(Ce forestier écrivait : des Loups, j'ai gardé dix pages, un peu moins du Voyage au bout de la nuit.)
Cette lettre n'est qu'un exemple, parmi d'autres, des réactions qu'avait suscitées le roman de Céline, mais celle-ci a son importance car elle va faire sortir l'écrivain du silence qu'il observait depuis la sortie de son livre.
Le 16, il publie dans Candide « Qu'on s'explique... », qui, au-delà de la polémique, constitue une véritable postface à Voyage au bout de la nuit :
«nous ne fîmes scandale que bien malgré nous ! Nos éditeurs pourront le répéter à qui voudra l’entendre. Je crache en l’air... A deux mille lecteurs nous pensions timidement au début, triés sur le volet, et puis même, faut-il l’avouer, sans l’amicale insistance de l’un deux, jamais le manuscrit n’aurait vu le jour...»
Le 19 : L'Intransigeant signale la parution d'une brochure distribuée aux critiques littéraires par les Editions Denoël et Steele. Publiée à l'occasion de la 180e édition de Voyage au bout de la nuit, elle reprend cinq articles de presse parus en 1932 et 1933, ainsi que le texte de la « postface » au roman que Céline a fait paraître le 16 mars sous le titre « Qu'on s'explique… ».
Source : http://www.thyssens.com/01chrono/chrono_1933.php
« Qu'on s'explique... », repris ici et là, a fait l'objet d'un tirage limité
A la Lampe d'Alladin à Liège en 1933. C'est devenu une rareté recherchée par les bibliophiles… proposé en grand papier à 3800 euros sur www.edition-originale.com.
A la lampe d'Aladdin, Liège 1933, 9,5x13,5cm, broché. - Édition originale tirée à 36 exemplaires ornée en frontispice d'un portrait de l'auteur, un des 5 exemplaires numérotés sur Hollande, seuls grands papiers avec 1 Japon.
Ce tirage a paru sous couverture spéciale sur vergé orange. Joliment imprimé, cet objet bibliophilique rarissime est particulièrement précieux pour sa complémentarité avec l'édition originale du Voyage au bout de la nuit. L'exemplaire que nous proposons, non coupé, est dans un remarquable état de fraîcheur. « Le tout c'est qu'on s'explique dans la vie » Céline publie pour la première fois son texte le 16 mars 1933 en première page de l'hebdomadaire Candide, parce qu'il souhaite être édité dans le journal « le plus lu ». Avec ses centaines de milliers de lecteurs, Candide répond à son attente. Céline, piqué au vif par un article d'Émile Zavie paru quelques jours plus tôt dans l'Intransigeant dans lequel l'auteur relate le témoignage d'un garde forestier mutilant ses livres des passages qui ne lui plaisent pas, donne libre cours à son esprit ironique et mordant. Il égratigne le rôle sacré du critique littéraire, s'expliquant sur « le genre Céline », sa façon d'écrire et ses procédés littéraires. Avec cet article, qui sonne comme un manifeste, Céline entend également clore les polémiques liées à la parution de son Voyage, dont le tirage atteint rapidement les cent mille exemplaires.
Robert Denoël, séduit par le ton de l'« explication » rebaptise l'article « postface » et fait éditer une plaquette, en août 1933, pour fêter la cent quatre-vingtième édition du Voyage au bout de la nuit, dans laquelle se trouvent également insérés des extraits de presse élogieux de Georges Bernanos, Léon Daudet, Elie Faure, Edmond Jaloux...
Le «Bahut des Aromates»
Pierre Aelberts a fondé les éditions à la lampe d'Aladdin en 1926, où il publie, en tirage limité, sur beau papier et dans des compositions typographiques de belle qualité, des éditions originales de Max Jacob, André Gide, Paul Morand... Il s'adresse à un public de bibliophiles exigeants et lettrés, et décide de créer, en 1933, une collection au tirage très confidentiel (36 exemplaires), dont les titres sont presque tous épuisés à leur parution : le « Bahut des Aromates », qui se termine en 1937. Le titre fait référence à la réalisation, par un maître ébéniste, d'un meuble en bois précieux destiné à contenir les quatorze volumes de la collection en tirage de tête, à 6 exemplaires, qui comprend des éditions originales de Paul Claudel, L.-F. Céline, André Malraux, Jean Giraudoux, Valery Larbaud, Maurice Maeterlinck, Charles Van Lerberghe, Colette, Saint-John Perse, Paul Valéry, Émile Verhaeren. Seuls deux meubles ont pu être réalisés, et l'on ne rencontre pratiquement jamais de volumes brochés sur grand papier. Fervent admirateur de Céline, Pierre Aelberts s'empresse de publier l'incisif Qu'on s'explique, « première et dernière » explication par l'auteur de son « bouquin exceptionnel » dans sa collection du « Bahut des Aromates ». Numéro 2 de la série, le titre a très vite fait l'objet de spéculations et de recherches passionnées. Le tirage sur Hollande est d'une rareté proverbiale, et le terme introuvable n'a rien d'excessif pour qualifier cette séduisante publication, complément indispensable du Voyage au bout de la nuit.
