mercredi 10 avril 2024

Céline II : Contre les juifs, tout contre dans Rivarol 3607 du 27 mars 2024 (Partie II/III)

 Céline II : Contre les juifs, tout contre

Dessin de Chard


En même temps qu’il était hitlérien anti-allemand, Céline fut antisémite pro-juif. Le paradoxe n’est qu’apparent.

En 1939, à quarante-huit ans, réformé à 70 %, l’ancien cavalier Destouches s’engage, médecin sur un bateau qui se cogne contre un Anglais la nuit au large de Gibraltar. A part un voyage à Berlin en 1942 (où il affirme, au cours d’une conférence, qu’entre les Alliés et l’Allemagne, la France devait choisir « entre la peste et le choléra ») pour préparer sa fuite au Danemark, toutes ses autres rencontres avec les “boches”, les “h schleuhs”, sont à leur initiative et le trouvent réticent ou critique. Il n’aime ni Otto Abetz, ambassadeur d’Allemagne à Paris, ni le lieutenant Heller, qui s’occupe de censure et de relations avec la culture, ni Ernst Jünger, et ils le lui rendent. L’écrivain allemand Bernhard Payr, qui travaillait à l’Amt Schrift (la section littérature de l’institut Rosenberg) et en devint le patron, rendit sur lui un rapport très défavorable le 8 janvier 1942, critiquant son style, faisant état d’une « lettre d’injures ». A la question « Est-ce bien la personnalité désignée pour prononcer dans le grand combat contre les puissances supra-étatique la parole décisive ? », sa réponse était non. Il reprochait à Karl Epting, directeur de l’Institut allemand, un soutien qu’il qualifiait « d’hystérique ». De fait Epting agit avec constance en faveur de l’écrivain, tant à Paris qu’à Berlin, Baden-Baden, Kränzlin et Sigmaringen. Après la guerre, il fut poursuivi en France et acquitté en 1949 par le tribunal militaire de Paris, après deux ans de préventive. Il rendit visite en 1961 à Céline à Meudon. Les deux hommes ont correspondu pendant et après la guerre. Cet ami fidèle écrivit pour le cahier de l’Herne sur Céline paru en 1963 un grand article intitulé : « Il ne nous aimait pas ». Le titre dit tout. Nous, les Allemands.

Céline eut cependant des relations suivies avec un autre Allemand, présenté par Epting, Hermann Bickler, chef du renseignement politique pour l’Europe. Il écrivit en 1979 d’après ses notes de 1948 un rapport où l’on peut lire entre autres : « Il (Céline) expliqua qu’après les premiers espoirs de 1940, les Allemands le décevaient de plus en plus […] il s’opposait au communisme et au capitalisme américain, pour lui deux expressions de la même clique juive, qui ne poursuivaient ainsi qu’un seul but : la défaite, et, à la fin, l’anéantissement de son ennemi mortel (Aryen) ». La raison de sa déception, Céline ne la cachait ni à Jünger, ni à Heller, ni à Bickler, ni à personne, c’est que le Reich, malgré les admonestations d’Hitler, laissait intacte cette « clique juive ». Selon le docteur Jean-Claude Rudler, Français qui devait finir membre de l’académie nationale et faisait partie du voyage à Berlin en 1942, Céline pestait contre l’administration du Reich : « Leurs ministères sont pleins de juifs, et il ne savent même pas les reconnaître ! » Bickler fut invité plusieurs fois à dîner chez Céline « avec plaisir et intérêt » et assista même à un cours de danse donné par son épouse Lucette.  A Sigmaringen, c’est lui qui fit obtenir à Céline son ausweis pour le Danemark. En souvenir des agréables conversations de Paris, sans tenir compte de l’attitude de Céline, peu sociable alors avec les Allemands et la plupart des collaborateurs réfugiés dans la petite ville de Bavière. Rebatet en fut témoin : « Céline était bien le plus intolérant, le plus mal embouché de tous les hôtes forcés du Reich. Pour tout dire il ne pardonnait pas à Hitler cette débâcle qui le fourrait à son tour dans de si vilains draps ».

