dimanche 6 octobre 2024

Lucien Combelle parle de Mea Culpa et Bagatelles pour un massacre dans Arts & Idées en 1937

Lucien Combelle parle de Mea Culpa et Bagatelles pour un massacre                             dans Arts & Idées en 1937

En juin 2024, paraissait Intellectuels dans la tourmente, un opuscule à destination des adhérents de la Société des Lecteurs de Céline. C'était la seconde partie de La réception de Guignol’s Band dans Révolution nationale en 1944. La première, Merci bien, Monsieur Céline ! (juin 2023), publiait un brillant article inédit de Jean Fontenoy, précédé d'une présentation de Philippe Vilgier, son biographe.




Dans Intellectuels dans la tourmente, la réception de Guignol's Band et plus généralement de l'œuvre de Céline était contextualisé dans une période troublée, à trois mois du D-day en Normandie, la critique littéraire ayant du mal à s'imposer face à une actualité sous les bombardements alliés !


Lucien Combelle à Apostrophes
 Lucien Combelle à Apostrophes


Le sujet était si vaste que nous avons dû en survoler certains aspects…

C'est le cas du rôle important joué par Lucien Combelle, rédacteur en chef de Révolution nationale. J'écrivais ainsi, page 9, “ C’est sans doute grâce à Combelle, avec qui il s’était lié, que Céline est venu à ce périodique car il était bien plus proche du Parti Populaire Français de Jacques Doriot que des agités cagoulards de Deloncle ou de Déat. Quant à lui, le journaliste de 27 ans n’était pas un novice ni en matière de presse, ni en Célinie… Il avait déjà écrit le 13 mars 1941, un solide “Céline et notre temps” pour La Gerbe, d’où l’avait vite chassé son incompatibilité d’esprit avec le trop conservateur Alphonse de Châteaubriant. Il avait aussi donné au Fait, deux articles en défense de l’auteur de Voyage ; le 22 février, une dénonciation des avanies subies par lui et une critique élogieuse de son premier roman ; le 8 mars, une prise à partie de Desnos après son éreintement des Beaux Draps dans Aujourd’hui. Avant cela, en mai 1936, Lucien Combelle avait lancé sa revue littéraire et poétique avec la bénédiction d’André Gide dont il était secrétaire. Dans cet Arts et Idées *, il écrivait déjà son admiration. Le n°7 de février 1937 donne sa vision de Mea Culpa qui « dit à l’homme quelques dures vérités » ; le n°13, un an après, parle de Bagatelles et en vante l’antisémitisme (cela lui vaudra, en novembre, une lettre, Lettres, Pléiade, 38-34, en forme de leçon de racisme : «vos anti-juifs puent la naphtaline»)… ”

Faute de place, je n'avais pas cité les textes des critiques de Mea Culpa et Bagatelles pour un massacre, les voilà in extenso.

Ch. Mouquet 


* Arts & idées : revue mensuelle / rédacteurs en chef : Lucien Combelle & Alain Bernard

Rédaction-Administration : 7, Rue Lhomond, PARIS 

La revue n'a pas trouvé ses lecteurs en dépit du soutien de personnalités comme Gide ou Cocteau. Il n'y a eu que douze numéros, six par an en 1936 et 1937.

Arts & Idées n°7 février 1937

« MEA CULPA », par Louis-Ferdinand CÉLINE - Denoël et Steele. 


Il y a quelques années, L.-F. Céline nous donna la joie de lire un livre magnifique : « Voyage au bout de la nuit ». Le lecteur se souvient de Bardamu et de certaines belles pages qui, par leur accent, leur souffle, leur sincérité, leur brutalité le laissaient ahuri et troublé. De la même veine est le « Mea Culpa », petit pamphlet dans lequel le père de Bardamu crache sa colère et son mépris. Après le livre d'André Gide, celui de Céline ne laisse aucun doute. Une faillite est à enregistrer.

