«Il écrivait sur les murs tout ce qui lui passait
par la tête»
Entretien avec Colette Destouches dans Paris-Match du 31 mars 1994
Paris Match. Quel premier souvenir gardez-vous de votre père?
Colette Destouches. J’avais un peu plus de 3 ans. À Rennes, où nous habitions, je m’étais faufilée dans le placard de ma mère et m’étais habillée de ses robes du soir. J’avais tout déchiré. Quand mon père est rentré, il m’a dit : "Tu n’as jamais eu de fessée. Eh bien, tu vas l’avoir" Et je l’ai eue. Une fessée exceptionnelle. À peu près à la même époque, j’ai éprouvé un véritable émerveillement quand mon père a écrit pour moi son premier livre, "Le petit Mouck". C’est le début de sa vocation d’écrivain. Ma mère, qui avait fait les Beaux-Arts et était très douée, illustrait le conte. J’ai le souvenir d’un père très tendre, dont je ne comblais sûrement pas les attentes. J’avais du mal à l’atteindre. Ce sentiment s’est dissipé quand j’ai eu 17 ans. Un autre souvenir... j’avais environ 5 ou 6 ans au moment du divorce de mes parents. j’ai entendu: "Tout cela, c’est fini, c’est terminé." J’ai demandé à ma grand-mère: "Qu’est-ce qui est terminé?" Elle m’a répondu: "Le mariage de tes parents, mon petit chou."
P.M. C’était en fait la séparation d’avec un fantôme, un père vagabond ...
C.D. Mon père venait en train depuis Paris. Souvent avec Elizabeth Craig, la deuxième femme de sa vie. J’avais beaucoup d’affection pour elle. Ils descendaient à l’hôtel et lui venait me voir. Il rencontrait aussi ma mère.
“Oui, j’étais au Cameroun ... C’était très bien ... Ils sont très noirs ... ”
P.M. Vos parents n’étaient pas brouillés après leur divorce ?
C.D. Absolument pas. Leur séparation était un divorce "arrangé", comme on parle des mariages "arrangés". Mon père était toujours ailleurs. La fin de ses études de médecine à Paris, puis les missions pour la S.d.n. (la Société des Nations) l’éloignaient sans cesse. Le grand-père Follet a dit: "On va arranger ça." Pour cet anticlérical, le divorce n’était pas une tare. Connaissant tout le monde au palais de justice, il a tout réglé. Mon père n’était pas là. Il est rentré, comme d’habitude, le sourire aux lèvres. "Oui, j’étais au Cameroun ... C’était très bien ... Ils sont très noirs ... " On ne tirait rien de plus de lui. Grand-père lui dit: "Edith a divorcé.
- Impossible, je n’étais pas là.
- Si, si,je me suis occupé de tout. Tu ne vas pas te fâcher pour ça: c’est fait."
Mon père m’a dit par la suite qu’il avait très mal pris la chose.
P.M. Edith et Louis, vos parents, ont donc divorcé malgré eux ?
C.D. À peu près. Ils s’entendaient très bien, et cela allait durer jusqu’à la fin de leurs vies. Après le retour de mon père du Danemark, en 1950, ma mère; qui ne savait pas où il était, me téléphone pour me dire: "Je n’y comprends rien, chaque matin, je reçois un bouquet de roses. j’ai normalement passé l’âge de ce genre de choses." Puis, un jour, mon père est arrivé chez elle. Les roses, c’était lui. Comme deux petits vieux, ils se sont pris les mains: ils s’étaient retrouvés.
Il n’avait la tête qu’à son écriture
P.M. Après le divorce, vous avez donc continué à voir votre père?
C.D. Enfant, je le voyais même à Genève, où il travaillait pour la S.d.n. Il était très pris et Elizabeth avait sa danse. j’étais si seule que, dans le parc de la Société des Nations, je passais le temps en faisant des robes en feuilles mortes pour des fées. Obsédé par l’hygiène, mon père exigeait que je reste dehors le plus possible, "au bon air". Après, il a commencé la médecine générale à Choisy, puis il a choisi de travailler en dispensaire. C’était plus "facile", disait-il, et "ça [le] prenait moins". Il avait surtout en tête d’écrire. Dès 1930, il était totalement absorbé par son premier roman "Voyage au bout de la nuit".
C’était un autre homme. Quand j’arrivais chez lui pour y passer une semaine, il m’accueillait avec un grand sourire, mais je savais qu’il était soulagé de me voir partir. Il n’avait la tête qu’à son écriture.
“Non,je ne veux créer aucun lien nouveau, plus rien d’affectif.”
P.M. N’a-t-il pas été un bon grand-père pour vos propres enfants ?
