CÉLINE, L’INDOMPTABLE (Revue des Deux Mondes de juin 2011)
CÉLINE ENVOÛTÉ PAR LA REVUE DES DEUX MONDES
Par OLIVIER CARIGUEL
« Vive les vieux auteurs ils ont tout dit. Je me gave de la Revue des Deux Mondes vers 1890. » Lettre de Céline au docteur Alexandre Gentil (1)
L’estocade de D’Artagnan, petite revue pamphlétaire, sera relayée par la Laborieuse, qui inscrit à sa rubrique du « sottisier » de la semaine sous le titre « La Revue des Deux Mondes qui se bouche le nez » (4) un extrait de l’article de Chaumeix. À l’inverse, les appré- ciations que Céline a écrites ou formulées sur la Revue sont multiples et louangeuses. Selon Lucien Rebatet, il puisait d’anciens numéros dans la « vaste bibliothèque » du château de Sigmaringen, qui était ouverte aux collaborateurs français en déroute : « Céline y avait choisi une vieille collection de la Revue des Deux Mondes, 1875-1880. Il ne tarissait pas sur la qualité des études qu’il y trou- vait : “Ça, c’était du boulot sérieux... fouillé profond, instructif... Du bon style à la main... Pas de blabla.” C’est la seule lecture dont il se soit jamais entretenu devant moi. (5) »
Sa correspondance est émaillée de ses lectures enthousiastes. Dans une lettre inédite à son ami le docteur Alexandre Gentil, Céline lui confie en 1945 qu’il « dévore » les volumes conservés à la Bibliothèque royale de Copenhague, « d’une richesse presque incroyable en livres français. On y trouve au moins deux cents dic- tionnaires français de toutes les époques depuis 1700 ! Cela me semble aussi riche que la Bibli[othèque] Nat[ionale] de Paris (6) » : « Ici l’isolement intellectuel est total. Hélas je suis encore trop malade pour pouvoir remuer – et surtout voyager. Je dévore la revue des 2 mondes des années à partir de 1892 ! Quelle mine ! Quelles plumes, quels caractères à l’époque ! Quelle décadence ! À celui qui rabibocherait affriolerait au goût jazz un jour cette matière si riche je promets une de ces carrières littéraires qui mettra la Mazarine à ses pieds ! Il y a des reportages par É[lisée] Reclus qui sont géniaux sur les premiers temps de l’USA et sur l’anthropophagie ! même les critiques des Salons à l’époque sont à prendre de la graine. Tu vois cher vieux où j’en suis ! J’ai mal à la tête et à la main avec les premiers froids que je ne sais plus où me mettre. (7) »
Impression durable, confirmée dans une lettre de 1947 au jour- naliste Charles Deshayes : « Les Revue des Deux Mondes – 1916 – elles me passionnent à souhait. (8) » Deux ans plus tard, il écrit à Jean Paulhan qu’il a acheté « pour un morceau de pain » à Copenhague toute la collection depuis ses débuts (9). Il semble aussi, d’après l’incipit de Féerie pour une autre fois I, qu’il possédait avant-guerre à Saint-Germain-en-Laye une collection de cinquante volumes reliés en bon état. Au même Paulhan, Céline raconte ses lectures intégrales, on le sent soulevé par les sommaires, comme envoûté : « Les Deux Mondes me boudent. Ils ont tort. Je les adore. Leur Revue est mon vice. J’ai la collection depuis 1850. Je m’en gorge, j’y trouve une joie interminable, un plaisir divin et démoniaque. Je lis tout. Les comptes rendus de la Chambre 1905, les comédies 1892... Je sais d’avance tout ce qui va se passer. Dans quelle trappe vont disparaître tous ces guignols ! leurs promesses ! leurs certitudes ! Je suis le Destin. Et puis quels talents ! Avez-vous lu les reportages d’Élisée Reclus sur l’amérique du Nord ? Ah fadeurs, platitudes de nos journalistes actuels ! (10) »
En effet, deux « reportages » du géographe et anarchiste Élisée Reclus qui avait été exilé (lui aussi !) aux États-Unis de 1853 à 1857 en particulier à La Nouvelle-Orléans ont bien été publiés sur l’esclavage aux États-Unis dans la Revue des Deux Mondes en novembre 1860 (« Le Code noir et les esclaves ») puis en janvier 1861 (« Les planteurs et les abolitionistes » (11)). Ils s’inséraient dans une importante série d’études parus entre 1859 et 1863 sur la jeune nation américaine peinte sous les angles les plus divers : le Mississippi, le mormonisme, « le coton et la crise américaine », et « les Noirs américains depuis la guerre » sont des questions longuement traitées (12). Il juge par ailleurs « véritable- ment merveilleux » un article de Taine « Psychologies [sic] des chefs jacobins » (Revue des Deux Mondes du 15 septembre 1884) (13) qu’il « recommande chaudement » à son ami le docteur Gentil (14). « Parmi les jacobins, écrit Taine, trois hommes, Marat, Danton, Robespierre, ont mérité la prééminence et possédé l’autorité : c’est que par la difformité et la déformation de leur esprit et de leur cœur, ils ont rempli les conditions requises. » À grand renfort de citations et de références, l’historien dresse un portrait impitoyable des révolutionnaires qui a manifestement ravi Céline.