Le pamphlet de Céline est violent et dit à l'homme quelques dures vérités. Cependant, il ne me semble pas qu'on ait attaché assez d'importance à ce petite livre. On juge souvent Céline sur son style et on a tort. Je ne sais quel écrivain a parlé de Pascal pour le comparer à Céline. C'était hardi mais pertinent. La révolte, le trouble, le secret désir de remettre l'homme à sa place et de lui imposer férocement une responsabilité, voilà, ce me semble, des caractères pascaliens. Que l'expérience communiste ait révolté un tel homme, quoi d'étonnant ? Ce paradis « hic et nunc » qui permet au disciple marxiste de nier et combattre le christianisme sans trop se fatiguer, a enlevé et enlève à l'homme un soutien séculaire : le communisme isole l'homme et ce dernier obéit. Il est maintenant seul avec ses machines, ses nouveaux tyrans et ses illusions. L'escroquerie morale est incontestable dans cette farce tragique et même des poulets à tous les repas n'y changeront rien. Mais je cite avec joie cette page incomparable de Céline :  


« Le Communisme matérialiste, c'est la Matière avant tout et quand il s'agit de matière c'est jamais le meilleur qui triomphe… La supériorité pratique des grandes religions chrétiennes, c'est qu'elles doraient pas la pilule. Elles essayaient pas d'étourdir, elles cherchaient pas l'électeur, elles sentaient  pas le besoin de plaire, elles tortillaient pas du panier. Elles  saisissaient l'Homme au berceau et lui cassaient le morceau d'autor. Elles le rencardaient sans ambages : Toi petit putricule informe, tu seras jamais qu'une ordure. De naissance, tu n'es que merde... Est-ce que tu m'entends ? C'est l'évidence même, c'est le principe de tout ! Cependant, peut-être... peut-être... en y regardant de tout près... que t'as encore une petite chance de te faire un peu pardonner d'être comme ça tellement immonde, excrémentiel, incroyable, c'est de faire bonne mine à toutes les peines, épreuves, misères et tortures de ta brève ou longue existence. Dans la parfaite humilité… La vie, vache, n'est qu'une âpre épreuve ! T'essouffle pas ! Cherche pas midi à quatorze heures ! Sauve ton âme, c'est déjà joli… »

Et l'homme ne veut plus entendre : « Le moindre obstrué trou du cul se voit Jupiter dans la glace! ».  

Eh oui ! l'homme pèche par orgueil. Le matérialisme social  veut tout expliquer, tout juger, tout créer. La morale, processus social ! La psychologie, processus social ! Et l'homme, libéré du joug des classes possédantes et des disciplines religieuses, croyant vivre dans une société de saints et être saint lui-même, va offrir son échine à un autre fouet. Là, Céline rugit : « Pourtant qu'il soit debout, à quatre pattes, couché, à l'envers, l'homme n'a jamais eu, en l'air et sur terre, qu'un seul tyran : lui-même ! » Et impitoyable, il ajoute : « Pourtant, la vraie révolution ça serait bien celle des aveux, la grande purification ! »  

Dans toutes les sociétés modernes, il n'y a, je crois, qu'une différence de départs et de mots, mais les moyens et les résultats sont semblables. Tous les États totalitaires sont des fruits de l'orgueil humain. D'un côté, la masse est allée elle-même se mettre la corde au cou ; de l'autre, un homme ou des hommes se sont imposés aux autres. Mais cherchons bien et ne voyons-nous pas l'orgueil, l'incommensurable orgueil de ces disciples des idées, de ces philosophes en pantalons de velours ou en chemises noires qui, maîtres ou serfs, n'en sont pas moins tous inhumains. Les idées font les tyrannies et bientôt ce sera, comme le dit L.-F. Céline : « le nettoyage par l'idée ».  

Signalons, dans le même volume, le tragique et poignant récit de la vie du docteur Semmelweis, victime de la méchanceté des hommes. 

Lucien COMBELLE.

P.-S. — Le livre de L.-F. Céline n'a pas été donné par l'éditeur, car la Maison Denoël et Steele nous refuse tout service de presse. Cette maison a le sens des hiérarchies et ne veut connaître que les critiques littéraires autorisés. 


Arts & Idées n°12 décembre 1937


«BAGATELLES POUR UN MASSACRE», par Louis-Ferdinand  CELINE - Denoël. 


Le présent livre de Céline est à l'extrême limite de la littérature, mais son importance crée quelques obligations.  

En notre époque, se proclamer antisémite, c'est provoquer ou la moquerie ou la bagarre. L'antisémitisme est, en effet, très  mal jugé, surtout depuis Drumont et du Paty de Clam. On peut, sans danger, se dire antiallemand, anticatholique, antidémocrate, antisocial (là commencent les hurlements), mais il est désormais très dangereux de s'en prendre aux Juifs, même si le Talmud n'est pas de votre goût. C'est pourquoi le livre de Céline est un coup d'éclat, mieux, un pavé qui écrabouille. Ce violent pamphlet, vomi par Bardamu, ne se prête guère, il est vrai, aux travaux de la critique littéraire et quelles citations feraient admettre, par le plus exigeant des lecteurs, la carence du critique. Mais faute de place, nous n'essayerons pas de nous justifier. Et comme nous n'oublions pas la manie contemporaine de l'étiquetage, nous laisserons à d'autres le soin de fixer la nouvelle « position » de Céline.  

