jeudi 27 mars 2025

Le GRIF (Groupe pour la réhabilitation de Féerie pour une autre fois) présente : Les célèbres Grands magasins Dufayel

 Le GRIF (Groupe pour la réhabilitation de Féerie pour une autre fois) présente : 


Les célèbres magasins Dufayel

Grands Magasins Dufayel (initialement Palais de la Nouveauté), 26, rue de Clignancourt Paris XVIIIe

Créés en 1856 par Jacques François Crespin (1824-1888) sous l'enseigne Palais de la Nouveauté. Les classes populaires composaient l’essentiel de sa clientèle, il est repris au décès de son fondateur par un de ses employés, Georges Dufayel. En 1895, l'entrée principale du magasin est aménagée de manière monumentale un haut-relief ornant le fronton par Jules Dalou et des sculptures d'Alexandre Falguière.les grands magasins furent bombardés par les Allemands pendant la Grande Guerre. 

Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Allemands se servent des locaux comme entrepôt. Et c'est sans doute pourquoi ils ont été bombardés par les Alliés comme évoqué dans Féerie pour une autre fois. Céline les avaient déjà évoqués dans Voyage au bout de la nuit : « Nous venions d’arriver au bout du monde, c’était de plus en plus net. On ne pouvait aller plus loin, parce qu’après ça il n’y avait plus que les morts. Ils commençaient sur la Place du Tertre, à côté, les morts. Nous étions bien placés pour les repérer. Ils passaient juste au-dessus des Galeries Dufayel, à l’est par conséquent. »


Les Grands magasins Dufayel en 1904


Dufayel dans Féerie pour une autre fois

« Oh, que j'ai déçu ! Pas seulement autour, là, la Butte, les glacis, Caulaincourt... Custine... Dufayel !... mais la Grande Banlieue et la proche ! J'ai encore des ressentiments, des gens qui m'écrivent de fureur ! T'es foutu le camp ! voyou ! couard ! gono ! 

Je les ai frustrés de mon pal et scalp ! Ils pardonneront pas ! 


« Juste une autre escadre qui surgit ! ça finira pas ! d'au-dessus de Dufayel et direction ouest ! oh, mais maintenant je me repère très bien... je distingue les contre-coups des mines... ils ont touché la gare du Nord !... et puis ils ont décrit un cercle... par la fenêtre ouest je les revois aux nuages... qu'est-ce qu'ils dardent au ciel comme pinceaux ! si la D.C.A. les chasse ! traque ! oh, ils perdent de la hauteur !... je connais le vrai objectif du Raid !... ils ont assez annoncé qu'ils détruiraient les Batignolles !... 


« Broum !... d'une profonde secousse ébranlement du quartier Goutte d'or ! Carrières ! Je cause ! Dufayel !... Je pourrais dire : plus loin ! plus haut ! la tête me hoque ! Ah, Sacré- Cœur ! la Savoyarde le gong d'espace !... vous connaissez ? le tocsin de la Butte !... la maison en branle !... alors pensez, moi, ma tête !... 


« brram ! en même temps que plein de grenaille, plein d'ardoises !... pluie de briques !... que vous, viande au mur raplatie, vous hurlez de douleur !... s'en foutent dans l'air raravions !... ils se pourchassent ! en tonnerres de foudres ils échappent !... sillages ils sont déjà loin ! nord ! nord ! Courneuve !... Dufayel ! la bonne vôtre ! 


« baraboum ! sucrette !... Murbate commandait le versant nord... tout aussi branlé défoncé... Dufayel... Cardinet... Francœur... vingt-cinq rues, plus les égouts... six !... de quoi, qui, quès ils libéreraient quand tout serait vaporisé ?... s'ils étaient pas giclés eux-mêmes !... poudres d'atmosphère !... ou aux entonnoirs ! c'est les drôleries des temps à bombes que le sens dessus dessous même tient plus, qu'il y a plus que des surprises physiques, mathématiques et morales !... le caprice et petit bonheur ! tant pis, Jésus ! 


« brroum ! un choc arrière !... on est remboulés l'autre coin, tous !... arrière !... corps... bouteilles... Toinon... Piram... moi- même !... dans le trou de l'ascenseur ! sous la cage ! toute la Butte a dû enfler... puis raplatir... un remous, une houle, vous pensez !... 