C.D. Après son jugement, quand il est rentré en France, il était hébergé chez les Marteau, boulevard Maillot, à Neuilly. Quand je suis arrivée là, dans le grand hall décoré par des fresques inspirées du "Voyage", j’ai rencontré une ombre: mon père. Je lui ai dit un peu plus tard: "Tu as des petits-enfants. Cela peut te consoler." Il m’a répondu: "Non,je ne veux créer aucun lien nouveau, plus rien d’affectif." Il n’en avait plus la force. C’était une loque brillante. Il disait: "Je ne suis plus qu’un carabin."
P.M. Est-ce qu’il vous écrivait des lettres?
C.D. Oui, bien sûr, dès que j’ai été capable de lire. Dommage,je ne les ai plus. Et lui qui ne savait pas dessiner me faisait des clowns, des choses comme cela.
“Ne fais jamais de littérature. On y laisse sa peau. Si tu veux vivre normalement, ne t’occupe pas de ça.”
P.M. Vous avez 12 ans au moment de la sortie du "Voyage". Vous ne l’avez pas lu aussi jeune ...
C.D. Si, bien sûr. Je l’ai vu fabriquer et je l’ai lu. Je crois que j’étais en sixième. J’ai été élevée sans pruderie. Chez nous, on ne mâchait pas les mots. Par ailleurs, mon père était très intransigeant sur mes lectures. Il exigeait que je lise des auteurs comme Stevenson, qui m’ennuyaient beaucoup. Quand je lisais des romans de mon âge, il me disait: "Laisse tomber ça. Lis Rabelais !"
De la période du "Voyage" j’ai des souvenirs très précis. À l’époque, le départ d’Elizabeth et sa rupture avec mon père m’ont rendue malade. C’était en 1934. J’ai fait une dépression. Ma mère était venue habiter Paris, rue Vaneau. J’allais chez mon père, souvent à pied. Je dormais chez lui, rue Lepic. Il était très malade. Une sorte de dysenterie interminable. Nous discutions de mon travail en classe. Il lisait mes rédactions et disait le plus souvent: "Tu n’iras pas loin comme ça ... " Les réprimandes s’arrêtaient là. Il avait dit un jour: " Je crois que c’est une fille qu’il ne faudra jamais battre." Très jeune, à Rennes, j’avais eu la typhoïde. Mon père était à Paris. Il a débarqué en vitesse avec une azalée sous le bras. Me voyant si mal, il a cru que j’étais perdue et s’est mis à pleurer sur mon lit. Ça, c’était lui.
P.M. Est-ce que votre père avait, pour vous, une ambition artistique?
C.D. Sur un seul point. Il m’a dit: "Ne fais jamais de littérature. On y laisse sa peau. Si tu veux vivre normalement, ne t’occupe pas de ça."
…spirituellement, c’est lui, dans le "Voyage" et "Mort à crédit"
P.M. Quand vous parlez de Céline, vous décrivez un personnage qui écrit dans la douleur, l’épuisement... Beaucoup de ses biographes estiment qu’il y a une grande différence entre Céline et Bardamu et que, finalement, il n’est pas vraiment dans ses livres.
C.D. C’est faux. Pour moi, l’homme que je connaissais est dans ses livres. Je ne dis pas que les détails de la vie prêtée à Bardamu soient ceux de la vie de mon père. Non. Mais spirituellement, c’est lui, dans le "Voyage" et "Mort à crédit".
P.M. On lui avait promis le Goncourt. En fait, c’est Mazeline, un auteur Gallimard, qui a reçu le prix pour "Les loups". Les biographes ont
donné plusieurs versions de l’attitude de Céline ce jour-Ià.
C.D. Ce qui est amusant, c’est qu’en dehors de François Gibault aucun de ces biographes, que je suppose pourtant soucieux de précision, n’est venu me voir. .. Le dernier en date me fait passer des vacances avec mon père à Dinard, alors que nous étions avec Elizabeth à Saint-Jean-de-Luz ! Le jour où mon père a "manqué" le Goncourt pour "Le voyage", j’étais avec lui et ma grand-mère à faire le pied de grue devant chez Drouant, dans l’encoignure d’une porte. Je tenais dans la main un grelot en nacre avec une boule en argent, provenant d’un berceau, quelque chose pour amuser les bébés, et que mon père, dès l’enfance, avait pris comme fétiche. Dans les occasions importantes, il le fourrait
toujours dans sa poche. Quand on a donné le nom de Mazeline, mon père a jeté le grelot dans le caniveau. C’est moi qui l’ai récupéré. J’en ai fait cadeau à l’un de mes fils ...
P.M. Comment se fait-il que, au cours des interviews, votre père se présentait souvent comme un damné de la terre, venu du prolétariat, ce qui est faux?