Ce goût pour les vieux numéros s’explique sans doute par son attirance pour le passé, les cataclysmes historiques. À son ami Albert Paraz, il avoue avoir « le goût de relire inlassablement de vieilles Revues des Deux Mondes ». Il en devient maniaque. Et il ajoute « Mon monde à moi est défunt – parmi les défunts. (15) » Dans Féerie pour une autre fois I, toujours : « Rien m’enivre comme les forts désastres, je me saoule facilement des malheurs, je les recherche pas positive- ment, mais ils m’arrivent comme des convives, qu’ont des sortes de droits. (16) » Enfin en 1946, il résume ses impressions de lecteur : « J’ai fini mes 2 mondes. Quelles joies ils me donnent ! On se sent dieu à relire les événements à l’envers, les bafouillages de tous les gens pompeux, augustes, redoutables, allant vers les événements que nous connaissons ! batifolants, pontifiants, ergotants, tous les genres ! et youp ! dans la marmite ! l’effroyable chaos ! on prend ainsi de la sérénité de la sagesse aussi. Les mêmes ou leurs pareils aujourd’hui chipotent bafouillent le long des mêmes sentiers vers les infernales marmites où ils choiront tous. Bien contents ! Les romans sont à mourir de sottise, de suffisance et de sentiments, mais les études techniques sont remarquables. (17) »
Rappelons que la présence de la Revues des Deux Mondes dans des bibliothèques de lettrés (le château de Sigmaringen appartenant aux Hohenzollern, la bibliothèque de son avocat danois marié à une Française) s’expliquait par sa large diffusion parmi les élites étrangères. Exilé au Danemark et coupé des affaires du pays natal, Céline lit ou relit avec avidité Victor Hugo, Jules Vallès, tout ce qui lui tombe sous la main, faute de mieux. Son séjour de 552 jours dans les geôles danoises (décembre 1945-février 1947) accentua sa solitude et aiguisa son envie des lire des livres et des périodiques français. Sa correspondance avec sa secrétaire Marie Canavaggia est parsemée de commandes de livres et de journaux, du Figaro litté- raire à l’Humanité, « le plus haineux, qui donne le la de l’époque ». Jamais à court d’autoanalyse, Céline décryptera lui-même sa passion pour la Revue des Deux Mondes : « C’est le signe de l’âge et de la fin, la révision avant le départ j’imagine... Je n’ai plus commerce qu’avec des morts déjà... avant la grande culbute que l’on semble nous préparer (18). »
L’histoire ténue des relations de Céline avec la Revue connaît un épilogue amusant après sa mort le 1er juillet 1961. Vingt-huit ans après la chronique de Chaumeix – pas d’autre article depuis –, une nécrologie de quatre pages paraît dans la livraison du 1er août 1961 sous la plume de Saint-Paulien, pseudonyme de Maurice-Yvan Sicard. Sans relief mais très positif, l’article abuse de comparaisons parfois saugrenues avec d’autres écrivains (« Il soutiendra avantageusement la comparaison avec Hemingway, qui eut l’honneur d’être en ce siècle, comme lui, un grand aventurier des lettres » (19)) ou s’égare jusqu’à la provocation (« C’était un réprouvé politique. Pareil au poète Federico Garcia Lorca, il fut l’une des victimes de ses prophéties (20) »). Pourtant Sicard avait, dit-il, fréquenté l’écrivain. Il avait rencontré Céline à Montmartre dans l’atelier de Gen Paul et se présentait comme un ami de l’acteur Robert Le Vigan (21). Il mentionne une discussion avec Céline : « Nous lui avions dit, jadis, pourquoi il ne convenait pas qu’il pût se prendre pour l’Annonciateur de la mort de l’Occident. » Mais au-delà de ce souvenir de conversation, il avait ardemment défendu Céline à la sortie de Voyage au bout de la nuit et avait été condamné en janvier 1934 à 200 francs d’amende et 30 000 francs de dommages et intérêts pour avoir diffamé le président de l’académie Goncourt Rosny Aîné et l’un de ses