– C'est au moins la millième houle !
– Mais oui ! mais oui ! qu'est-ce que j'y peux ? la millième ! ça vient du gouffre sous Dufayel !...
Tout le monde le sait ! tout l'arrondissement ! que c'est sous Dufayel, le pire... trois carrières les unes sous 

les autres !... trois carrières qui gonflent ! quand une mine y percute, la secouette ! que toute la Butte peut disparaître ! nous là, notre crevasse alors ! on ramponne hue dia autour ! y a plus que la Providence pour nous ! 


« – On est déjà aux nuages nous autres ! la Butte va sauter ! tout est miné !... Des Batignolles à Dufayel ! Je vous rapporte les paroles de Jules... 

Il savait tout... prévoyait tout... il avait des relations terribles... 


« Juste, les avions foncent de l'est de dessus de Dufayel... des nuages de l'est !... le Jules tout de suite toupille dans le sens ! face à la charge !... ah, il perd pas une seconde ! ces gestes vers nous ! sur nous ! voilà ! il les attire qu'ils se trompent pas ! 

– Chef d'orchestre, Lili ! tu vois ? je t'ai dit Lili ? c'est lui ! c'est lui ! regarde ! regarde-le ! 


« je serais surpris de rien d'après les façons de ce Jules ! comme il tient sur son sémaphore... acrobate artiste ! 

– Saute, vampire ! 

Une petite accalmie là... le moulin redresse... mais le souffle reprend de l'autre côté, vers Dufayel... une de ces répercussions !... un choc, que je crois que ça y est ! 

Va petit mousse ! Le vent te pousse ! 

J'y chante... il s'en fout !... il se projette l'autre rampe ! il est illuminé du tronc, du visage, du nez... on voit que lui au-dessus de Paris... »





dimanche 29 décembre 2024

Quand Céline était chercheur à l’institut Pasteur par André Lwoff

Quand Céline était chercheur à l’institut Pasteur

par André Lwoff dans Le Figaro littéraire (7-13 avril 1969)


On sait généralement que Céline était un pseudonyme, peut-être sait-on aussi que l’auteur du « Voyage au bout de la nuit » s’appelait Louis Destouches et qu’il était médecin. Mais imagine-t-on que Céline le sarcastique était “chercheur" à l’Institut Pasteur et que, douze ans avant le «Voyage», il publiait les Observations physiologiques sur Convoluta roscoffensis et la Prolongation de la vie chez Galleria mellonella.

Le professeur André Lwoff, prix Nobel, qui l’a connu à cette époque, nous dépeint comment, il y a presque cinquante ans, Céline apparaissait déjà sous Louis Destouches.


Il y a fort longtemps de cela, mon chemin a croisé la trajectoire Céline. L’œuvre est aujourd’hui à l’honneur. Parce que j’ai lu quelques études, des souvenirs ensevelis. ont fait surface, une lettre de l’écrivain a resurgi, qui dormait dans le tiroir de l’oubli.

C’est au cours de l’été 1920, à la station bioIogique de Roscoff, que j’ai rencontré Louis Destouches. Il y poursuivait sagement - oui, sagement - des recherches sur la physiologie des Convoluta. Les zoologistes désignent sous ce nom un vermicule qui héberge des algues symbiotiques et s’en trouve coloré en vert intense. La présence des algues devait sans doute conférer aux Convoluta des propriétés particulières : Destouches observa qu’elles assimilent l’acide urique et sacrifia incontinent au rite qu’il a si bien stigmatisé :

« Le savant... déposait encore un petit quelque chose d’écrit dans un coin du livret d’expériences, timidement, comme un doute, en vue d’une communication prochaine pleinement oiseuse, ... corvée qu’il faudrait bien se décider à effectuer tout de même avant longtemps devant quelque académie infiniment impartiale et désintéressée. » 

(Voyage au bout de la nuit)


Galleria Mellonella (teigne de ruche) et Convoluta roscoffensis
sur lesquels Louis Destouches travailla pour l'institut Pasteur.