Voici le texte complet de Qu'on s'explique… :
QU’ON S’EXPLIQUE…
(réponse à un critique littéraire, 1933)
Ah ! l’admirable lettre d’un lecteur, agent forestier, reproduite (avec quel esprit !) par
Zavie dans L’intran :
« Il y a (dans ma bibliothèque) des livres de toutes sortes ; mais, si vous alliez les
ouvrir, vous seriez bien étonnés. Ils sont tous incomplets ; quelques uns ne contiennent
plus dans leur reliure que deux ou trois feuillets. Je suis d’avis qu’il faut faire
commodément ce qu’on fait tous les jours ; alors, je lis avec des ciseaux, excusez-moi,
et je coupe tout ce qui me déplaît. J’ai ainsi des lectures qui ne m’offensent jamais. Des
Loups, j’ai gardé dix pages ; un peu moins du Voyage au bout de la nuit. De Corneille,
j’ai gardé tout Polyeucte et une partie du Cid. Dans mon Racine, je n’ai presque rien
supprimé. De Baudelaire, j’ai gardé deux cents vers et de Hugo un peu moins. De La
Bruyère, le chapitre du Cœur ; de Saint-Evremond, la conversation du père Canaye avec
le maréchal d’Hocquincourt. De Mme de Sévigné, les lettres sur le procès de Fouquet ;
de Proust, le dîner chez la duchesse de Guermantes ; le matin de Paris dans La
prisonnière. »
Que Zavie soit loué ! Ce n’est pas chaque jour que nous parvient de l’Infini de tels
messages ! Nous voici tous, grands morts et minuscules vivants, déculottés par le
terrible garde-chasse. Il ne nous pardonne pas grand-chose dans notre magnifique vêture
(acquise avec tant de peines !). Un tout petit essentiel ! Ah ! l’implacable ! Ah ! le
véridique ! Il me faudra passer, en ce qui me concerne, dans l’éternité rien qu’avec
quatre pages qu’il me laisse ! Jaloux à jamais de ce Mazeline qui me gagne décidément
à tous les coups, bien fier qu’il peut être, lui, de ses dix pages pleines… Mais, juste
retour, la mère Sévigné, obscène pour toujours, avec sa petite lettre entre ses gros appas,
n’en sortira pas du froid sidéral… Villon n’est pas des nôtres, et la Mort sans lui n’est
plus possible… Quant à Totor, avec moins de deux cents vers, je doute qu’il s’y
retrouve…
Il nous presse, le garde-chasse !
Avons-nous même le temps de rendre nos comptes
aux vivants ?
« Comme il est léger, le bagage qu’on emporte à l’éternité !... »
L’homme des bois ne rigole pas. Il s’y connaît dans l’infini des malices. Quel
douanier de nos spirituels ! « Dix pages, monsieur ! Pas une de plus! Et vous, Racine,
rendez-moi ces deux masculines! ». Nous en sommes là ! Alas poor Yorick !
Désormais, l’effroi d’être coupable environne nos jours… Aurais-je, en passant,
réveillé quelque monstre ? Un vice inconnu ? La terre tremble-t-elle déjà ? Vend-on
moins de tire-bouchons qu’auparavant ? Il ne s’agit plus d’amusettes, l’homme au
ciseau va me couper tout ce qui me reste…
Et cependant, parole d’honneur, nous ne fîmes scandale que bien malgré nous ! Nos
éditeurs pourront le répéter à qui voudra l’entendre. Je crache en l’air… A deux mille
lecteurs nous pensions, timidement, au début, triés sur le volet, et puis même, faut-il
l’avouer, sans l’amicale insistance de l’un deux, jamais le manuscrit n’aurait vu le
jour… On ne fait pas plus modeste. Nous avions nos raisons, nous les avons encore.
Tout bruit se regrette. Voyez donc ce qu’en pense notre garde forestier. Il s’y connaît.