jurés, Roland Dorgelès. Au cours d’une interview parue dans Lectures du soir, Sicard avait prêté des propos injurieux et diffamatoires à Lucien Descaves, juré Goncourt qui avait voté pour Céline en 1932, et qui aurait concédé à Sicard que la voix du président s’achetait au plus offrant. Malgré des tentatives d’apaisement, Sicard s’enferra et perdit en correctionnel (22). Par la suite, Sicard adhérera au Parti populaire français de Jacques Doriot à sa fondation en 1936, en gravira les échelons et sera nommé sous l’Occupation rédacteur en chef de l’Émancipation nationale, le journal doriotiste, tout en assurant la propagande de ce parti. À la Libération, il suit Doriot en Allemagne puis se réfugiera en Espagne avant de revenir en France en 1957. Il prend alors le pseudonyme de Saint-Paulien et continuera une carrière de romancier et signera une Histoire de la collaboration en 1964 sans cacher son passé politique. À la mort de Céline, la Revue des Deux Mondes a donc publié un article écrit par l’un de ses thuriféraires, condamné pour diffamation et au passé collaborationniste notoire. Il était donc écrit quelque part que la passion de Céline pour la Revue finirait par déteindre sur elle par un détour inattendu.
1. Lettre non datée [1945] de Céline à Alexandre Gentil. Archives privées.
2. André Chaumeix, « Romans et prix littéraires », Revue des Deux Mondes, 1er janvier 1933, p. 208.
3. « Les 93 », « Réaction académique », D’Artagnan, 8e année, n° 325, 14 janvier 1933, p. 20.
4. Jeanne Alexandre, « Libres propos. Sottisier », in la Laborieuse, Nîmes, 7
4. Jeanne Alexandre, « Libres propos. Sottisier », in la Laborieuse, Nîmes, 7
4. Jeanne Alexandre, « Libres propos. Sottisier », in la Laborieuse, Nîmes, 7e année, nouvelle série, n° 1, 25 janvier 1933, p. 51.
5. Lucien Rebatet, « D’un Céline l’autre », in Céline, Cahiers de l’Herne, n° 3, 1963, p. 51-54.
6. Lettre de Céline à Alexandre Gentil, 7 octobre 1945, archives privées.
7. Lettre de Céline à Alexandre Gentil, 2 août 1945, archives privées.
8. Lettre du 4 septembre 1947, in Louis-Ferdinand Céline, Lettres à Charles Deshayes 1947-1951, « Bibliothèque L.-F. Céline », Bibliothèque de littérature française contemporaine, 1988, introduction et notes de Pierre-Edmond Robert, p. 47. 9. Lettre du 27 février 1949 de Céline à Jean Paulhan, in Louis-Ferdinand Céline, Lettres à la NRF 1931-1961, préface de Philippe Sollers, édition établie présentée et annotée par Pascal Fouché, Gallimard, 1991, p. 88.
10. Lettre du 21 janvier 1949 de Céline à Jean Paulhan (n° 64), ibidem, p.84.
11. Revue des Deux Mondes, 1er janvier 1861, p.118-154.
12. Un volume de fac-similés de ces articles d’Élisée Reclus a paru sous le titre les États-Unis et la guerre de Sécession. Articles publiés dans la Revue des Deux Mondes (Éditions du comité des travaux historiques et scientifiques, édité par Soizic Alavoine-Muller, « CTHS Format n° 61 », 2007).
13. Henri Taine, « Psychologie des chefs jacobins », Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1894, p. 325-367.
14. Lettre de Céline à Alexandre Gentil, 7 octobre 1945. Archives privées.
15. Lettre du 23 janvier 1948, in Lettres à Albert Paraz 1947-1957, édition établie et annotée par Jean-Paul Louis, Gallimard, Cahiers Céline, n° 6, 1980 p. 54.
16. Louis-Ferdinand Céline, Féerie pour une autre fois I, in Romans, tome IV, Galli- mard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, p. 14.
17. Lettre du vendredi 31 août 1946 de Céline à maître Thorvald Mikkelsen et à Lucette Destouches (n° 46-17), p. 829.
18. Lettre du 3 août 1947 de Céline à Marie Canavaggia, in Lettres à Marie Cana- vaggia 1936-1960, Gallimard, « Les cahiers de La NRF », 2007, édition établie et annotée par Jean-Paul Louis (édition revue et corrigée), 2007, p. 331.