Et c’est ainsi que de l’Académie des sciences, séance du 26 octobre 1920, figure une communication intitulée : « Observations physiologiques sur Convoluta roscoffensis. Note de M. Louis Destouches, présentée par M. Edmond Perrier (1). » Titre classique sur lequel il n’y aurait rien à dire sinon, qu’étant classique aujourd’hui il surprend.


Le futur Céline m’était apparu comme un personnage extraordinaire — j’avais dix-huit ans —, peut-être même l’avais-je jugé extravagant et, qui sait, inquiétant. Sa conversation, faite de phrases courtes, était semée de formules saisissantes, de rapprochements et de jugements inattendus. Je n’ai jamais entendu depuis quelqu’un s’exprimer avec tant de liberté et de verve, de naturel et de puissance. Le style du Voyage avant la lettre. Je me suis longtemps demandé si mes souvenirs n’étaient pas teintés par ma fréquentation ultérieure de l’œuvre de Céline. Mais non. un ami m’a raconté comment il avait

fait connaissance de Louis Destouches, précisément en cette année 1920. Cet ami se rendait à
Roscoff lui aussi. À Rennes, un inconnu était venu s’asseoir en face de lui au wagon-restaurant. La conversation s’était engagée immédiatement et l’inconnu s’embarqua rapidement dans le récit de sa vie privée, racontant entre autres choses son mariage avec la fille du doyen de l’École de médecine. Le portrait-charge du doyen beau-père, « ce salaud », fut brossé dans le plus pur style célinien.



Dans un intéressant article intitulé : « De la parole à l’écriture » (
Le Monde, 15 février 1969). Jean Guénot écrit : « Il y a une parenté évidente entre la parole de Céline et un état préalable du texte célinien. Mais cette parenté ne provient pas de ce que le style de Céline est celui de la parole. Céline n’écrit pas la parole, mais son style donne au lecteur l’impression d’entendre un homme vivant et qui parle. »

En est-il bien ainsi ? Pour moi, Céline écrit comme parlait Louis Destouches, il écrit de la parole, sa parole. Ceux qui l’ont connu «avant» savent qu’en lui le verbe a précédé l’écriture. L’écriture de Céline est son langage même et c’est bien pourquoi le lecteur a l’impression d’entendre un homme vivant : l’homme Céline. On hésite à appliquer à un écrivain aussi personnel certaine formule trop usée.

Revenons à Roscoff. Louis Destouches était accompagné de sa femme, jolie personne, fine et charmante. Comme mon ami du train, j’appris très vite sa parenté avec le doyen médical et, naïvement, je m’étonnais, connaissant le milieu et les personnages, que ce mariage ait pu se nouer. Il ne tarda pas d’ailleurs à se dénouer.

Les Destouches fréquentaient un couple lui aussi surprenant. Le mari était — à mes jeunes yeux du moins — des plus singuliers, la femme attirante, Ce fut, hélas ! le mari qui prit les devants et jeta sur moi son dévolu. Je n’en tirai aucune vanité ; mais il importe peu. Etrange quatuor, étrange quadrille en vérité ! Les uns et les autres, vous êtes aujourd’hui devant moi plus vivants et plus réels que vous ne le fûtes jamais et je n’arrive pas à chasser votre image de mon esprit.

Cependant les vacances bretonnes, je veux dire le travail, avaient pris fin, Tous, nous étions rentrés à Paris. L’année suivante, je fus gratifié d’une bourse à l’Institut Pasteur et, quand, au mois d’octobre 1921, je me présentai au laboratoire de Félix Mesnil, j’y trouvai Louis Destouches. Mon nouveau collègue travaillait dans l’orbe de Serge Metalnikov— savant russe à deux cents pour cent – qui étudiait l’immunité chez la mite des abeilles. Les chenilles se nourrissent de cire et digèrent le bacille de la tuberculose sans la moindre difficulté.

Au printemps de 1921, Louis Destouches, décidément récidiviste, avait de nouveau déposé « un petit quelque chose d’écrit » à l’Académie des sciences. Cette deuxième note est consacrée à la « Prolongation de la vie chez Galleria mellonella. » Comme dans la précédente, les références à des recherches antérieures sont absentes ; la « bibliographie » fait totalement défaut. C’est plus simple ainsi, et l’on évite des surprises désagréables. L’une et l’autre publication portent témoignage d’une certaine hâte et d’une naïveté non moins certaine dans la pensée et l’expression. L’ensemble correspond assez bien à cette image du chercheur que l’écrivain, sans ménagement, tracera dans le Voyage et qui, paradoxalement. est sa propre image.

