Une belle tête hallucinée de héros dostoïevskien. Joop Sandfort était un homme solitaire et génial, un être tourmenté. A maintes reprises il a souffert de dépressions ; souvent il fut traité par les neuropsychiatres. Quand, à un âge avancé, il sentait monter un accès de folie, il allait tout simplement se présenter dans une clinique proche de son domicile. En outre, il révèle ouvertement la naissance de ses sentiments pédophiles dans des souvenirs de jeunesse (inédits encore).
Les lettres se rapportent toutes à la traduction néerlandaise de Voyage au bout de la nuit. Elles sont avant tout fonctionnelles et décrivent plusieurs stades : l'autorisation de l'auteur, la traduction proprement dite, la publication et le succès commercial. Ce sont bien sûr les problèmes de traduction qui sont le plus longuement abordés.
La découverte de cette correspondance est le résultat de recherches assidues et de notre intérêt grandissant pour le traducteur. Aux Pays-Bas, on s'épuisa souvent ces dernières années en louanges quand il fut question de Sandfort. On ne put que fantasmer sur l'existence d'une correspondance entre lui et Céline. Il s'est trouvé que les archives personnelles de Sandfort existaient encore et que les lettres de Céline étaient en effet remarquables.
Josephus Adrianus dit Joop Sandfort naquit à La Haye le 9 décembre 1893. Il doit sa renommée à la traduction néerlandaise de quelques chefs-d’œuvres de la littérature mondiale ainsi qu'à l'introduction en Hollande de quelques auteurs devenus célèbres depuis. La traduction qui lui vaut la réputation de primus inter pares parmi les traducteurs est celle de l'œuvre de Rabelais. Elle paraît en deux tomes en 1931 et en 1932, est partout louée, et considérée comme un chef d'œuvre.
Après la Seconde Guerre mondiale, Sandfort se voit confier la traduction de quelques ouvrages prestigieux – André Gide, Marguerite Yourcenar, D.H. Lawrence, Maxime Gorki –, mais la plupart de ses travaux concerne une littérature plus populaire.
Si dans certains cercles littéraires il est considéré comme le pionnier génial ayant pris en compte Céline et Yourcenar, il a du mal auprès des éditeurs à " placer " une traduction. Ayant proposé par exemple les traductions de James Joyce et du sociologue Thorstein Veblen, il est partout éconduit. En 1958, vers la fin de sa vie, un éditeur lui écrit qu'il payera ses travaux de traduction, " même s'il faut dire que vous connaissez peut-être les langues germaniques, mais certainement pas le français ! " Joop Sandfort, qui avait fait des études d’économie et de français, traduisait vite et parfois de façon intuitive : " C'est curieux, des fois je traduis sans comprendre et si je me relis, je comprends, et la traduction se trouve être acceptable ". Joop Sandfort était un homme solitaire et génial, un être tourmenté. A maintes reprises il a souffert de dépressions ; souvent il fut traité par les neuropsychiatres. Quand, à un âge avancé, il sentait monter un accès de folie, il allait tout simplement se présenter dans une clinique proche de son domicile. En outre, il révèle ouvertement la naissance de ses sentiments pédophiles dans des souvenirs de jeunesse (inédits encore).
Lors de la Première Guerre mondiale, alors que les Pays-Bas restent neutres, Sandfort envisagea sérieusement de s'engager dans une armée étrangère. On ignore quels étaient les problèmes qu'il pensait résoudre de cette manière. Désespoir ? Naïveté ? On ne sait. Il renoncera finalement à ce projet.
Joop Sandfort reste donc en Hollande, peu armé pour affronter la vie. Dans les années vingt, Mme Tine Brouwer, devenue veuve alors qu'elle était jeune encore, recueille Sandfort qu'elle avait connu à La Haye. Pendant de longues années il a vécu sous son toit à Hilversum, près d'Utrecht.
Il était un observateur attentif de la nature. Il notait ses découvertes méticuleusement dans son journal, tout comme il tenait à jour le compte de ses rares revenus et petites dépenses : pains chauds ou timbres, il rendait compte de tout au centime près. Une autre passion de Sandfort était l'œuvre du sociologue américain Thorstein Veblen dont il avait traduit A Theory of the leisure class. Nous avons trouvé le manuscrit de cette traduction dans ses archives. Il a essayé de faire publier ce texte pendant toute sa vie, l'offrant à plusieurs éditeurs, écrivant des articles sur Veblen dans les périodiques sociaux-démocrates et anarchisants. Beaucoup plus tard, il demandait encore à des psychiatres de jeter un coup d'œil sur l'œuvre de Veblen. En 1974, bien des années après la mort de Sandfort qui intervint en 1959, l'ouvrage principal de Veblen fut publié en Hollande... dans une autre traduction !
Sandfort eut toute sa vie des problèmes d'argent : à l'époque où il traduisait Rabelais, dès qu'il avait fini une feuille de la traduction, il allait la porter chez son éditeur Schoonderbeek en échange d' un florin ! Dans son travail il était soutenu par le professeur de français de l'Université d'Utrecht, Piet Valkhoff, qui habitait également à Hilversum.
C'est sans doute Valkhoff qui a suggéré à la maison Mulder & Cie d'Amsterdam le nom de Sandfort pour la traduction de Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline. L'éditeur, n'ayant aucune expérience dans le domaine littéraire, avait demandé conseil aux professeurs de langues romanes Valkhoff et Lopez Cardoze. Ceux-ci avaient été très impressionnés par le livre, qu'ils trouvaient néanmoins, comme beaucoup d'autres à l'époque, trop long. »
Michel Uyen et Peter Altena
Ce que l'on appelle à proprement parler le "questionnaire" est un ensemble de demandes d'éclaircissement envoyé à Louis-Ferdinand Céline par son traducteur. Sandfort a lui-même numéroté ses trente-trois envois sur lesquels il avait laissé un espace vierge après ses questions pour les réponses de l'auteur. Le fac-similé de ces échanges est enrichissant à plus d'un titre. Céline est lapidaire, un peu comme si il ne croyait pas vraiment à l'intérêt de cette traduction. En voici quelques exemples :