jeudi 17 juin 2021

Présentation de D'Un château l'autre par Roger Nimier, plaquette commerciale Gallimard de juin 1957

À la sortie de D'Un château l'autre, en juin 1957, l'éditeur Gallimard demande à Roger Nimier une présentation destinée à son circuit commercial. Cette plaquette de 12 pages sera complétée par « Un chapitre du nouveau roman de Céline ou Comment le maréchal a sauvé la Haute-cour » et d'une reproduction de L'Illustré national montrant « le fait d'arme qui valut à Céline sa trépanation, en 1915 » (sic). 

Saisissante épopée de la révolte et du dégoût, long cauchemar visionnaire ruisselant d’invention verbale [...] l’absurdité de la vie humaine ». Gaëtan Picon, Panorama de la Nouvelle littérature française

Légende : Une des illustrations réprésentant le fait d'arme qui valut à Céline sa trépanation, en 1915. En haut, le maréchal des logis Destouches (on soit que Céline est un pseudonyme) âgé de dix-neuf ans, à la veille de la guerre. L'auteur du "Voyage ou bout de la nuit" et "D'un Château l'autre" était alors un serviteur de l'ordre.

Sur la couverture verso du journal figure une photo de Louis Destouches au 12e cuirassiers. C'est sans doute une copie de l'exemplaire de l'auteur de L'Illustré national tel qu'il le présente sur une photo connue de Lucette et lui à Meudon (voir ci-dessous). 



Sobrement titré «Présentation de Céline» et sous forme de questions-réponses ironiques, voici le texte de la présentation de Roger Nimier.

Présentation de Céline

Qui est Céline?
Destouches. de son vrai nom, il est né le 27 mai 1894, à Courbevoie - près Paris. A Rome, Céline vendait déjà les chrétiens à Néron. En 1213, il livrait les Albigeois - Paulhan le premier - à Simon de Montfort. En 1685, c'était le tour des protestants, puis des catholiques soldés à Émile Combes, en 1903 ; enfin des juifs, fournis à Hitler, en 1940.
Est-ce tout?
Non. Il a encore vendu les Musulmans à Lacoste et à Ben Gourion cette année.
Connaît-on d'autres auteurs soupçonnés de collaboration, d'antisémitisme ou de pacifisme ?
Nombreux et estimés, ils tiennent à présent les meilleures places. Le Président de la République serre Sacha Guitry sur son cœur, dans l'espoir de lui subtiliser ses tableaux pour le Louvre. L'Académie française se roule aux pieds de Montherlant, qui reste assis, mais dans son fauteuil. Chardonne, frais comme une vapeur, capitalise les compliments.
Les Goncourt, s'excusant d'avoir résisté à tout, même à la littérature, se dédouanent avec Giono. Et qui n'aime Jouhandeau, à moins d'être une chouette? C'est au point que la résistance est attaquée, en 1957, avec une régularité presque mécanique. Quand leurs chefs étaient bavards, ils étaient tués ; parce que leurs écrivains officiels furent souvent médiocres, des milliers de héros sont aujourd'hui mal connus des jeunes Français. Ils ne portaient pas d'uniforme et on les a habillés de mots ridicules.
Pourquoi Céline n'a-t-il pas rejoint le cortège des heureux?
Il était pauvre.
Son destin n'était-il pas prévisible?
Il n'était pas officier de réserve.
Qu'entendez-vous par là ?
A l'époque où Elsa Triolet le traduisait en russe, on releva beaucoup de gros mots - des gros mots Poincaré, tout en or - dans Mort à Crédit. Le magistrat instructeur demanda si ce pornographe était officier de réserve. La réponse étant négative, la cause fut entendue.
Ce Céline n'a donc jamais porté les armes ?
Pendant cinq ans, au 12e Cuirassiers de Rambouillet, il porta la cuirasse et le casque aux longs poils. Il défila devant Loubet, il le garda, sans renverser jamais la République, il peigna les forêts, il chargea, il traversa les lignes, jusqu'au jour où les Allemands - ses collaborateurs déjà* - lui envoyèrent une balle dans la tête, l'autre dans le bras. Trépané, réformé, il reprit du service, en 1939, comme médecin de la marine. Son navire fut coulé au large de Gibraltar.
Ne serait-il pas militariste?
C'est à craindre.