Un jour, Louis Destouches m’avait entrepris sur les perspectives de la carrière scientifique. On m’avait, dans ma jeunesse, inculqué le mépris de l’argent. Comme beaucoup de mes camarades de la faculté, je ne pensais aucun bien de ceux de nos condisciples qui organisaient leur activité en fonction d’une carrière. La notion même de carrière m’était totalement étrangère et je n’accordai guère de pensées à « mon avenir ». Nous avions donc discuté « carrière », et mes propos durent être fonction de tous ces éléments, bien peu réalistes je le reconnais. De par la mesquinerie et l’incompréhension de leur directeur, par ailleurs éminent, de nombreux pasteuriens s’épuisaient à tenter de résoudre d’insolubles problèmes financiers. Mon compagnon de travail ne l’ignorait pas. Quoi qu’il en soit, un beau jour, il disparut. Lorsque, quelques années plus tard, parut le Voyage au bout de la nuit, je sus qui était Louis Destouches. En tout cas, Destouches-Céline avait balayé l’Institut Pasteur du faisceau de son regard implacable. C’est ce qui nous vaut les quelques pages inoubliabIes consacrées à la description géniale de l’Institut Bioduret Joseph et de ses fantoches. Car il est impossible de s’y tromper : la tombe du grand savant « parmi les ors et les marbres », la crypte « fantaisie bourgeoiso-byzantine », qui abrite ses restes, la silhouette du « grand secrétaire » Jaunisset, les manies du savant Parapine, les habitudes du vieux garçon du laboratoire, les lieux, les odeurs... tout évoque avec plus de vrai que nature la célèbre maison. Bien entendu il y a, et il y avait à cette époque, à l’Institut Pasteur, d’honnêtes et de bons chercheurs, et aussi, comme dans toute communauté, scientifique ou autre, des médiocres et des maniaques. Ceux-ci étant plus pittoresques que ceux-là, l’œil inquisiteur du futur Céline s’était attaché à eux plutôt qu’aux autres. Le médecin biologiste a disséqué ses collègues et, à l’aide des morceaux les plus faisandés, l’artiste a reconstitué un personnage conforme à l’optique célinienne de l’humanité. Le romancier comme le peintre choisit son motif et organise sa palette en jonction de sa vision. Les ombres, les tons froids sont en général disposés sur la toile pour mettre en valeur les lumières. L’œuvre de Céline est faite essentiellement d’ombres contrastées. C’est l’un des éléments de sa puissance.


- Comment l’Institut Pasteur ne serait-il pas flatté d’avoir nourri et servi le talent incomparable de Louis-Ferdinand Céline ? Décomposé par le prisme célinien, qu’est-il cependant devenu ? Que sont devenus les pasteuriens ?

«Les plébéiens de la recherche ne peuvent compter pour les maintenir en haleine que sur leur propre peur de perdre leur place dans cette boite à ordures chaude, illustre et compartimentée.»

Et c’est Louis Pasteur en personne qui porte la responsabilité de tout cela.

« C’est à cause de ce Bioduret que nombre de jeunes gens optèrent depuis un demi-siècle pour la recherche scientifique. Il en advint autant de ratés qu’à la sortie du Conservatoire. On finit tous d’ailleurs par se ressembler après un certain nombre d’années qu’on n’a pas réussi... »

Et si l’on réussit ?

« Le véritable savant met vingt bonnes années en moyenne à effectuer la grande découverte, celle qui consiste à se convaincre que le délire des uns ne fait pas le bonheur des autres par la marotte du voisin ... Le délire scientifique, plus raisonné et plus froid que les autres, est en même temps le moins tolérable de tous. »

Jugements que d’aucuns trouveront peut-être un peu sévères.



