Céline, père de Zemmour et Soros I : socialo-pacifiste
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par
Hannibal _____________
Longtemps j’ai cru Céline antisémite sérieux. Certaines apparences m’inspiraient cette erreur. Plus que son oeuvre, sa vie, ses lettres, sa Deuxième Guerre mondiale. Un exemple : visitant l’exposition sur les juifs et la France en septembre 1941 au palais Berlitz, il proteste auprès de son organisateur, le capitaine Sézille, parce que ses pamphlets, Bagatelles pour un massacre et L’école des cadavres, ne s’y trouvent pas exposés. Pendant la guerre, il assiste à des déjeuners (celui de mars 1942 organisé par l’association des journalistes antijuifs pour le cinquantenaire de la Libre Parole d’Edouard Drumont) ou dîners, souvent en présence d’autorités allemandes, comme le 29 octobre 1942, où il tient à se présenter en « anti-juif de la première heure ». C’est la posture qu’il prend dans la trentaine de lettres politiques adressées en quatre ans à des journaux tels que Je suis partout ou le Pilori, où il pose en grand manitou de l’antisémitisme face aux convertis et ralliés de la onzième heure. Et en contempteur de Vichy, ses curés, ses trusts, sa risible révolution nationale, entièrement soumise au « roi juif ». Sans doute se fait-il plus rare dans la presse à partir de 1943, mais il maintient dans Le cri du peuple en mars de cette année-là son opinion sur Doriot : « C’est un homme. Il faut travailler, militer avec Doriot ». Il est encore plus net dans ses lettres privées. A son amie Karen Marie Jansen, il écrit le 29 juin 1941 : « J’espère que ces Russes et leurs juifs vont être écrasés » et à Ivan-M Sicard qu’il « aurait aimé partir avec Doriot là-bas ». Au directeur de la Gerbe, il écrit : « Vous allez me trouver maniaque, cher Châteaubriant, mais que de juiveries dans votre journal » ! A Lucien Rebatet, il préconise de demander aux “antisémites” leur « bulletin de naissance de 4 générations ». Motif : « Nulle clique plus noyautée de juifs et juivisants anxieux ». Dans sa conversation, il n’est pas moins clair. Il n’omet jamais de dire de Pierre Laval que c’est un « youpin typique », « nègre et juif ». Il est vrai qu’il a du juif une conception extensive puisqu’il soupçonne Racine (l’homme de Bérénice et d’Esther) de l’être, et qu’il traite un médecin communiste avec qui il s’est querellé de juif, alors qu’il ne l’est pas : le confrère lui intente un procès en diffamation, qu’il gagnera. Bien qu’il affiche souvent sa haine, réelle, des “Boches”, cette obsession le rapproche de leur Führer, comme il l’explique à L’Appel en décembre 1941 : « Au fond, il n’y a que le chancelier Hitler pour parler des juifs […] C’est le côté que l’on aime le moins, le seul au fond que l’on redoute, chez le chancelier Hitler, de toute évidence. C’est celui que j’aime le plus. Je l’écrivais déjà en 1937, sous Blum ». Dans une foule de textes publics ou privés datés de 1937 à 1944, il soulignera la nécessité du racisme (« tout le reste est diversion, babillage, escroquerie (genre AF) »). Témoin cette lettre au journaliste radical-socialiste et pacifiste Alain Laubreaux, avec qui il s’était brouillé : « Raison de race doit surpasser raison d’Etat. Aucune explication à fournir. C’est bien simple. Racisme fanatique total ou la mort ! Et quelle mort ! On nous attend ! Que l’esprit mangouste nous anime, nous enfièvre ! » L’image ne fait aucun doute. Le cobra royal, le roi juif, est l’ennemi mortel de la mangouste : un moment d’inattention et elle est morte, elle doit mettre toute son énergie à tuer pour survivre.