Les Allemands l’avaient tellement déçu qu’il en devint doucement philosémite. Il s’en ouvrit à Albert Paraz dans une lettre datée de 1948 : « Question Juifs. Imagine qu’ils me sont devenus sympathiques depuis que j’ai vu les Aryens à l’oeuvre : Fritz et français. Quels larbins ! Abrutis, éperdument serviles (quelle sale clique ! Ah j’étais fait pour m’entendre avec les Youtres. Eux seuls sont curieux, mystiques, messianiques à ma manière. Les autres sont trop dégénérés Et voyeurs les ordures, voyeurs surtout. Les Juifs eux ont payé comme moi […] Vive les Juifs, bon Dieu ! Certainement j’irai à Tel-Aviv avec les Juifs. On se comprendrait ». Sa grande colère des années trente contre les juifs était bien tombée, cette grand colère inspirée par le gâchis de la paix, grande colère surtout verbale, même à l’époque. Il disait l’avoir conçue en observant leur pouvoir d’influence à Genève où il s’engagea dans la SDN sous la direction du docteur Ludwik Rajchman en 1924. Il devait l’égratigner sous le nom de Yubelblat dans sa pièce, l’Eglise, la première de ses oeuvres. Elle aurait été à l’origine de leur brouille et du départ de Céline en 1927. Mais les faits constatés ne confirment pas la chose. Deux ans après la fin du contrat de Céline, Rajchman donnait son accord à une demande de subside pour un voyage d’étude à Londres, puis d’autres financements pour d’autres voyages en Europe centrale et d’autres travaux à Genève en 1930 et 1931. Voilà qui ne témoigne pas d’une brouille irréconciliable, d’une condamnation définitive du système ni des juifs.


Céline était souvent fourré avec des juifs, il eut en particulier plusieurs maîtresses juives, dont l’Allemande Erika Irrgang et une Autrichienne professeur de gymnastique, Cillie Pam. Il faisait l’éloge de sa gentillesse et de ses fesses et lui affirmait qu’il l’aurait épousée s’il avait « été riche ». Il alla la voir après son retour de Paris en Autriche, en 32, 33 et 35. C’est elle qui l’introduisit dans le milieu de la psychanalyse, en particulier auprès d’une autre juive, Anny Angel, qu’il proposa d’héberger à Paris si elle avait des ennuis politiques.

En 1938, il écrivait à Cillie : « Je me demande si vous êtes en sécurité à Vienne, si l’Hitlérisme ne va pas aussi envahir l’Autriche ? Quelle folie secoue encore notre monde ! » Et, après qu’elle eut émigré en Australie après l’enterrement en 1939 de son mari mort à Dachau en 1938, il écrit : « Voilà des nouvelles atroces ! Enfin vous voici bien loin de l’autre côté du monde. Avez-vous pu emporter un peu d’argent ? […] Comment allez-vous travailler ? Au moment où vous recevrez cette lettre où en sera l’Europe ? Nous vivons sur un volcan […] A la suite de mon attitude antisémite, j’ai perdu tous mes emplois (Clichy, etc.) et je passe au tribunal le 8 mars. Vous voyez que les Juifs aussi persécutent… hélas ! Ici, vous savez, nous sommes intégralement envahis et de plus ils nous poussent ouvertement à la guerre. Je dois dire que toute la France est philosémite — sauf moi je crois — aussi évidemment j’ai perdu ! » Ce texte écrit juste avant la guerre est instructif. Céline s’y vante auprès d’une ancienne maîtresse juive demeurée amie d’être antisémite, il a le sentiment d’avoir perdu contre les juifs bellicistes, donc que la guerre est imminente, il se flatte d’être le dernier antisémite. Enfin, il dénonce les persécutions juives, il se voit à nouveau en paria, en juif à l’envers, thème qu’il développera au Danemark. Ses relations avec les juifs sont compliquées. Il est contre, tout contre. Cette ambiguïté se remarque aussi dans le premier reproche qu’il leur ait fait, d’être “racistes”. Témoin cette lettre sans date à Henri Béraud, probablement avant Bagatelles : « Nous n’en voulons pas aux Juifs en tant que Juifs (c’est une race intelligente, entreprenante, active — bien que folle dans le fond). Ce que nous leur reprochons, c’est de faire du racisme […] C’est de nous mépriser. Un Juif prendra avec plaisir pour maîtresse Mme Dupont ou Mme Durand. Mais quand il voudra se marier, c’est Mlle Jacob ou Mlle Abraham qu’il épousera. Ce n’est pas nous qui l’excluons de notre communauté. C’est lui qui s’en tient volontairement à l’écart ».

