mercredi 30 mai 2018

Saint-Céline par Bertrand Poirot-Delpech dans Le Monde des livres du 17 décembre 1976



Saint-Céline par Bertrand Poirot-Delpech

Le Monde des livres du 17 décembre 1976


Impressionné par le foisonnement des études autour de Céline, le feuilletoniste et futur académicien se livre à un bel exercice de style et de synthèse, réhabilitant Céline contre sa famille littéraire et journalistique… 

«Léon Daudet avait raison : Céline est bien le contemporain capital. Peut-être même le plus grand écrivain du siècle, au regard du siècle ; le seul, en tout cas, à avoir mis en littérature la langue rebelle des opprimés !  […]
Depuis quelques années, l'intuition et le mimétisme cèdent la place à une exégèse universitaire dont le maître se serait sûrement gaussé, comme il  le faisait de tout savoir appliqué à l'art, mais qui cernent mieux le secret de son fameux «rendu émotif».  […]
Si la nouvelle génération de commentateurs ne juge plus rédhibitoires les aberrations racistes de Bagatelles pour un massacre et des Beaux draps, ce n'est pas au nom du temps qui efface les crimes, mais de l'attirance constante de Céline pour tout ce qui le met dans son tort et lui confirme la «vacherie humaine».    […]
Cette jubilation de la mouise vient d'un masochisme inné, mais elle n'aurait pas tourné au délire sans l'acharnement du du destin à l'encourager…   […]
Quand l'expérience de l'humiliation ne suffit plus, Céline invente des persécutions, visionne l'arrivée des Chinois à Cognac. Tout plutôt que de faire confiance à la vie, à l'histoire, aux hommes, à l'amitié même – ce «pire côté» de l'existence ! Montrer que partout règnent l'absurde, la cruauté, l'hypocrisie, le néant ! La vie et la création : autant de mensonges grotesques. Seul le silence de la mort est vrai, dans l'ordre. Mourir ou mentir : il n'y a pas de milieu.   […] 
Ce nihilisme frénétique qu'on croyait sans faille, les nouveaux lecteurs de Céline tendent à y voir l'écran pudique d'une leçon moins noire qu'on ne l'a dit.  […]
Céline ne crie pas seulement au scandale métaphysique. Il rend la société responsable de notre organisation concentrationnaire, de l'exploitation des faibles, de la sur-consommation – déjà ! – des besoins artificiellement créés, des étalages obscènes et des rêves de pillage ou de saccage qui s'ensuivent.  […]
Les latinismes, les grands mots à majuscules, les subjonctifs, les vestiges de beau langage restent indispensables, comme emblèmes de la société exécrée et repoussoirs bouffons, afin que sa prose nouvelle joue à plein son rôle subversif. […]
…l'irruption de Céline dans le roman des années 30 ne pose pas seulement le droit à une esthétique sauvage. Elle constitue une révolte lyrique contre toutes les significations consacrées et s'enracine résolument dans la marge du code admis. Le langage populaire lui-même n'est utilisé que comme vieille tradition anti-sociale et rhétorique clandestine de la revanche de classe. Les emprunts au lexique argotique ne dépassent pas 1% du vocabulaire. C'est toute la syntaxe qui entre en rébellion  […]
On ne compte plus les inventions que lui doit le roman contemporain…  […] les grands héritiers de Miller à Kerouac, de Sartre à Becket et Jean-Luc Godard, les milliers d'apprentis qui «fouillassent dans le même sens» de la débine, oubliant – car il n'y a pas de justice, décidément – que payer ne suffit pas, qu'il y faut aussi… du génie. 
Céline, Artaud, Genet : trois martyrs sans lesquels l'écriture fanfreluche aurait ignoré la violence de notre civilisation ; trois saints désormais ineffaçables du calendrier littéraire.