Du côté du populisme : Rancœur et passion de Louis-Ferdinand Céline
Histoire vivante de la littérature d’aujourd’hui -1938/1958 - de Pierre de Boisdeffre (Le livre contemporain 1958) |
Il est toujours impressionnant et fascinant de relire les vieux bouquins de sa bibliothèque, on y trouve toujours des pépites. Ainsi cette Histoire vivante de la littérature d’aujourd’hui -1938/1958 - de Pierre de Boisdeffre (Le livre contemporain 1958) qui propose une perspective dénuée d’idéologie et dans laquelle les idées politiques de l’auteur (perceptibles) laissent le pas à une analyse perspicace armée d’une culture sans limite.
Pour ce qui nous intéresse ici, le passage exclusivement consacrée à notre auteur – auquel il est aussi fait référence ici ou là dans l’ouvrage et particulièrement dans le chapitre qui traite des "Hussards"–, s’intitule : Rancœur et passion de Louis-Ferdinand Céline et arrive dans le chapitre 3 : Du côté du populisme.
Je laisse au lecteur le soin de relever les erreurs dans la biographie de Céline, en se souvenant que cela a été publié en 1958.
Pierre de Boisdeffre, nouveau directeur de la RTF le 3 septembre 1963 |
Du côté du populisme : Rancœur et passion
de Louis-Ferdinand Céline* par Pierre de Boisdeffre
Lorsque parut (en 1932) le Voyage au bout de la Nuit, l’étonnant sourcier littéraire qu’était Léon Daudet crut reconnaître dans ce livre et dans cet auteur le jaillissement irrépressible du génie qu’il avait deviné quinze ans plus tôt chez Proust et cinq ans plus tôt chez Bernanos. On pouvait relever le langage ordurier (abusivement tenu pour populaire), l’architecture chaotique, le goût de l’insulte et de la provocation et jusqu’à des ruses naïvement littéraires. Mais l’éloquence torrentielle du récit emportait tout. Il ne s’agissait pas seulement d’un document sur l’avilissement d’une classe (à mi-chemin entre la petite bourgeoisie et le prolétariat) observée de près, mais d’un cri de révolte, d’une prophétie frénétique. « Nous crevons d’être sans légende, sans grandeur, sans mystère » : les malheurs de la France devaient donner à cette diatribe une confirmation amère.
L’écrivain était-il à la hauteur du témoignage? Toujours est-il que la force brutale du Voyage fit vite place à une accumulation monotone de procédés qu’inspirait une sorte de délire maniaque. Comment qualifier l’antisémitisme aveugle et quasi viscéral de Bagatelles pour un Massacre, la délectation masochiste de la décadence qui inspire L’École des Cadavres ? Condamné à vivre dans la haine, à traîner ses injures comme Sisyphe son rocher, Céline insultait (dans Les Beaux Draps), les Français vaincus devant les Allemands vainqueurs et accompagnait ces derniers dans leur retraite jusqu’à Berchtesgaden.
Après quoi, il alla se cacher au Danemark, y fit dix-huit mois de prison, fut condamné en France (mais par contumace) à une année de prison, végéta dans une ferme danoise et finit par se retrouver libre, un peu plus vieux, un peu plus seul, un peu plus pauvre, un peu plus aigri, médecin des pauvres dans une bicoque de Meudon. De nouveaux livres (Féerie pour une autre fois, Entretiens avec le Professeur Y.) donnèrent à craindre, non seulement qu’il n’eût rien appris et rien oublié, mais encore qu’il eût perdu dans l’exode ses meilleurs globules rouges et s’abandonnât désormais à de pitoyables pastiches.
D’un Château l’Autre (1957) a fait l’effet d’une résurrection car la matière, ici du moins, est prodigieuse. C’est l’histoire des débris de l’État vichyssois qui attendirent la fin de la guerre dans cette cité miniature, sans perdre leurs illusions : «1142 condamnés à mort français dans un petit bourg ... Un tout petit bourg allemand hostile avec le monde entier contre soi. Parce que ceux de Buchenwald, tous les gens les attendaient pour les embrasser, leur donner la bise, tandis que ceux de Sigmaringen, le monde les traquait pour les étriper. C’est une situation assez curieuse, qui n’arrive pas souvent. C’est assez rigolo. 1142 types cernés par la mort et qui cherchaient les uns les autres à désigner celui qui allait payer pour tout le monde! Et moi j’étais dans ceux-là parce que j’étais antisémite » (Entretien à L’Express).
Mis à part les morceaux de bravoure où la verve de Céline se déchaîne (la promenade de Pétain et de ses ministres, interrompue par une alerte, les obsèques de Bichelonne), le livre donne l’impression d’un immense gâchage : de faits, de mots, de talent. Tant de verve purulente, à force de couler à gros bouillons, finit par écœurer. Ce n’est pas la passion qui empêche Céline de faire «œuvre d’art», ni la volonté de prouver (d’ailleurs, que cherche-t-il à prouver?), mais l’impuissance à dominer ses rancœurs. Derrière ces flots de bile, on sent pourtant une intelligence dévoyée, un regard aigu, cruel, et la volonté d’être un styliste, presque un musicien.
Il n’est pas niable que Céline ait été le grand précurseur de notre littérature «noire» : Sartre, Marcel Aymé, Raymond Queneau, Jacques Perret, Mouloudji, Jean-Paul Clébert, Calaferte, Albert Paraz, à des titres divers, procèdent de lui. Il a été le premier à nous obliger à regarder l’homme dans un miroir souillé. En cela, hélas, il est bien notre contemporain. Et les plus éloignés de son style, parmi les jeunes romanciers - Blondin, Nimier - le tiennent pour un maître.
* Le docteur L.-F. Destouches, né à Courbevoie en 1894, engagé volontaire en 1914, héros d’un fait d’armes resté fameux (une charge de cuirassiers dans les lignes ennemies), après avoir exercé des métiers divers à Londres et aux colonies (en Afrique et en Amérique du Sud) se fit médecin de banlieue. Le Voyage au bout de la Nuit (1932), lancé par Léon Daudet, manqua de peu le Prix Goncourt et le rendit brusquement célèbre. Puis vinrent Mort à Crédit (roman, 1936), Bagatelles pour un massacre (1938), L’École des Cadavres (1939) et Les Beaux Draps (1941) ; pamphlets; après la guerre, Féerie pour une autre fois (2 volumes), La Vie et l’Œuvre de Philippe-Ignace Semmelweis (1718-1865), Entretiens avec le Professeur Y., D’un Château l’autre (1957). Une comédie : L’Église.
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