, pour qui l'outrance est une forme naturelle du discours. N'est-ce pas ainsi que les pulsions racistes ou antisémites prennent corps dans les cours d'immeuble, les bistrots, les ateliers, les bureaux: avec des exagérations délirantes, des ordures, des injures, des vociférations, et de prétendus arguments logiques empruntés à une information déformée, entendue trois semaines avant par le collègue qui lui-même le tient de source sûre de son gendre, etc.? Le racisme de Céline «jette le masque», avouant naïvement et sans retenue son fond irrationnel et délirant. Henri Godard a bien raison de «rêver d'un temps où les esprits auraient atteint un point de maturité tel qu'au lieu de craindre que la lecture de ces pages soit une incitation, on puisse au contraire en attendre un effet de dissuasion».
Henri Godard soutient qu'il est difficile, voire impossible, d'établir des liens entre la littérature de Céline et l'antisémitisme de l'homme, aussi réel et profond soit-il. Déjà, le racisme est absent de ses romans. Dans un passage fameux du Voyage, Céline nie l'existence d'une race française, parlant de malheureux chassés des quatre coins du monde, arrêtés là parce que la mer les empêchait d'avancer. Les personnages de juifs qu'il met en scène dans ses livres sont présentés de façon complexe, ni plus ni moins positive, en tout cas, que ceux des «Aryens». Godard va plus loin: pour lui, tout l'effort artistique de Céline le conduit dans un sens opposé à celui du racisme. En réalisant un effort stylistique inédit sur la langue parlée, en situant pour la première fois au XXe siècle, au coeur du roman, le corps et la mort qui le ronge une mort présente sous la forme de la guerre, de la maladie, de la tentation suicidaire , Céline a montré qu'il n'existait pas de «race des seigneurs»: dans l'humanité, il n'y a que des condamnés à mort, et, à divers degrés, des «exclus», des pauvres types, des malades, tous dignes, en tout cas, de compassion. Le vociférateur raciste des pamphlets s'arrête à la porte des romans, comme si une voix intérieure lui intimait le silence. Chez Céline, le racisme est, ni plus ni moins, ce qu'il est chez tout homme: une énigme, une pulsion sauvage, quelque chose d'animal qui vous ronge, et dont vous ne vous défaites qu'en la refoulant, ou bien, comme Céline l'a fait, en l'expulsant comme un furieux. C'est la thèse d'Henri Godard: après avoir mis au point, dans ses romans, un outil stylistique où «les ponts coupés avec tout réalisme et même avec tout souci de vraisemblance et de crédibilité» conduisent à «l'adoption d'une esthétique de l'exagération» et de «la violence comme principe d'écriture», Céline n'a pu résister à la tentation de le mettre au service de ses obsessions les plus basses dans l'unique but de les calmer. En ce sens, les pamphlets sont les «sous-produits» des romans, et non l'inverse. Et Godard a raison de rappeler qu'il n'y a pas de mépris de l'homme dans les romans de Céline, mais au contraire un idéal bafoué, un pessimisme toujours à vif qui ne porte pas les germes du racisme.
Le scandale de Céline, c'est sans doute que l'ignoble ait été le propre d'un homme qui ressemblait pourtant à chacun de nous. Regarder Céline en face, c'est se rappeler que chaque homme porte peut-être en lui l'aptitude à mettre ce qu'il a de meilleur au service de ce qu'il a de pire. La volonté d'être exclusivement bon, l'angélisme actuel dont on sait ce qu'ils cachent comme aveuglement et refus de voir le mal autour de soi comme en soi sont, en la personne de Céline, dégonflés comme des baudruches. Là est le scandale, et il passe de loin le seul exemple de Céline.
Michka ASSAYAS