Notre vieille sympathie pour l'auteur du « Voyage au bout de la nuit » influence certainement notre présent jugement (si jugement il y a). Mais à la lumière de certains événements récents, nous comprenons pourquoi il a écrit ce livre. Chaque époque a « Les Châtiments » qu'elle mérite.  

Cette explosion, inattendue (Céline éventre non seulement les Juifs, mais aussi quelques littérateurs et grands de ce monde), embarrasse nombre de nos confrères qui ont horreur des complications ou des compromissions. Et Céline fait maintenant figure de galeux. Pensez donc ! il est antisémite.  

Diable d'homme ! sa grande gueule nous soulage et nous plaît. 

Lucien COMBELLE. 




mardi 3 septembre 2024

Le Docteur Destouches et les Ardennes dans le trimestriel Terres ardennaises n° 91 juin 2005

 Le Docteur Destouches et les Ardennes dans le trimestriel Terres ardennaises (revue d’histoire et géographie locales) n° 91 juin 2005

La biographie de Frédéric Vitoux nous révèle que I'année 1923 fut un tournant décisif dans la formation médicale de Louis Destouches (1894-1961). Mois après mois, le futur écrivain du "Voyage au bout de la nuit" partagea son temps entre les stages hospitaliers imposés par la faculté, les premiers remplacements en cabinet - qu'il effectua principalement à Rennes -, et la fréquentation épisodique et tardive de l'lnstitut Pasteur. Parallèlement, il préparait les examens ponctuant le cycle alors très court des études médicales et allait enfin mettre en chantier la plus ieune de ses æuvres romanesques : “Semmelweis", à la fois travail de thèse et texte sensible où se conjuguent fougueusement médecine et poésie. Au beau milieu de cette studieuse année, entre deux vacations bretonnes, Louis Destouches fit un court voyage dans les Ardennes, le temps d'un remplacement d'été. Cet épisode méconnu de la vie du bon docteur ne manqua pas d'interpeller la communauté littéraire ardennaise menée par l'écrivain et poète Jean-Paul Vaillant (1897-1970) qui, près d'un an après la sortie évènement du Voyage au Bout de la Nuit (1932), glissa dans les colonnes de sa revue La Grive un court article en forme d'hommage à celui qui, dix ans plus tôt, n'était qu'un modeste médecin remplaçant.


Renoncements visionnaires, fuites imprudentes, courageux périples et petites lâchetés rythmèrent sans trêve les six décades du grand Céline. Son œuvre littéraire, sorte de grande fresque dansante dictée par une émotion crue, retranscrit en les magnifiant les faiblesses et les grandeurs du personnage : humanisme forcené, lucide et imparfait, joie maniaque de raconter la vie sous l'angle du paradoxe, tentations idéologiques, frustrations enfantines et amour d'un art qui convoque et consume tout en même temps I'envie, le rêve et l'espoir. 



Universellement applaudi à la naissance du Voyage au bout de la nuit (1932), Céline devint, après cinq ans d'une gloire méritée, le salaud paradoxal des pamphlets (Bagatelles pour un massacre, L'école des cadavres, Mea culpa). Assimilé pour toujours à ses inexcusables délires antisémites, celui qui ne collabora jamais, nonobstant les accusations de certains, connut après-guerre quinze années ingrates baignées de prison, d'oubli puis de Pléiade rédemptrice. Jusqu'au bout de ce chaotique parcours, Céline demeura obstinément fidèle à Asclépios. Sa carrière médicale ressemble d'ailleurs à une perpétuelle valse hésitation : du cabinet de quartier au dispensaire de banlieue, puis des missions intercontinentales pour la Société des Nations (auprès du Pr Ludwik Rachjman 1881-19651 qui fut le fondateur historique de l'Unicef et le promoteur de la future Organisation Mondiale de la Santé) aux sentiers de l'exode, à la fin de la guerre, avant les ultimes  consultations bénévoles dispensées dans sa demeure de Meudon où il acheva sa vie, le Dr Destouches fut un praticien aussi passionné qu'éparpillé, parfois improvisé, souvent démuni. Tour à tour correspondant régulier de la presse médicale, médecin de laboratoire pharmaceutique ou hygiéniste voyageur invité à découvrir et à commenter les outils de recherche les plus modernes, il collabora activement au progrès scientifique de son temps. Mais, au-delà des études de populations, de microbes ou de maladies qui occupèrent sans relâche les jeunes jours de sa carrière médicale, c'est bien l'homme, entité ô combien obscure et impénétrable, que Louis Destouches ne cessa jamais d'ausculter de sa plume et c'est à lui et à lui seul qu'il voua l'œuvre de toute sa vie.



