Recalé de peu par les Goncourt, plébiscité par les Renaudot, le Dr Louis-Ferdinand Destouches, alias Céline, a fait en 1932 une entrée fracassante dans la littérature française. Il n'en est pas sorti depuis, et n'en sortira que le jour où Villon, Rabelais, Lautréamont et Rimbaud en seront expulsés. Marcel Aymé, Henry Miller, Jean-Paul Sartre, Georges Simenon et bien d'autres ont dit ce qu'ils lui devaient. Avant Camus, avant Sartre, avant Beckett, il a cru à l'absurdité fondamentale de la condition humaine, il a mis tout son lyrisme et tout son humour à dire la détresse existentielle de l'homme.
Cependant, à mesure que l'écrivain grandit, que son ombre démesurée s'étend, vengeresse, sur ses épigones, l'homme, lui, ne cesse d'être rabaissé, méprisé, réduit à néant par ceux-là mêmes qui portent l'écrivain au pinacle. Seule une poignée d'inconscients inconditionnels, fidèles à la vision manichéenne du maître, s'entêtent à parler de conspiration. Il est clair aujourd'hui que l'homme qui est mort en 1961 en laissant derrière lui des oeuvres géniales comme Voyage au bout de la nuit, Mort à crédit ou Nord était un pauvre type, piètre penseur et mauvais vivant. Tout s'est passé comme si, volontairement ou non, Céline avait fait de sa vie personnelle un échec pour mieux réussir ce monument qu'est son oeuvre, comme s'il avait fait de lui-même le cobaye de sa vision inhumaine et apocalyptique du monde.
Le mauvais cheval
Né en 1894 dans une famille de petits commerçants pauvres, Louis-Ferdinand commence à travailler dès l'âge de 12 ans. Engagé volontaire en 1912, il sort de la guerre couvert de gloire, de décorations et de blessures, invalide à 75%, trépané (sic) et réformé. Il reprend alors ses études, passe son baccalauréat, fait sa médecine à Rennes, y épouse la fille du doyen de la faculté de Médecine. En 1924, il abandonne femme, petite fille, avenir assuré pour courir le monde : Angleterre, Cameroun, Etats-Unis, Canada, Cuba. Lorsqu'il s'installe, en 1928, comme médecin de banlieue à Clichy, il est lui-même malade : grand paludéen et dysentérique chronique. Le processus de désagrégation consentie est déjà commencé, qui le conduira à écrire à Léon Daudet, en 1932, cette phrase qui s'applique autant à sa personnalité d'homme qu'à sa personnalité d'écrivain : «Je ne me réjouis que dans le grotesque aux confins de la mort.»
Les premières manifestations de son génie littéraire sont les plus éclatantes, les plus assurées de durer : le Voyage en 1932, Mort à crédit en 1936. Dès 1937, le délire éclate. Bagatelles pour un massacre, L’École des cadavres, Les Beaux Draps sont des pamphlets violents, lyriques, fumeux, où les obsessions commencent à prendre le pas sur toute autre forme de pensée ; l'alcoolisme, l'hypertrophie des villes, les maladies de la civilisation et le "péril juif" y sont dénoncés dans un torrent d'invectives et sur un ton de prophète inspiré. Lorsque la France est occupée, il est parfaitement dans le destin de Céline de jouer le mauvais cheval : l'Allemagne. Moins collaborateur que certains qui n'y ont laissé ni leur honneur ni leur peau, il parvient cependant si bien à associer son sort à celui de l'occupant, qu'il n'a d'autre issue que la fuite en Allemagne au moment de la Libération. De 1944 à 1951, il mène la vie que l'on est tenté d'appeler de "déporté volontaire" : l'errance à travers l'Allemagne en flammes et en déroute, les prisons danoises.
Monde en folie
C'est un homme vieilli, boiteux, apparemment fini qui rentre sans bruit en France en juin 1951 et s'installe, comme médecin des pauvres de nouveau, à Meudon, où il mourra dix ans plus tard. Mais, en 1957, un nouveau Céline a été révélé. D'un château l'autre prouve qu'il n'a rien perdu de son génie verbal. Ce n'est plus un roman ni un pamphlet, mais une tragi-comédie vécue qui promène le lecteur de Sigmaringen à Meudon en passant par le Danemark, dans un monde en folie dont Céline est devenue le bouffon shakespearien. Nord, publié en 1960, accentue, en plus pathétique, ce personnage de clochard de l'Europe agonisante qui est devenu le sien. Puis c'est, publié aujourd'hui seulement, ce Rigodon qui, littérairement, ne les vaut pas, mais qui a été achevé le jour de la mort de l'auteur et que la critique présente comme le troisième volet du triptyque, comme la troisième étape de la pérégrination.