En bon républicain de gauche, il condamne le corps étranger qui ne veut pas s’assimiler. Et c’est pour conclure un peu plus loin que l’assimilation est la solution : « Fût-il mort au champ d’honneur, le Juif est mort sans une goutte de sang français dans les veines. Nous le tenons pour non-français parce qu’il se refuse, lui, et lui seul, à pactiser, dans les faits, avec les Français. Le jour où il lèvera cet interdit et se fondra réellement dans le bloc national, comme les Bretons et les Provençaux, alors il n’y aura plus de question juive ». Cette péroraison reprend exactement la position de Maurras et de l’Action Française qu’il critiquait ailleurs : pour l’assimilation. Zemmour pourrait la signer.


On touche une zone de variations et de contradictions fréquentes. La pensée de Céline s’affole devant la question juive comme l’aiguille du compteur Geiger en présence de radium. Quand il dénonce la toute-puissance « des juifs », aux Etats-Unis en 33, en URSS en 36, ou partout ailleurs, il ne laisse pas d’exprimer une pointe d’admiration. Qui va de pair avec le mépris de ce qu’est devenu « l’Aryen ». Témoin, cette lettre au journaliste Lucien Combelle au printemps 39 : « Les Juifs sont actuellement les maîtres de leur destin nous ne comptons plus nous GOYES POUR RIEN. […] On ne nous demande rien […] On ne demande pas aux domestiques de décider du sort des maîtres ou bien c’est la révolution […] Il ne faut pas nous prendre pour des juges — nous sommes des condamnés ».

C’est encore à Lucien Combelle qu’il exprimait un an plus tôt le fond de sa pensée : « Le juif n’explique pas tout mais il CATALYSE toutes nos déchéances, toute notre servitude, toute la veulerie râlante de nos masses […] Dieu sait que le blanc est pourri. Pourri à périr — mais le juif a su gauchir cette nourriture en sa faveur, l’exploiter, l’exalter, la canaliser ».Et c’est au même qu’il confie en 1943 sa déception des Allemands et des collaborateurs, et son admiration pour la solidarité communautaire des juifs : « dégoût — de tous ces chrétiens qui foirent d’angoisse et de scrupules à la pensée de recommander l’un des leurs. Ah ! Vive Lecache ! cher Ami, vive les Juifs ! Je vous le disais encore ! A bas les larves chrétiennes tatillonnes, molles baveuses d’envie — Vive le Talmud qui dit bien de nous, race de chiens couchants, tout ce qu’il faut penser ! » Sous l’ironie flambe le désespoir qu’inspire la déchéance.