Une année entre Seine et océan


1923 mis un point final aux années de formation théorique et pratique du jeune clinicien. De la faculté de Rennes, où débutèrent ses études, à celle de Paris, qui I'accueillit pour sa quatrième année dès l'hiver 1922, Louis enchaîna sans répit les stages hospitaliers et les examens de clinique médicale. En ce début d'année où les éditorialistes n'avaient de titres que pour la Ruhr occupée, la nomadite chronique, que Louis avait contractée dès l'adolescence et qui le mena quelques années plus tôt de Paris à Soho et de Douala à Rennes, semblait en phase quiescente ; pour les beaux yeux de la bretonne Edith Follet, épousée à Quintin en août 1919, notre impétrant avait provisoirement élu domicile à Rennes. Là, dans le feutre d'une conjugalité placide et cossue, à l'abri de hautes pierres encore tout humides des larmes mêlées d'une souveraine sacrifiée et, plus tard, du premier sang de la Révolution, il regardait grandir une petite fille qui avait à peu près l'âge de ses études. Bientôt, Louis laisserait pouloper à nouveau sa jeunesse ambitieuse au gré des métropoles et des exotismes... Pour l'heure, il était contraint de se diviser entre une capitale où le réclamaient les ultimes examens universitaires, et une province bretonne qui lui offrait ses premiers engagements professionnels et familiaux.


En janvier, Louis fut accueilli comme stagiaire dans le service chirurgical du professeur Delbet à l'hôpital Cochin. Durant les mois qui suivirent, les examens de doctorat, qu'il vit sanctionnés par des résultats souvent inégaux, le plongèrent dans un labeur dont il n'émergea qu'à l'aube de l'été. En juin, il reçut du doyen de la Faculté de Paris l'autorisation de soutenir une thèse universitaire. À partir de ce moment et jusqu'au premier mai 1924 - date à laquelle il obtint son doctorat - Louis s'attela à la préparation d'une biographie de l'obstétricien hongrois Fülop Ignaz Semmelweis (1818-1865), découvreur sans doute trop précoce de l'hygiène préventive par le lavage des mains. L'année qui conduisit notre jeune praticien à la soutenance de ce beau mémoire fut parsemée d'expériences innovantes et cruciales : grâce aux remplacements qu'il effectua régulièrement entre juin 1923 et juin 1924, la médecine devenait enfin la concrète compagne de son quotidien. Pour la première fois, le Dr Destouches se retrouvait seul face aux patients, armé de son bon sens clinique et de quelques livres, loin des lumières consolatrices de l'hôpital et des dogmes rassurants de la Faculté.


«Les remplacements, les dévouements... à la ville, en province, aux champs, parcouru bien des sentiers, escaladé bien des étages, tout fervent de I'art de guérir panser, consoler, accoucher, prescrire, peloter aussi... Sus à la douleur ! aux microbes ! à la fatigue ! à la mort ! à vingt-cinq formes de désespoir au moins !... Ah, résumation, tribulations ! nèfles ! crottes ! bon Dieu ! Petits profits, gros avatars ! Partout mes plumes !…» (1)



Le premier juin, ayant brillamment réussi le passage de son cinquième et dernier examen clinique, Louis démarra sa première vacation libérale dans le cabinet du Dr Porée, au 5 quai Lamennais à Rennes.