Enfin, l’on nous assure, de tous les côtés, qu’ils reviendront, ces temps obscurs. Avant
cinq ans, le Voyage sera, paraît-il, parfaitement terminé. Tel est l’avis de nos meilleurs
critiques, les «pour» et les «contre». Mais cinq ans, c’est encore long… Il peut, d’ici
là, se passer bien des choses… On peut se faire beaucoup de mal et peu de bien en cinq
ans… Je ne veux pas que tout se perde. Trop de gens furent avec moi mieux que gentils.
Il se pourrait que je n’écrivisse plus rien. Dois-je penser à mes petits amis ? Le « genre
Céline » ? Voici comment il procède : Un ! deux ! trois ! n’en perdez pas un mot de ce
qui va suivre !
Voici bien la première fois, mais aussi la dernière, qu’il prend la plume à ce sujet !
Cela ne se fait pas de défendre son genre ! Il ne se défend pas, il indique. Retenez donc
bien ce qu’il explique.
Le moment est mémorable. D’ailleurs, pas de fausse modestie,
mon gros tambour m’a valu 100 000 acheteurs déjà, 300 000 lecteurs, et m’en vaudra,
bien exploité, encore au moins autant. Alors ?... Sans compter le cinéma… Voici de
quoi faire réfléchir tout coquin chargé de famille. Allons-y ! Ne me poussez pas ! Voilà
comment je m’y prends… Je dirai tout…
La vie donc, je la retiens, entre mes deux mains, avec tout ce que je sais d’elle, tout
ce qu’on peut soupçonner, qu’on aurait dû voir, qu’on a lu, du passé, du présent, pas
trop d’avenir (rien ne fait divaguer comme l’avenir), tout ce qu’on devrait savoir, les
dames qu’on a embrassées, ce qu’on a surpris ; les gens, ce qu’ils n’ont pas su qu’on
savait, ce qu’ils vous ont fait ; les fausses santés, les joies défuntes, les petits airs en
train d’oubli, le tout petit peu de vie qu’ils cachent encore ; et le secret de la cellule au
fond du rein, celle qui veut travailler bien pendant quarante-neuf heures, pas davantage,
et puis qui laissera passer sa première albumine du retour à Dieu… Oui… Oui… Vous
me comprenez ? Vous me suivez ? La jambe difforme de la petite cousine doit y tenir
aussi, repliée, et le bateau navire à voiles si grand ouvert à trop de vents, qui n’en finit
plus de faire son tour du monde avec son fret en vieux dollars ?... Il faut l’amarrer après
votre rêve… Avec son capitaine qui ne veut pas avoir l’air de porter déjà des
lorgnons… Et que tout l’équipage essaya, cependant, parce qu’on sait qu’il se méfie…
son mousse lippu, dents branlantes, reste trop longtemps dans sa cabine… Et la corde
du pendu, calfat, traîne bien loin derrière l’étambot, dans la mousse, loin, d’une vague à
l’autre, qui courent après le navire…
Enfin, tout, plus encore, tout absolument, tout ce qu’on a cru, vite, au passage, qui
pouvait faire vivre et mourir. Alors, le temps de votre mélange est venu au milieu des
mois et des jours, tant bien que mal, au bout d’une année. Ce n’est pas beau, d’abord ;
tout cela s’escalade, se chevauche, et se retrouve, en drôle, de places, le plus souvent
ridicules, comme au grenier de la mairie. C’est le bazar des chansons mortes. Tant pis !
Mettez ce qui pue avec le reste. Vous n’y êtes pour rien. On vous reprochera tant de
choses (presque tout, à vrai dire), tour à tour, que, dans cette pagaye d’invectives et de
griefs, au nom de ceci, de cela, tout ce que vous fîtes, ou ferez, finira bien par y passer.
La digestion du public s’effectue à coups de reproches. Deux sortes d’auteurs, en
somme : ceux qui vous réveillent et qu’on insulte, ceux qui vous endorment et qu’on
méprise in petto. L’inertie, c’est le sommeil de la race. Il en faut, sans doute. Qui le
trouble se fait engueuler. Toute révolte est plus biologique que tragique, plus ennuyeuse
que vexante. A nous, rien ne semble plus banal qu’un éreintement. A la lecture, c’est
l’envie d’aider l’auteur qui nous domine, tellement ces pensums se traînent de redites en
consonnes. La haine rend décidément encore plus bête que l’amour. C’est tout dire.