Cela ressemblerait bien peu à Céline, ce triptyque aux volets chronologiques, ce jardin à la française composé selon les règles du genre. Déjà, Nord ne se présentait pas comme la suite de D'un château l'autre, mais comme un retour en arrière sur l'épisode de l'attentat contre Hitler et la débandade à travers les ruines fumantes de Berlin et la campagne prussienne en proie à la panique.
C'est là que Rigodon reprend, dans un ressassement proprement célinien, la chronique du pitoyable quatuor : Louis-Ferdinand Céline, sa femme Lucette Almanzor dite "Lili", l'acteur Le Vigan dit "La Vigue", et le merveilleux chat Bébert, zigzaguant à travers l'Allemagne en folie, de Berlin à Rostock, à Leipzig, à Ulm, à Hanovre, à Hambourg, pour aboutir au Danemark où Céline se croit sauvé et riche - puisque ses droits d'auteur sont déposés dans une banque danoise - et où l'attendent la prison et la misère.
Grand fauve
Au passage des personnages émergent : un officier nietzschéen, apôtre de la sélection naturelle, un médecin grec spécialiste des lépreux, un bricoleur qui pédale comme un forcené pour alimenter l'émetteur qui lui permet de communiquer avec l'état-major à Berlin, un général enfoui dans le charbon d'un tender, un autre qui porte un képi en forme de tiare, une lectrice de français tuberculeuse qui cherche à faire gagner la frontière à sa classe d'enfants arriérés... C'est Villon. C'est Dante. C'est Bosch et Breughel. C'est une littérature d'Apocalypse, un mélange de terreur et de familiarité vis-à-vis de la mort qui appartient plus au Moyen Age qu'à notre époque. Seul peut-être Hugo eût osé écrire : «Je sens les Parques me gratter le fil.»
Monde en folie
C'est un homme vieilli, boiteux, apparemment fini qui rentre sans bruit en France en juin 1951 et s'installe, comme médecin des pauvres de nouveau, à Meudon, où il mourra dix ans plus tard. Mais, en 1957, un nouveau Céline a été révélé. D'un château l'autre prouve qu'il n'a rien perdu de son génie verbal. Ce n'est plus un roman ni un pamphlet, mais une tragi-comédie vécue qui promène le lecteur de Sigmaringen à Meudon en passant par le Danemark, dans un monde en folie dont Céline est devenue le bouffon shakespearien. Nord, publié en 1960, accentue, en plus pathétique, ce personnage de clochard de l'Europe agonisante qui est devenu le sien. Puis c'est, publié aujourd'hui seulement, ce Rigodon qui, littérairement, ne les vaut pas, mais qui a été achevé le jour de la mort de l'auteur et que la critique présente comme le troisième volet du triptyque, comme la troisième étape de la pérégrination.
Cela ressemblerait bien peu à Céline, ce triptyque aux volets chronologiques, ce jardin à la française composé selon les règles du genre. Déjà, Nord ne se présentait pas comme la suite de D'un château l'autre, mais comme un retour en arrière sur l'épisode de l'attentat contre Hitler et la débandade à travers les ruines fumantes de Berlin et la campagne prussienne en proie à la panique.
C'est là que Rigodon reprend, dans un ressassement proprement célinien, la chronique du pitoyable quatuor : Louis-Ferdinand Céline, sa femme Lucette Almanzor dite "Lili", l'acteur Le Vigan dit "La Vigue", et le merveilleux chat Bébert, zigzaguant à travers l'Allemagne en folie, de Berlin à Rostock, à Leipzig, à Ulm, à Hanovre, à Hambourg, pour aboutir au Danemark où Céline se croit sauvé et riche - puisque ses droits d'auteur sont déposés dans une banque danoise - et où l'attendent la prison et la misère.