Quand on gratte un peu, pourtant, les choses deviennent moins claires. Céline a dit à Robert Poulet, qui l’a consigné dans Mon ami Bardamu, qu’il se défiait de toute politique depuis que son père l’avait « étourdi de grands discours au moment de l’Affaire Dreyfus ». Il a expliqué à Emmanuel Berl que son « père ne vendait plus rien passage Choiseul […] alors il disait que c’était la faute aux jésuites et aux juifs. Crois-tu qu’il était con ». Ce sont des paroles, rapportées par d’autres. Ce père avait choisi un voisin juif, Abraham Lévy, pour déclarer à la mairie son fils Louis-Ferdinand. Et Céline n’a exprimé aucune opinion antisémite avant Bagatelles pour un massacre, ne s’inscrivant entre les deux guerres à aucun mouvement antisémite de près ou de loin. En 1933, il signait même un appel prenant la défense de trois Bulgares réfugiés en Allemagne depuis dix ans, qui avaient été arrêtés comme beaucoup d’« autres étrangers, israélites ou citoyens allemands réputés hostiles au nouveau régime ». Et quand le médecin juif Walter Strauss lui écrivit en 1938 pour lui dire qu’il quittait l’Allemagne à cause des persécutions nazies, il lui répondit : « Je viens de publier un livre abominablement antisémite, je vous l’envoie. Je suis ici l’ennemi n° 1 des juifs. Je sais combien vous êtes dévoué à l’oeuvre palestinienne, la seule supportable de la part des Juifs à l’heure actuelle, mais il me semble que là aussi vous éprouvez quelques déconvenues ? Vous me direz tout cela. N’oubliez pas de me faire signe dès votre arrivée. La persécution aryenne existe aussi — J’ai été chassé, et dans quelles conditions infâmes ! de mon emploi au dispensaire de Clichy, où j’étais médecin depuis 12 ans, à la suite de mon livre. Le directeur est un juif lituanien — naturalisé depuis 10 ans — Ichok, d’Ozok, Isaak et 12 médecins juifs se sont immédiatement installés. — Il y a en France vous le voyez un nazisme à l’envers ». Et Céline se considère comme un juif à l’envers, paria persécuté — thème après-guerre de nombreuses variations. Les choses deviendront encore moins claires alors. Dans une lettre adressée le 26 novembre 1949 du Danemark au ministre de la Justice, Daniel Mayer, juif, socialiste, membre de la Ligue des droits de l’homme, il essaie de « faire comprendre à la justice française qu’(il n’est) ni traître ni antisémite » afin que le parquet abandonne toute poursuite contre lui et qu’il puisse rentrer en France. Il y écrit notamment « je n’attendais rien moi d’Hitler », oubliant qu’il approuvait le Führer pour sa politique antijuive et sollicité de son administration un ausweis afin de passer au Danemark. Cela pourrait être un reniement de façade visant à régler ses affaires judiciaires. Mais non. Céline est vraiment passé à autre chose. Il écrit à Jean-Gabriel Daragnès le 23 septembre 1949 : « Vive les juifs ! Vive les nègres ! Vive les papous ! Et vive la lune ! Moi je suis sur les gradins — Que les autres se déchirent étripent dilacèrent, entre-bouffent ! » En 1947, il écrivait, toujours du Danemark, à Ercole Pirazzoli, le beau-père de Lucette : « Pour revenir, il faut que j’entreprenne un long travail de raccommodage avec les juifs… cela est possible mais il faut que j’établisse les contacts politiques habiles et efficaces… Dénoncer l’antisémitisme… que l’antisémitisme n’a plus aujourd’hui aucun sens… ». Il se disait alors « pas fier » de la réédition de ses pamphlets pendant la guerre, qu’il mettait sur le compte de son éditeur, Denoël. Tout en soutenant que l’on exagérait la portée de ces livres d’humeur, il interdit de son vivant toute nouvelle réédition, et sa veuve maintint l’interdiction après sa mort. Selon Jean Hérold-Paquis, déjà quand il était à Sigmaringen pendant quelques mois de 1944 et 1945, « Céline, le dieu des antisémites […] le “prophète”, “l’évangile” […] désavouait l’auteur » de ses pamphlets. Ces livres, « il les méprisait, il les repoussait du pied ». Or ils n’en avaient pas moins été écrits et lus. Cela inspira à Pierre-Antoine Cousteau une ironie sévère : « Personne ne soupçonnait que Louis-Ferdinand Céline n’était PAS antisémite. On avait même tendance à le considérer — les gens sont si méchants ! — comme le pape de l’antisémitisme. Cette illusion était si répandue que lorsque sonna l’heure des catastrophes et des options, des tas de jeunes Français qui avaient lu Bagatelles pour un massacre et L’école des cadavres — mais qui les avaient mal lus, bien sûr — qui avaient eu la stupidité — le Maître Céline dirait : la connerie de les prendre au sérieux, se trouvèrent automatiquement embarqués dans une aventure qui finit mal. Certains de ces jeunes imbéciles allèrent trépasser, vêtus de feldgrau, sur le front de l’Est. D’autres furent transformés en écumoires aux aubes mélodieuses de la Libération. D’autres que j’ai connus traînèrent dans les Maisons de Repos et de Rééducation de la République les plus belles années de leur vie. C’était bien fait pour eux. Ils avaient lu Céline avec un sens critique insuffisant, sans interpréter les textes, sans chercher la vérité entre les lignes ». Le pasteur Löchen, ami de Copenhague, assurait que Céline lui aurait confié au Danemark ses remords pour ce qu’étaient devenus ses lecteurs.