Avec la haine de soi croît au fil des ans comme une reconnaissance de la supériorité juive. Entre les deux guerres il écrit à Marie Le Bannier, sa copine de Saint-Malo : « Notre civilisation est juive — nous sommes tous des sous-juifs — A bas les juifs ne veut rien dire — C’est vive quelque chose ! qu’il faudrait pouvoir — mais vive quoi ? […] Il faut des hommes nouveaux. — Ils ne naîtront qu’après quelques décades de catastrophes sans nom […] Il faut que nous tombions à Rien. […] nous sommes encore riches en pourriture — Il faut que nos disparaissions — nous et nos enfants — que la terre s’ouvre pour nous — Le reste, les petits événements éphémères ne sont qu’à la mesure de nos digestions troublées — avec intermèdes de cinéma ». Derrière l’habituel appel à la fin du monde, l’emphase de l’effondrement, se niche un philosémitisme à peine ironique. Céline eut sur la fin des années 1940 un admirateur juif américain ? Milton Hindus, qui vint le visiter au Danemark et avec qui il finit par se fâcher, mais qui prit d’abord sa défense et monta une pétition de soutien d’intellectuels aux Etats-Unis. Il lui écrivit en juin 1947 une lettre dont voici un extrait : « Tout à fait reconnaissant pour votre préface admirable. Glorieuse et combien courageuse et qui me fera un bien immense auprès du public non seulement américain mais de tous les pays ! […] Beaucoup d’adresse aussi ! Vous glissez à merveille sur ce terrible antisémitisme ! Hélas comment nous défendre ! C’est le grand point faible […] De toute façon il n’y a plus d’antisémitisme possible, concevable — L’antisémitisme est mort d’une façon bien simple, physique si j’ose dire… Il y a autant de commissaires du peuple juifs à Moscou que de banquiers juifs à New York — Le juif n’est pas seulement le père de la civilisation, mais de nos deux civilisations (par ce qu’elles valent) et qui se préparent à s’entretuer fameusement […] Il est temps que l’on mette un terme à l’antisémitisme par principe, par raison d’idiotie fondamentale, l’antisémitisme ne veut rien dire — on reviendra sans doute au racisme, mais plus tard et avec les juifs — et sans doute sous la direction des juifs, s’ils ne sont point trop aveulis, avilis, abrutis — ou trop décimés dans les guerres ».

Dès juillet 1946, il était rassuré sur ce dernier point et clamait à son avocat danois, Mikkelsen, son admiration pour Israël : « Les juifs font sauter les Anglais en Palestine, ils ont bien raison. Vive les Juifs ! Personne ne peut les remplacer. Plus je vais, plus je les respecte et les aime. […] La prochaine fois que je voudrai me sacrifier, je le ferai pour les Juifs » Toujours à Milton Hindus, il suggère quelques semaines plus tard, en août, de constituer un « comité international de Réconciliation des Juifs et des Aryens — pas de défense des Juifs ! mais de Réconciliation. (Au fond devant le péril jaune et noir nous sommes sur le même navire !) »Et ce n’est pas un argument apologétique, une simple manière de se faire bien voir d’Hindus.

Il écrit en effet à son ami Charles Deshayes : « « Et puis vraiment tout ceci est dépassé !… La question jaune et noire se pose et commande tout, écrase tout — et la question mécanique — le progrès matériel — l’énorme fornication d’Asie + l’hygiène + l’avion — emportent tout ». Voilà de quoi plaire tant à Netanyahu qu’à Zemmour.

En même temps il confie à Albert Paraz la mauvaise opinion qu’il a de Maurice Bardèche : « enfonceur de portes ouvertes, découvreur de lune, et au surplus périmé. Foutre tout cela est entendu, n’a plus aucune valeur actuelle ni surtout future ! Ce mec est un faux averti. Les problèmes de demain ne sont pas là (13 janvier 1949) ». Et : « Oh cette histoire Bardèche est grotesque, cabotine et périmée. Aussi sotte que les tragédies les équipages de chasse à courre… Les anachronismes enragés — C’est fini fini le temps est passé. C’est tout – Tous ces gens ne savent pas lire l’heure. Du moment où il était prouvé qu’il n’y avait pas de sens racial aryen — tout était dit. […] L’aryen, l’aryenne ne bandent que sur le nègre (à l’âme), le juif, le jaune, tout sauf l’aryen (…). Quand on travaille contre-nature – on va en prison ». Céline ressasse une haine dégoûtée de l’Europe vaincue, qu’il érige en seule base historique pensable de l’avenir. Il partage le sentiment de fin du Monde d’un Blanc au seuil de la décolonisation, balayé par un destin qui lui enlève à la fois son fardeau et sa puissance, vaticinant devant la ruée des peuples qu’il voit le submerger — c’est la déréliction d’un raciste pulvérisé. Cela rappelle Hugo à Guernesey, moins la santé. En politique, Céline lui ressemble d’ailleurs terriblement : une formidable trompette, d’admirables fulgurances admirables, un fond de gauche, bref, la tête embrouillée. (La fin au prochain numéro).

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