D'un château l'autre : ce qu’en dit l’éditeurEn 1932, avec Voyage au bout de la nuit, Louis-Ferdinand Céline s'imposait d'emblée comme un des grands novateurs de notre temps. Le Voyage était traduit dans le monde entier et de nombreux écrivains ont reconnu ce qu'ils devaient à Céline, de Henry Miller à Marcel Aymé, de Sartre à Jacques Perret, de Simenon à Félicien Marceau. D'un château l'autre pourrait s'intituler "le bout de la nuit". Les châteaux dont parle Céline sont en effet douloureux, agités de spectres qui se nomment la Guerre, la Haine, la Misère. Céline s'y montre trois fois châtelain : à Sigmaringen en compagnie du maréchal Pétain et de ses ministres ; au Danemark où il demeure
dix-huit mois dans un cachot, puis quelques années dans une ferme délabrée ; enfin à Meudon où sa clientèle de médecin se
réduit à quelques pauvres, aussi miséreux que lui. Il s'agit
pourtant d'un roman autant que d'une confession, car Céline n'est pas fait pour l'objectivité. Avec un comique somptueux, il décrit les Allemands affolés, l'Europe entière leur retombant sur la tête, les ministres de Vichy et le Maréchal à la veille de la Haute Cour. D'un château l'autre doit être considéré au même titre que Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit comme un des grands livres de Céline auquel il donna une suite avec Nord (1960) et Rigodon (1969).