La visite à l'institut Bioduret Joseph vu par Tardi

On peut s’interroger sur l’origine de cette vision délibérément pessimiste. Sans doute une très ou trop vive sensibilité qu’il fallait bien neutraliser de quelque manière pour construire l’œuvre. Quoi de plus efficace pour cela que le cynisme, le sarcasme ? La réaction de défense devient une seconde nature et dégénère en recette. L’auteur lui-même semble emporté par le cyclone verbal qu’il déchaîne.

Un de mes collègues, s’étant trouvé un jour de 1932, ou 33, dans la boutique d’un libraire montmartrois, vit soudain la porte s’ouvrir avec violence, une tête apparaître dans l’entrebâillement, tandis qu’il entendait ce seul, mot : « Combien ? » Un chiffre fut donné, la tête disparut immédiatement et la porte se referma aussi brutalement qu’elle s’était ouverte. Devant l’air effaré de son client : « C’est Céline, dit le libraire. Il passe chaque jour. » Tous les jours, en effet, Céline visitait les libraires du quartier et prenait la mesure de son succès et de sa gloire.

Lorsque Louis Destouches quitta l’Institut Bioduret Joseph, probablement avait-il compris qu’en matière de recherche le succès est aléatoire, la notoriété longue à venir, si elle vient jamais, quant à la gloire... Sans doute aussi avait-il la prescience de ses dons réels. Nul ne regrettera qu’il ait sacrifié le métier de chercheur à celui d’écrivain. Sa contribution à la science eût difficilement pu égaler en valeur et en originalité son apport aux lettres, qui est considérable.

Céline était devenu célèbre. Par la presse, j’avais connaissance de ses faits et gestes, de ses errements... Je ne tenais pas à le revoir. Et voici que peu après la libération de Paris une lettre du romancier à Alphonse de Chateaubriant vint à passer entre mes mains. Elle était datée du 10 janvier, sans plus, mais tout laisse supposer que ce 10 janvier était quarante-quatre. De cette lettre, qui ne semble pas avoir été publiée, j’avais pris copie tant le style m’avait frappé. Voici son début et sa fin.


« Mon cher Chateaubriant,

Au seuil de cette année je pense à vous, à nous tous, embarqués vers je ne sais quels rivages...

Sombre croisière, sombre croisade en vérité ... 

Tous mes vœux !

Je n’ose plus regarder l’avenir, toutes ces complicités, ces faux-fuyants, ces équivoques ...

À cet abîme tout au fond que je vois... et vous aussi sans doute.

A vous de tout cœur

L.-F. Céline. »


L’homme, lucide, a pressenti le sort qui l’attend. Lamentation inquiète, plainte angoissée et, au-delà de tout jugement, de par la magie

du verbe, bouleversante. .

André Lwoff.



(1) Alors directeur du Muséum d’histoire naturelle.

dimanche 6 octobre 2024

Lucien Combelle parle de Mea Culpa et Bagatelles pour un massacre dans Arts & Idées en 1937

Lucien Combelle parle de Mea Culpa et Bagatelles pour un massacre                             dans Arts & Idées en 1937

En juin 2024, paraissait Intellectuels dans la tourmente, un opuscule à destination des adhérents de la Société des Lecteurs de Céline. C'était la seconde partie de La réception de Guignol’s Band dans Révolution nationale en 1944. La première, Merci bien, Monsieur Céline ! (juin 2023), publiait un brillant article inédit de Jean Fontenoy, précédé d'une présentation de Philippe Vilgier, son biographe.




Dans Intellectuels dans la tourmente, la réception de Guignol's Band et plus généralement de l'œuvre de Céline était contextualisé dans une période troublée, à trois mois du D-day en Normandie, la critique littéraire ayant du mal à s'imposer face à une actualité sous les bombardements alliés !