19. Saint-Paulien, « Louis-Ferdinand Céline », Revue des Deux Mondes, 1
12. Un volume de fac-similés de ces articles d’Élisée Reclus a paru sous le titre les États-Unis et la guerre de Sécession. Articles publiés dans la Revue des Deux Mondes (Éditions du comité des travaux historiques et scientifiques, édité par Soizic Alavoine-Muller, « CTHS Format n° 61 », 2007).
13. Henri Taine, « Psychologie des chefs jacobins », Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1894, p. 325-367.
14. Lettre de Céline à Alexandre Gentil, 7 octobre 1945. Archives privées.
15. Lettre du 23 janvier 1948, in Lettres à Albert Paraz 1947-1957, édition établie et annotée par Jean-Paul Louis, Gallimard, Cahiers Céline, n° 6, 1980 p. 54.
16. Louis-Ferdinand Céline, Féerie pour une autre fois I, in Romans, tome IV, Galli- mard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, p. 14.
17. Lettre du vendredi 31 août 1946 de Céline à maître Thorvald Mikkelsen et à Lucette Destouches (n° 46-17), p. 829.
18. Lettre du 3 août 1947 de Céline à Marie Canavaggia, in Lettres à Marie Cana- vaggia 1936-1960, Gallimard, « Les cahiers de La NRF », 2007, édition établie et annotée par Jean-Paul Louis (édition revue et corrigée), 2007, p. 331.
19. Saint-Paulien, « Louis-Ferdinand Céline », Revue des Deux Mondes, 1
12. Un volume de fac-similés de ces articles d’Élisée Reclus a paru sous le titre les États-Unis et la guerre de Sécession. Articles publiés dans la Revue des Deux Mondes (Éditions du comité des travaux historiques et scientifiques, édité par Soizic Alavoine-Muller, « CTHS Format n° 61 », 2007).
13. Henri Taine, « Psychologie des chefs jacobins », Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1894, p. 325-367.
14. Lettre de Céline à Alexandre Gentil, 7 octobre 1945. Archives privées.
15. Lettre du 23 janvier 1948, in Lettres à Albert Paraz 1947-1957, édition établie et annotée par Jean-Paul Louis, Gallimard, Cahiers Céline, n° 6, 1980 p. 54.
16. Louis-Ferdinand Céline, Féerie pour une autre fois I, in Romans, tome IV, Galli- mard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, p. 14.
18. Lettre du 3 août 1947 de Céline à Marie Canavaggia, in Lettres à Marie Cana- vaggia 1936-1960, Gallimard, « Les cahiers de La NRF », 2007, édition établie et annotée par Jean-Paul Louis (édition revue et corrigée), 2007, p. 331.
19. Saint-Paulien, « Louis-Ferdinand Céline », Revue des Deux Mondes, 1er août 1961, p. 472.
20. Ibidem.
21. Sicard republiera en plaquette sous le nom de Saint-Paulien sa nécrologie de la Revue des Deux Mondes à l’hiver 1988 (Louis-Ferdinand Céline, Van Bagaden, tirage à 120 exemplaires, onzième titre de la collection « Céliniana ».) Les liens avec Gen Paul et le Vigan sont cités dans l’introduction du volume.
22. Voir les détails de l’affaire dans François Gibault, Céline 1932-1944 : délires et persécutions, Céline, tome II, Mercure de France, 1985, p. 27-33.
20. Ibidem.
21. Sicard republiera en plaquette sous le nom de Saint-Paulien sa nécrologie de la Revue des Deux Mondes à l’hiver 1988 (Louis-Ferdinand Céline, Van Bagaden, tirage à 120 exemplaires, onzième titre de la collection « Céliniana ».) Les liens avec Gen Paul et le Vigan sont cités dans l’introduction du volume.
22. Voir les détails de l’affaire dans François Gibault, Céline 1932-1944 : délires et persécutions, Céline, tome II, Mercure de France, 1985, p. 27-33.
■ Olivier Cariguel est historien, spécialiste de l’édition et des revues littéraires du XXe siècle à nos jours. Il a publié Panorama des revues littéraires françaises sous l’Occupation, juillet 1940-août 1944 (Imec, 2007) et a dirigé l’édition de Stèle pour James Joyce de l’académicien Louis Gillet (Pocket, 2010).
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