Nous n’avons rien lu dans le genre qui dépassât, brève ou incontinente, la mauvaise
lettre du gastritique, qu’on n’a pas su guérir, ou celle du refoulé, malheureux sans
télégraphiste.
Attendons de pied ferme ce joli chef-d’œuvre de gentille humour, d’aimable et ferme
dessein qui vous prouvera, par l’émoi, que notre monde entier ruisselait à notre escient,
d’adorables dispositions.
Mais tenons notre promesse ! Finissons-en !
Ayant amalgamé, tant bien que mal, disions-nous, hommes, bêtes et choses au gré de
notre sens, de notre mémoire infirme, modestement, à vrai dire, très humblement (pour
ne réveiller encore personne), nous étendons le tout (c’est l’impression que le procédé
nous donne) comme une pâte sur le métier. Debout, qu’elle était la vie ; la voici
couchée, ni morte ni plus tout à fait vivante… Horizontale, notre pâte… Entre les
branches de l’étau, maintenue, soumise à notre gré… Chez Ajalbert, à Beauvais, nous
en vîmes qui tissaient ainsi, mais nous, c’est en empoignant les deux côtés que nous
travaillons, tiraillons, étirons cette pâte de vie, dangereuse et refaite, par chapitres…
C’est le moment bien pénible, en vérité… La voici torturé par le travers et par le large,
cette drôle de chose, presque jusqu’à ce qu’elle craque… Pas tout à fait. Ca crie,
forcément… Ca hurle… Ca geint… Ca essaye de se dégager… On a du mal… Faut pas
se laisser attendrir… Ca vous parle alors un drôle de langage d’écorché… Celui qu’on
nous reproche… L’avez-vous entendu ?... Vous n’avez pas remarqué qu’au moment où
sa peau est menacée, l’Homme essaye brusquement, successivement, encore une fois,
tous les rôles, toutes les défenses, les grimaces, dont il s’est affublé dans le cours de sa
vie ? On lui découvre alors, dans ces moments-là, bredouillant, paniquard, facilement
trois ou quatre vérités différentes munies d’autant de terminologies superposées…
Non ? Vous ne savez pas ? Alors vous n’avez pas remarqué grand-chose… Pourquoi
vivez-vous ?
Je dis donc que les miens, bien englués dans l’inclusion tenace et molle où je les
place, sont tiraillés jusqu’aux aveux. A vous d’en faire votre profit ! Souvent c’est raté,
parfois c’est réussi. On a trop insisté… Pas assez… Il reste de grands segments que le
délire ne touchera pas… Tant pis ! D’autres coins où la vie se ratatine sans laisser de
couleur. On ne saura jamais pourquoi… Du racontar, ni cuit ni fondu… Pâte pauvre qui
ne tiendra guère, sans grâce, ni forme… Recommencer ne sert à rien… Ce qui sort
loupé l’est bien… Le Temps se charge du reste… Ce n’est pas du grand art, sans doute,
mais il vaut bien, tout considéré, l’autre : « Coiffeur à tout prix — Guerre indéfrisable
— Rien qui dépasse — Participe intrompable — Le Peuple à sang-froid… Choses vues
par M. Grenouille… » etc.
Les deux genres se défendent, puisque nous ne faisons que passer le Temps.
En attendant, il m’a donné, le garde à Zavie, une écrasante compagnie. Je me défile.
Tant qu’à crever d’orgueil, je préfère que ce soit auprès des peintres : le Breughel,
Greco, Goya même, voici les athlètes qui me donnent le courage pour étirer la garce. Je
fais ce que je peux. J’ai les mains sales, prétend-on. Pas de petits soucis ! Thomas a
Kempis, bien pur, lui s’y connaissait en Art, et puis en Ames aussi. C’est un malheur
qu’il est mort. Voici comment qu’il parlait : « N’essayez pas d’imiter la fauvette ou le
rossignol, disait-il, si vous ne pouvez pas ! Mais si c’est votre destin de chanter comme
un crapaud, alors allez-y ! Et de toutes vos forces ! Et qu’on vous entende ! ».
Voilà qui est conseiller, je trouve, comme un père. Qui nous juge ?
Est-ce donc cette humanité nietzschéenne ? Fendarde ? Cornélienne ? Stoïque ?
Conquérante de vents ? Tartufienne et Cocoricote ? Qu’on nous la prête avec son nerf
dentaire et dans huit jours on ne parlera plus de ces cochonneries. Il faut que les âmes
aussi passent à tabac.
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