C.D. Je crois deux choses. D’abord qu’il aimait se f... du monde. Ensuite qu’il s’est vraiment pris pour Bardamu. La sortie de "Mort à crédit" a été horrible pour moi. Il y avait là-dedans des choses épouvantables pour sa mère. Il lui avait d’ailleurs interdit de lire le livre. Heureusement, elle a obéi. Il y avait du Bardamu dans mon père, mais il y a aussi beaucoup de littérature dans ses livres. Là-dessus, nous n’étions pas souvent d’accord. Par exemple, il n’aimait pas "L’Eglise", sa pièce qui a servi de base au "Voyage", mais il aimait "Guignol’s Band" et "Le pont de Londres". Je trouvais ça illisible.
…je suis convaincue que Robinson, l’autre héros de son livre, est un double de lui-même ... Ce fugitif.
P.M. Comment travaillait-il?
C.D. Sa littérature, il la parlait. Le soir, quand j’étais rue Lepic, il se couchait à peu près en même temps que moi dans un lit proche du mien. Puis, une heure plus tard, il se levait et parlait tout seul, il mettait ses idées en mots. Et il écrivait sur les murs, partout sur le papier peint, tout ce qui lui passait par la tête. Ensuite, il venait piocher ses notes pour les mettre dans son livre. Vous savez qu’aujourd’hui encore, à propos du "Voyage", il y a toujours une question que je regrette de n’avoir jamais osé lui poser: je suis convaincue que Robinson, l’autre héros de son livre, est un double de lui-même ... Ce fugitif.
P.M. Il fuyait peut-être parce qu’il était incapable de supporter ses ambitions. Si on l’écoute, il veut mettre la société par terre et tout reconstruire.
C.D. Je ne le vois pas comme ça. Il était aussi très content de faire du bla-bla. Vous savez d’ailleurs qu’il a dépassé les doses ...
P.M. Ce "révolutionnaire" n’a jamais appartenu à un groupement politique ...
C.D. Je ne crois pas. Mais il aurait mieux fait de ne pas s’occuper de "philosophie" politique, parce que, franchement... Oh! Il y est allé tête
baissée. C’est pour cela que je préfère me souvenir de Louis que de Céline. Il était si destructeur... Quand j’étais toute petite, il me disait: "La justice, ça n’existe pas. Ne t’avise pas de dire J’ai pas fait ci, j’ai pas fait ça ... ’"
P.M. S’intéressait-il à l’art contemporain?
C.D. Pas du tout, c’était un classique. Breughel... voilà son goût.
P.M. Pas d’intérêt pour la poésie, pour un homme comme Apollinaire?
C.D. Oh, aucune indulgence pour ce genre de gens! Je vous dis, il n’y avait que Rabelais qui passait la ligne.
P.M. Le cinéma?
C.D. Il y allait mais ne restait jamais jusqu’à la fin. Nous allions au Paramount. Au milieu de la séance, il me disait "Ça te plaît?" Je répondais:
"Non. - Ben alors, on s’en va." Contents, nous rentrions à la maison. Nous allions aux Folies Bergère. Il avait une grande admiration pour le corps des danseuses, le dessin de leurs muscles.
Il avait très peur de me compromettre par son antisémitisme.
P.M. Quels étaient ses grands principes d’éducation?
C.D. Ils étaient simples. Un jour, il m’a écrit: "Il faut que tes enfants apprennent la boxe et les langues étrangères. Le reste ne sert à rien."
P.M. Dans une lettre à Mikkelsen, son avocat danois, il écrit à votre sujet: "Explique à Colette que je sentais venir le cyclone et que j’ai brisé
brutalement avec elle parce que je ne voulais la mêler, en rien, à mon destin."
C.D. Il avait très peur de me compromettre par son antisémitisme.
P.M. Vous n’avez jamais évoqué le sujet avec lui?
C.D. Non. J’en comprends mal l’origine. Je sais seulement qu’il a eu de gros ennuis avec un collègue juif du dispensaire. Avant cela, en dehors du fait que dans la famille Destouches on était antidreyfusard, je n’avais jamais entendu la moindre invective. Il s’est brisé dans cette affaire-là. Un jour, son ami Brochard est venu lui rendre visite à Meudon, pour l’aider. Mon père était là, ne parlait pas. Brochard lui disait: "Tu vas bien ?" Pas de réponse. Puis mon père lui a enfin répliqué: "J’étais en train de regarder dehors car je crois bien que c’est mon enterrement qui passe."
P.M. Et c’est pourquoi vous préférez vous souvenir de Louis ...
C.D. Oh oui! Pour ma mère, comme pour moi, cette histoire a été trop dure. Je ne le reconnaissais pas. À aucun point de vue. Il avait été martyrisé. Par lui-même.
Propos recueillis par Jacques-Marie Bourget
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