Grand fauve
Au passage des personnages émergent : un officier nietzschéen, apôtre de la sélection naturelle, un médecin grec spécialiste des lépreux, un bricoleur qui pédale comme un forcené pour alimenter l'émetteur qui lui permet de communiquer avec l'état-major à Berlin, un général enfoui dans le charbon d'un tender, un autre qui porte un képi en forme de tiare, une lectrice de français tuberculeuse qui cherche à faire gagner la frontière à sa classe d'enfants arriérés... C'est Villon. C'est Dante. C'est Bosch et Breughel. C'est une littérature d'Apocalypse, un mélange de terreur et de familiarité vis-à-vis de la mort qui appartient plus au Moyen Age qu'à notre époque. Seul peut-être Hugo eût osé écrire : «Je sens les Parques me gratter le fil.»
Ce n'est donc ni de souffle ni d'ampleur que manque cette dernière épopée célinienne, dédiée "aux animaux". Mais elle est manifestement l'œuvre d'un homme vieillissant, qui embrouille les dates, qui se répète à quelques pages d'intervalle, qui s'abandonne à son obsession dérisoire de l'agonie de la race blanche biologiquement condamnée par le grand métissage. Ce n'est plus d'une volonté d'échec qu'il fait preuve mais d'un abandon aux forces destructrices qui le rongent : la maladie, la folie, la bougeotte et une insatiable, une mortelle curiosité. Il est devenu un voyant à la vue basse, un prophète qui parle faux, un voyageur en chambre. Ce que célèbre ce rigodon, cette danse macabre, c'est le naufrage consenti, sinon désiré, d'un admirable artiste et d'un homme profondément malheureux.
La dynamite
Tout n'est pas englouti dans la catastrophe. Si Céline se trompe souvent, il dit sans doute vrai quand il affirme en ricanant : «Je suis un peu tranquille que dans deux, trois siècles, j'en aiderai à passer le bachot...» Parfois, une phrase saute au visage, baroque, vraie, concise, comme un coup de patte de grand fauve : «Depuis que chaque homme, moteur au cul, va où il veut, comme il veut, sans jambes, sans tête, il n'est plus qu'une baudruche, un vent... il ne disparaîtra même pas, c'est fait...» C'est l'écho du grand Céline, de celui qui a mis à genoux, battu et violenté la langue française pour la rendre aux Français, celui qui a su marier la langue écrite exsangue des lettrés et le langage parlé, coloré mais invertébré du populaire pour aboutir à une prose vulgaire et poétique à la fois, animée par le souffle même de la vie, battant au rythme profond des pulsations naturelles.
La dynamite
Tout n'est pas englouti dans la catastrophe. Si Céline se trompe souvent, il dit sans doute vrai quand il affirme en ricanant : «Je suis un peu tranquille que dans deux, trois siècles, j'en aiderai à passer le bachot...» Parfois, une phrase saute au visage, baroque, vraie, concise, comme un coup de patte de grand fauve : «Depuis que chaque homme, moteur au cul, va où il veut, comme il veut, sans jambes, sans tête, il n'est plus qu'une baudruche, un vent... il ne disparaîtra même pas, c'est fait...» C'est l'écho du grand Céline, de celui qui a mis à genoux, battu et violenté la langue française pour la rendre aux Français, celui qui a su marier la langue écrite exsangue des lettrés et le langage parlé, coloré mais invertébré du populaire pour aboutir à une prose vulgaire et poétique à la fois, animée par le souffle même de la vie, battant au rythme profond des pulsations naturelles.
Même si l'homme-Céline et le créateur-Céline sont presque totalement absents de Rigodon, reste le prodigieux ouvrier du verbe, aussi consciencieux que génial, celui qui, au moment de mourir, laisse éclater du fond de sa déchéance ce cri - équivalent moderne du Qualis artifex pereo - « Plein de style que je suis... » Génie, il faut bien l'avouer, extraordinairement français, dans ses tares comme dans sa grandeur : rouspéteur, anarchiste, idéaliste, outrancier, mégalomane et masochiste, condamnant l'humanité à mort et s'apitoyant sur un chat, bon coeur et mauvais caractère, poujadiste et gaullien avant la lettre, mettant en définitive son honneur dans la place d'une virgule, la propriété d'un terme, la respiration d'une phrase. Dans une main, la dynamite ; dans l'autre, le diplôme de meilleur ouvrier de France.
Signalé par En phrases avec Céline www.celineenphrases.fr