Lucien Combelle à Apostrophes
 Lucien Combelle à Apostrophes


Le sujet était si vaste que nous avons dû en survoler certains aspects…

C'est le cas du rôle important joué par Lucien Combelle, rédacteur en chef de Révolution nationale. J'écrivais ainsi, page 9, “ C’est sans doute grâce à Combelle, avec qui il s’était lié, que Céline est venu à ce périodique car il était bien plus proche du Parti Populaire Français de Jacques Doriot que des agités cagoulards de Deloncle ou de Déat. Quant à lui, le journaliste de 27 ans n’était pas un novice ni en matière de presse, ni en Célinie… Il avait déjà écrit le 13 mars 1941, un solide “Céline et notre temps” pour La Gerbe, d’où l’avait vite chassé son incompatibilité d’esprit avec le trop conservateur Alphonse de Châteaubriant. Il avait aussi donné au Fait, deux articles en défense de l’auteur de Voyage ; le 22 février, une dénonciation des avanies subies par lui et une critique élogieuse de son premier roman ; le 8 mars, une prise à partie de Desnos après son éreintement des Beaux Draps dans Aujourd’hui. Avant cela, en mai 1936, Lucien Combelle avait lancé sa revue littéraire et poétique avec la bénédiction d’André Gide dont il était secrétaire. Dans cet Arts et Idées *, il écrivait déjà son admiration. Le n°7 de février 1937 donne sa vision de Mea Culpa qui « dit à l’homme quelques dures vérités » ; le n°13, un an après, parle de Bagatelles et en vante l’antisémitisme (cela lui vaudra, en novembre, une lettre, Lettres, Pléiade, 38-34, en forme de leçon de racisme : «vos anti-juifs puent la naphtaline»)… ”

Faute de place, je n'avais pas cité les textes des critiques de Mea Culpa et Bagatelles pour un massacre, les voilà in extenso.

Ch. Mouquet 


* Arts & idées : revue mensuelle / rédacteurs en chef : Lucien Combelle & Alain Bernard

Rédaction-Administration : 7, Rue Lhomond, PARIS 

La revue n'a pas trouvé ses lecteurs en dépit du soutien de personnalités comme Gide ou Cocteau. Il n'y a eu que douze numéros, six par an en 1936 et 1937.

Arts & Idées n°7 février 1937

« MEA CULPA », par Louis-Ferdinand CÉLINE - Denoël et Steele. 


Il y a quelques années, L.-F. Céline nous donna la joie de lire un livre magnifique : « Voyage au bout de la nuit ». Le lecteur se souvient de Bardamu et de certaines belles pages qui, par leur accent, leur souffle, leur sincérité, leur brutalité le laissaient ahuri et troublé. De la même veine est le « Mea Culpa », petit pamphlet dans lequel le père de Bardamu crache sa colère et son mépris. Après le livre d'André Gide, celui de Céline ne laisse aucun doute. Une faillite est à enregistrer.

Le pamphlet de Céline est violent et dit à l'homme quelques dures vérités. Cependant, il ne me semble pas qu'on ait attaché assez d'importance à ce petite livre. On juge souvent Céline sur son style et on a tort. Je ne sais quel écrivain a parlé de Pascal pour le comparer à Céline. C'était hardi mais pertinent. La révolte, le trouble, le secret désir de remettre l'homme à sa place et de lui imposer férocement une responsabilité, voilà, ce me semble, des caractères pascaliens. Que l'expérience communiste ait révolté un tel homme, quoi d'étonnant ? Ce paradis « hic et nunc » qui permet au disciple marxiste de nier et combattre le christianisme sans trop se fatiguer, a enlevé et enlève à l'homme un soutien séculaire : le communisme isole l'homme et ce dernier obéit. Il est maintenant seul avec ses machines, ses nouveaux tyrans et ses illusions. L'escroquerie morale est incontestable dans cette farce tragique et même des poulets à tous les repas n'y changeront rien. Mais je cite avec joie cette page incomparable de Céline :  


« Le Communisme matérialiste, c'est la Matière avant tout et quand il s'agit de matière c'est jamais le meilleur qui triomphe… La supériorité pratique des grandes religions chrétiennes, c'est qu'elles doraient pas la pilule. Elles essayaient pas d'étourdir, elles cherchaient pas l'électeur, elles sentaient  pas le besoin de plaire, elles tortillaient pas du panier. Elles  saisissaient l'Homme au berceau et lui cassaient le morceau d'autor. Elles le rencardaient sans ambages : Toi petit putricule informe, tu seras jamais qu'une ordure. De naissance, tu n'es que merde... Est-ce que tu m'entends ? C'est l'évidence même, c'est le principe de tout ! Cependant, peut-être... peut-être... en y regardant de tout près... que t'as encore une petite chance de te faire un peu pardonner d'être comme ça tellement immonde, excrémentiel, incroyable, c'est de faire bonne mine à toutes les peines, épreuves, misères et tortures de ta brève ou longue existence. Dans la parfaite humilité… La vie, vache, n'est qu'une âpre épreuve ! T'essouffle pas ! Cherche pas midi à quatorze heures ! Sauve ton âme, c'est déjà joli… »

Et l'homme ne veut plus entendre : « Le moindre obstrué trou du cul se voit Jupiter dans la glace! ».  