Quoi qu’il en soit, il s’est déclaré successivement antisémite et non antisémite : il semble utile, pour jauger sa responsabilité de polémiste et sa sincérité, de voir ce qu’il entendait par là. Autrement dit, pourquoi s’estil dit et voulu antisémite ? Premier point, on commence à savoir, même parmi les Conspiracy Watchers les plus obtus, que Bagatelles pour un massacre, publié en 1937, n’a pas pour objet de prôner le massacre des juifs, mais de mettre en garde la France et l’Europe contre la réédition du massacre de 1914-18 que Céline, lucide sur ce point, voyait venir. C’était avant tout un soldat de la Grande Guerre, patriote, blessé, décoré, désabusé, accroché comme beaucoup d’autres, à gauche plus qu’à droite, à la paix quoi qu’il en coûte. Son pacifisme lui soufflait de s’entendre avec l’Allemagne ennemie, et lui inspire son antisémitisme, il l’écrit en public et en privé, cela n’est pas un argument tardivement inventé pour se dédouaner comme l’écrit un P.-A. Taguieff. A peine remis physiquement, le cavalier Destouches, républicain de progrès, condamne dans une lettre à Simone Saintu la guerre qui lui “répugne”, « régression pénible dans la marche au progrès ». C’est pourquoi il apprécie Henri Barbusse et son livre célèbre, Le feu. Le 13 février 1941, il posera cette question qu’il présente comme capitale : « Les juifs sont-ils responsables de la guerre ou non ? Répondez-nous donc noir sur blanc, chers écrivains acrobates ». Tel était l’argument principal de Bagatelles pour un massacre : ceux qui veulent la guerre, « c’est les Juifs de Londres, de Washington et de Moscou […] C’est “l’intelligence service”… C’est les descendants de Zaharoff. C’est pas d’autres intérêts ». Et chaque fois que le Gaulois regimbe, « on nous rappelle.. de haut lieu, brutalement, au garde-à-vous… Qu’on est de la viande d’abattoir […] Je veux pas faire la guerre pour Hitler, moi je le dis, mais je veux pas la faire contre lui, pour les Juifs… On a beau me balader à bloc, c’est bien les Juifs et eux seulement, qui nous poussent aux mitrailleuses ». L’effroi qu’il éprouve en tant que chair à canon aryenne s’est quintessencié en haine pure, toujours dans Bagatelles : « Poussant les choses à tout extrême, pas l’habitude de biaiser, je le dis tout franc, comme je le pense, je préfèrerais douze Hitler plutôt qu’un Blum omnipotent. Hitler encore je pourrais le comprendre, tandis que Blum c’est inutile, ça sera toujours le pire ennemi, la haine à mort, absolue ». Alors, pour que la « guerre juive » n’arrive pas, il est impitoyable : « S’il faut un veau dans l’aventure, qu’on saigne les Juifs ! C’est mon avis ! Si je les paume avec leurs charades en train de me pousser sur les lignes, je les buterai tous et sans férir jusqu’au dernier ».Cette fureur poétique convient mal au sujet, Céline s’en aperçut puisqu’il écrivit en 1947 à Albert Paraz : « J’en voulais aux juifs de nous lancer dans une guerre perdue d’avance. Je n’ai jamais désiré la mort du Juif ou des Juifs. Je voulais simplement qu’ils freinent leur hystérie et ne nous poussent pas à l’abattoir ». Dont acte. Mais cette espèce de regret confirme qu’il tenait toujours les juifs pour responsables de la guerre et que c’était le premier moteur de son antisémitisme. l Le deuxième fut son radicalisme de gauche, sa haine du capitalisme, des gros et des trusts. Son socialisme, même s’il n’aime pas le mot. Les classes sociales sont primordiales pour lui, il l’écrit à son pote Albert Milon en 1920 : « Il y a foutrement plus de différence entre un