jeudi 2 novembre 2017

Une heure avec Louis-Ferdinand Céline par Stéphane Varègues 29 février 1979

Dans Le Matin de Paris du 29 février 1979, Richard Cannavo commente le spectacle Une heure avec Louis-Ferdinand Céline, composé et interprété par Stéphane Varègues


Une heure avec Louis-Ferdinand Céline
Un torrent de mots âpres

C'était une passionnante idée que de vouloir mettre Céline en musique. C'est, aussi, une idée courageuse. Pour Stéphane Varègues c'était, surtout, une envie de toujours: « Je suis farouchement célinien depuis, que j'ai lu le Voyage. Un choc énorme : je me suis senti totalement concerné. » Aussitôt, Stéphane Varègues lit « tout Céline ». Et, ce compositeur qui a mis en musique Prévert et Vian caresse, des années durant, un rêve: adapter des musiques sur les mots somptueux de l'écrivain maudit. Il ne se décide pas, lorsque Arletty, un jour, lui dit: « Le Voyage est un long poème en prose ». Ce sera, pour lui, le détonateur.


Lorsque Varègues chante, on sent passer le souffle glacé de la peur...

A partir de Guignol's Band, Stéphane Varègues compose deux chansons qu'il va, timidement, soumettre à la veuve de Céline. Pour elle, c'est l'enthousiasme et, pour l'encourager, elle lui donne deux textes peu connus de son mari, Le Pont de Londres et Mea culpa : «Emportez ça, vous y trouverez un tas de chansons.»
Il en a trouvé, oui, et il a monté un spectacle qui vous arrive dans la gueule comme un coup de massue. Il y a, dans cette Heure avec Louis-Ferdinand Céline, toute la violence du poète du malheur, sa désespérance et sa hargne, son amour et sa haine. Il y a des arbres morts et des nuages noirs, la guerre aussi, et la férocité des hommes – « Faire confiance aux hommes, c'est se faire tuer un peu », « C'est seulement des hommes qu'il faut avoir peur toujours », «Les hommes mentent trop, ils ne me donneraient pas l'infini » –, il y a le dégoût encore et la folie bien sûr : « Je suis un fou qui se donne aux éphémères. »
Varègues était l'homme qu'il fallait pour ce torrent de mots. Avec sa voix pleine, puissante, parfaitement timbrée, il attaque les mots avec une espèce de rage saisissante, sans fioritures et sans prendre de gants, martelant l'immense piano noir avec une sombre frénésie. Piano noir, costume noir, voix «noire» aussi, semi-pénombre, il y a bien là l'univers torturé de l'ex-médecin de banlieue haïssant ses confrères et fuyant la compagnie des hommes. Il y a, dans le jeu même des trois personnages en scène (Varègues donc, Raoul Delfosse, acteur étonnant, et Catherine Morelle, danseuse gracieuse), les outrances et la dérision de l'œuvre – et de la vie – de Céline, et son désespoir infini - « Je suis à la traîne du monde » - et son malaise : « J'ai commis des crimes, bien des crimes sans le faire exprès, j'ai des remords à en mourir, je serai tué par le chagrin. »
C'est étonnant : les musiques de Varègues collent si parfaitement aux mots que ceux-ci, subitement, semblent être des vers. Quant à Varègues, il semble posséder lui aussi cette espèce d'atroce scepticisme, aux confins de la lucidité. La tête... Tous ça se passe dans et ça brûle de fièvre : « La tête est une espèce d'usine qui marche pas très bien comme on veut. » Et Varègues est un type brut, authentique, en marge de la meute, hors de tout artifice ou du bluff, qui assène ces mots âpres comme un immense cri.
Et puis, en plein milieu du spectacle, rupture de ton avec le Départ de Printil, une saynète délirante, méconnue : dix minutes de rire, qui ne s'imposaient peut-être pas. « J'ai voulu aérer le spectacle. Et puis, ça reste du Céline. J'ai voulu montrer son humour aussi, dont on ne parle jamais ».
Il dit encore : « Si ça pouvait aider à faire redécouvrir Céline, ça serait tout à fait merveilleux pour moi. Ça aussi, c'est une envie secrète. Qu'il soit maudit, pour deux de ses livres mineurs, c'est très dommage : les gens se privent d'un plaisir littéraire rare, car Céline est le plus grand novateur littéraire du siècle, vraiment un géant. »
Lorsque Céline écrivait, lorsque Varègues chante « Je suis le seul à savoir ce que je veux : je ne veux pas mourir », on sent passer le souffle glacé de la peur. De se spectacle, on sort un peu sonné, Varègues attend la suite, anxieux.
« C'est la rencontre de ta vie », lui a dit son éditeur artistique.
Quelle rencontre !

Richard Cannavo

Spectacle au Lucernaire, 53, rue N.-D.-des-Champs, Paris


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