Eh oui ! l'homme pèche par orgueil. Le matérialisme social  veut tout expliquer, tout juger, tout créer. La morale, processus social ! La psychologie, processus social ! Et l'homme, libéré du joug des classes possédantes et des disciplines religieuses, croyant vivre dans une société de saints et être saint lui-même, va offrir son échine à un autre fouet. Là, Céline rugit : « Pourtant qu'il soit debout, à quatre pattes, couché, à l'envers, l'homme n'a jamais eu, en l'air et sur terre, qu'un seul tyran : lui-même ! » Et impitoyable, il ajoute : « Pourtant, la vraie révolution ça serait bien celle des aveux, la grande purification ! »  

Dans toutes les sociétés modernes, il n'y a, je crois, qu'une différence de départs et de mots, mais les moyens et les résultats sont semblables. Tous les États totalitaires sont des fruits de l'orgueil humain. D'un côté, la masse est allée elle-même se mettre la corde au cou ; de l'autre, un homme ou des hommes se sont imposés aux autres. Mais cherchons bien et ne voyons-nous pas l'orgueil, l'incommensurable orgueil de ces disciples des idées, de ces philosophes en pantalons de velours ou en chemises noires qui, maîtres ou serfs, n'en sont pas moins tous inhumains. Les idées font les tyrannies et bientôt ce sera, comme le dit L.-F. Céline : « le nettoyage par l'idée ».  

Signalons, dans le même volume, le tragique et poignant récit de la vie du docteur Semmelweis, victime de la méchanceté des hommes. 

Lucien COMBELLE.

P.-S. — Le livre de L.-F. Céline n'a pas été donné par l'éditeur, car la Maison Denoël et Steele nous refuse tout service de presse. Cette maison a le sens des hiérarchies et ne veut connaître que les critiques littéraires autorisés. 


Arts & Idées n°12 décembre 1937


«BAGATELLES POUR UN MASSACRE», par Louis-Ferdinand  CELINE - Denoël. 


Le présent livre de Céline est à l'extrême limite de la littérature, mais son importance crée quelques obligations.  

En notre époque, se proclamer antisémite, c'est provoquer ou la moquerie ou la bagarre. L'antisémitisme est, en effet, très  mal jugé, surtout depuis Drumont et du Paty de Clam. On peut, sans danger, se dire antiallemand, anticatholique, antidémocrate, antisocial (là commencent les hurlements), mais il est désormais très dangereux de s'en prendre aux Juifs, même si le Talmud n'est pas de votre goût. C'est pourquoi le livre de Céline est un coup d'éclat, mieux, un pavé qui écrabouille. Ce violent pamphlet, vomi par Bardamu, ne se prête guère, il est vrai, aux travaux de la critique littéraire et quelles citations feraient admettre, par le plus exigeant des lecteurs, la carence du critique. Mais faute de place, nous n'essayerons pas de nous justifier. Et comme nous n'oublions pas la manie contemporaine de l'étiquetage, nous laisserons à d'autres le soin de fixer la nouvelle « position » de Céline.  

Notre vieille sympathie pour l'auteur du « Voyage au bout de la nuit » influence certainement notre présent jugement (si jugement il y a). Mais à la lumière de certains événements récents, nous comprenons pourquoi il a écrit ce livre. Chaque époque a « Les Châtiments » qu'elle mérite.  

Cette explosion, inattendue (Céline éventre non seulement les Juifs, mais aussi quelques littérateurs et grands de ce monde), embarrasse nombre de nos confrères qui ont horreur des complications ou des compromissions. Et Céline fait maintenant figure de galeux. Pensez donc ! il est antisémite.  

Diable d'homme ! sa grande gueule nous soulage et nous plaît. 

Lucien COMBELLE.