Quel est le titre de son nouveau roman?
« D'un Château l'autre ».
Quels sont ces châteaux?
Principalement Siegmaringen, mais aussi un cachot au Danemark et une vieille maison, à Meudon.
Quel est le plan de l'ouvrage? De quel pas marche-t-il ?
Il ne commence pas gaiement. Céline maudit les éditeurs, qu'il traite de milliardaires et de maquereaux. Il attaque la médecine, qu'il accuse de progresser, alors qu'il la sait faite de bon sens et d'humanité. Il définit le mot politique par un car cellulaire, des gardes armés, une cellule, comme il a vu au Danemark, en 1945, comme d'autres l'ont appris, en France, en 1942.
Puis la fièvre vient pour de bon. Dans le rêve qu'elle apporte, un remorqueur sur la Seine, c'est la barque à Caron. Les coups de rame fendent les visages, riches ou pauvres. La haine, la colère sont jugées. Et « fièvre pas fièvre ... site très pittoresque ... mieux que touristique!. .. rêveur, historique, et salubre! idéal! pour les poumons et pour les nerfs ... un peu humide près du fleuve ... peut-être... le Danube ... la berge, les roseaux ... ». C'est Siegmaringen. Avec le château de Siegmaringen, les Allemands qui emmenaient Pétain lui avaient offert une principauté d'opérette plus belle que Vichy. Mais la société qui l'entourait était mal choisie: 1 142 Français guettés par l'article 75 du Code pénal. Dans une principauté, il y a des voisins et, pour se consoler, un opéra, une galerie de tableaux. Les voisins, Allemands, avions anglais, avance française, ne sont pas rassurants. L'opéra n'a servi que pour Céline, il s'appelle D'un Château l'autre. Viennent encore les peintures ou les tapisseries. C'est de Brinon « fameux animal des ténèbres, secret, très muet, et très dangereux» (admirons sans crainte la définition, elle n'est pas de Céline, mais d'un académicien: Abel Bonnard); Bichelonne, qui savait tout, comme Léon Blum, mais tout le contraire; Laval qui nommera Céline gouverneur de Saint-Pierre-et-Miquelon, avant de rêver sur le cyanure que détient le médecin de Siegmaringen; le maréchal, enfin, que nous voyons dans le chapitre qui suit. 
(Notons que Nimier écrit ironiquement Siegmaringen au lieu de Sigmaringen comme le faisait Céline — qui l'aurait emprunter à Aragon. ndlr)
Pouvez-vous citer un passage moral, extrait D'un Château l'autre?
Par exemple, sur le mystère de l'Incarnation: « ... le coup d' « incarner» est magique!. .. on peut dire qu'aucun homme résiste !. .. on me dirait « Céline! bon Dieu de bon Dieu! ce que vous incarnez bien le Passage! le Passage** c'est vous! tout vous! » Je perdrais la tête! prenez n'importe quel bigorneau, dites-lui dans les yeux qu'il incarne!... vous le voyez fol !... vous l'avez à l'âme! il se sent plus!… Pétain qu'il incarnait la France, il a godé à plus savoir si c'était du lard ou cochon, gibet Paradis ou Haute-Cour, Douaumont, l'Enfer, ou Thorez... il incarnait !. .. le seul vrai bonheur de bonheur l'incarnement !. .. vous pouviez lui couper la tête : il incarnait!… la tête serait partie toute seule, bien contente, aux anges! […] mettez que demain ils se remettent à nous rationner... qu'on arrive à manquer de tout ... vous grattez pas!... le truc d'incarner vous sauvera!... vous prenez n'importe quel bisu, n'importe quel auteur p provincial, et vous y allez! vous l'empoignez, vous le pétrissez là, devant vous ... «Oh, Dieu de Dieu, mais y a que vous !... y a que vous pour incarner le Poitou! » Vous lui ·hurlez! «Vos chères 32 pages? Tout le Poitou ! » Ça y est!. .. vous manquez plus de rien! à vous les colis agricoles!... vous recommencez en Normandie!. .. puis les Deux-Sèvres ! et le Finistère ! vous êtes paré pour cinq, six guerres et douze famines!. ... vous savez plus où les mettre vos dix ! douze tonnes de colis ! les Incarnateurs donnent, renchérissent, se lassent jamais! »
L'influence de cet écrivain est-elle considérable?
Céline a eu des centaines de disciples, jusque dans les pays littérairement arriérés - la Slovaquie, avec Géjra Vâinos, l'Amérique avec Henry Miller. En France, nous ne citerons que deux noms Jean-Paul Sartre et Albert Paraz.
Des écrivains ont-ils échappé à cette influence?
Bien sûr. Sartre fut son disciple, Camus ne risquait rien de pareil. Bernanos l'admirait, Georges Duhamel évita ce péril. Marcel Aymé le vénère, Roger Peyrefitte assez peu. Enfin, Blaise Cendrars peut l'aimer, quand Cocteau, pourtant si bon, n'en a pas le droit. Passons aux critiques : Gaëtan Picon le met à sa place, André Rousseaux ne sait où le fourrer.
Quel est le style de Céline?
Celui d'un furieux, qui a vendu Littré à l'ennemi.
Ensuite?
Péguy était l'enfant d'une rempailleuse de chaise, voici le fils d'une dentellière: très exact à placer les mots, en équilibre sur l'interjection, spécialiste du souffle et du poumon, interprète des battements du cœur. Ses phrases de trois mots ont incommodé certains lecteurs; ceux-là se disent amoureux de Voltaire, ils n'en aiment que les virgules. On répondra que les phrases de Céline sont faites
exprès. De même, on a fini par apprendre que Picasso n'était pas un peintre ignorant. Céline, comme Valéry et pour les mêmes raisons, n'écrira jamais: « La marquise sortit à cinq heures ».
Roger Nimier

* Pendant la guerre de 1914-1918, dont on se souvient peut-être, plusieurs faits d'armes inspirèrent les illustrateurs, qui allaient de Barrés à George Scott. C'est ainsi que le maréchal des logis
Destouches fut dessiné dans « L'Illustration », ainsi que dans « L'Illustré national », portant un message au milieu des éclats d'obus. Tout au fond, on voyait les Allemands qui tiraient. A un jour naliste qui admirait cette gravure, Céline déclara: «Sur le devant, c'est moi et mon cheval, avant d'être blessé. Au fond, vous distinguez mes collaborateurs.»
** Il ne s'agit pas ici du Détroit de Béring, mais du Passage des Panoramas, décrit dans « Mort à Crédit».

Dernière page de la plaquette et fin du chapitre de D'Un château l'autre qui la complète.



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