bourgeois français et un pauvre Gaulois qu’entre un riche français et un bourgeois teuton ». Cela le rend brutal, comme il l’explique à Claude Jamet en 1944 dans Germinal : « On ne renversera le communisme qu’en le dépassant, en en faisant plus. […] Contre le communisme, je ne vois rien que la Révolution, mais alors, là, pardon ! La vraie ! Surcommuniste ! […] L’égalitarisme ou la mort ! […] Fermeture de la Bourse définitive ! Nationalisation des banques, des mines, des assurances, de l’industrie, des grands magasins ! Kolkhozification de l’agriculture française à partir de tant d’hectares Et ça ira ! Mais oui, faut revenir à Gracchus Babeuf, Buonarroti. Les grands ancêtres ! La conjuration des égaux ! » Cette haine de l’argent se déverse sur les “gros” juifs ploutocrates. Il suffit de lire quelques épigraphes placées en tête de chapitres de Bagatelles : « Considérés comme nation, les Juifs sont par excellence les exploiteurs du travail des autres hommes » (Bakounine). Ou : « Le monde entier est gouverné par 300 israélites que je connais » (Walter Rathenau, industriel juif et ministre allemand assassiné entre les deux guerres par un commando où figurait notamment l’écrivain d’extrême droite antinazi Ernst Von Salomon). Et Céline développe, à propos de l’URSS et de ceux qui la décrivent après leur voyage. « Ils évitent l’essentiel, ils n’en parlent jamais du juif. Le Juif est tabou dans tous les livres qu’on nous présente […] La seule chose grave à l’heure actuelle, pour un grand homme, savant, écrivain, cinéaste, financier, industriel, politique (mais alors la chose gravissime) c’est de se mettre mal avec les Juifs .— Les Juifs sont nos maîtres — ici, làbas, en Russie, en Angleterre, partout ! […] Le Juif est le roi de l’or de la Banque et de
la Justice… Par homme de paille ou carrément. Il possède tout… Presse… Théâtre… Radio… Chambre… Sénat… Police… » C’est pourquoi Vichy le dégoûte avec ses patrons « bien bondieusards, bien bourgeois, qui sont plus vaches que les youtres ». Il l’explique à Ivan-Maurice Sicard le 21 novembre 1941 dans l’Emancipation nationale : « Moi, je refuse de prendre le fric dans la poche des Juifs pour le mettre dans celle des bourgeois aryens dolichocéphales. Je ne marche pas, non et non : à bas les Juifs, à la porte les métèques. Bravo ! Archi bravo… Et puis après, et les autres, des fois plus dangereux que les Juifs, qu’est-ce qu’on en fait ? » Il m’intéresse moins de savoir si Céline eut raison de se dire antisémite puis d’affirmer ne plus l’être, que d’observer ce qu’il a mis derrière ces mots, pourquoi il l’a fait, et quelle descendance surprenante il a portée.
Pour conclure cette première partie, les deux premières racines de l’antisémitisme de Céline (avec aussi, l’approbation de Barbarossa le rappelle, l’anti-communisme : on en observera d’autres dans la seconde partie de cette étude) se conjuguent dans un anti-capitalisme pacifiste de gauche, qui se cristallise à la fin de l’entre-deux-guerres, en 1937. Contrairement à ce qu’il a prétendu, Céline n’était pas un « antisémite de la première heure », mais la défaite l’a convaincu que ses pamphlets étaient prophétiques, il en a profité pour tirer de son antisémitisme une sorte d’autorité morale dans la presse parisienne — même s’il en refusa tout avantage matériel, bien sûr, et tout bénéfice politique auprès de l’armée d’occupation. S’il a pu être hitlérien, il resta toujours anti-allemand, on n’en tient jamais suffisamment compte.
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