« De Rennes à Paris, écrit Frédéric Vitoux, Louis oscilla donc sans cesse » et « consacra la seconde moitié de I'année à des remplacements » (2). Pourtant, au beau milieu d'un été qui rennaise du Pr Follet (alors beau-père de Louis) jusqu'à l'automne, avant d'emprunter, au seuil de l'hiver, les corridors de l'Institut Pasteur, notre apprenti praticien décida de renoncer quelque temps à ses engagements rennais et trompa, durant la dernière quinzaine de juillet, sa ronflante Bretagne avec une sauvageonne au charme rugueux : l'Ardenne. Les trois mois de galopade absurde qu'il sacrifia, durant l'automne 1914, à un 12e Cuirassiers peu enclin à poursuivre le front du nord, lui avaient tout juste permis de frôler le sud puis l'est des Ardennes. Les martiales prémisses au Voyage au bout de la nuit s'en souviendraient quelques années plus tard:


« Dis donc, Kersuzon, que je lui dis, c'est les Ardennes ici tu sais... Tu ne vois rien toi loin devant nous ? Moi, je ne vois rien du tout... 

- C'est tout noir comme un cul, qu'il m'a répondu Kersuzon. Ça suffisait... » (3)


Si les Ardennes de Bardamu sentaient encore le canon, celles de Bagatelles pour un Massacre (1937), brandies par un Ferdinand, que I'indifférence générale à la montée de l'hitlérisme rendait fébrile, allaient prendre de véritables allures de représailles:


«[…] toi t'iras voir dans les Ardennes, te rendre compte un petit peu, de I'imitation des oiseaux par les petites balles si furtives... si bien piaulantes au vent... des vrais rossignols, je t'assure... qui viendront picorer ta tête...» (4)


Quatorze ans avant l'ombrageux Bagatelles, entre deux apocalypses, Louis partit découvrir au grand jour les reliefs et les profondeurs d'un nord-est voluptueusement enfoui dans le tortueux sillon de la basse vallée. Il retrouvait une vieille connaissance : la Meuse, dont il avait croisé le chenal variqueux entre nuit et rafales, à l'époque de la 7e division de cavalerie. Le 16 juillet 1923, ce fut une Meuse plus sereine qui accueillit notre remplaçant voyageur. Une Meuse dont les berges armées de hauts rocs et de bois arides se laissaient à présent contempler sans repliques de mitraille, sans ruptures d'éclairs, sans embuscades ni balles perdues. Des eaux désormais pacifiques tourbillonnaient au creux du gigantesque écrin qui s'écartelait pour offrir au regard de Louis l'étrange coquetterie d'une ville en forme de pont.


Quelle force, quelle envie poussa notre remplaçant à venir s'égarer au hasard des ruelles pentues de ce petit bourg industriel que George Sand, un demi-siècle plutôt, baptisa village de serruriers ? La lecture passionnée des mémoires de la grande dame, dont Louis était particulièrement friand, lui en souffla-t-il l'inspiration ? Voulait-il, à l'occasion de cette vacation revinoise, s'offrir un pèlerinage respectueux sur les romanesques sentiers du Malgrétout ? 

Le Dr Boucher, que Louis venait alors remplacer, lui fut-il vivement recommandé par un confrère parisien ou rennais ? Une chose est certaine aujourd'hui : à l'ombre de ses heures bretonnes, le Dr Destouches vint, par quelques beaux jours ensoleillés, dispenser une science médicale aussi neuve que vigoureuse dans Ie cœur altier de la vallée de la Meuse.



Des traces émouvantes


Officiel organe d'une communauté littéraire qui fit se côtoyer les plus fines plumes ardennaises, du conteur Jean-Paul Vaillant (1897-1970) au poète René Char (1907-1988), en passant par le romancier André Dhotel (1900-1991), le périodique La Grive nous offre la première trace historique du passage de Louis Destouches dans les Ardennes. En avril 1933, soit près d'un an après la parution retentissante du Voyage au bout de la Nuit (1932), un court article rendit hommage à cet épisode méconnu de la vie d'un médecin qui devenait désormais célèbre :


« Louis Ferdinand Céline (Dr Destouches) a habité Revin en juillet-août 1923. Il y remplaçait le Dr Boucher. Contrairement aux affirmations de presque toute la critique, son Voyage au bout de la Nuit n'est nullement une autobiographie. Les Revinois qui ont connu le Dr Destouches ont gardé le souvenir non pas d'un Bardamu, mais d'un garçon très sympathique et très distingué, n'ayant avec son héros que l'amour du paradoxe. Le peuple ardennais a discerné en lui un type : un type original qui osait traverser la rue Victor Hugo à purette (en tenue légère, ndlr)… Un jour qu'il voulait ausculter le côté droit d'une bonne vieille perchée dans un de ces vieux lits ardennais hauts sur pattes, ce côté droit étant celui du mur le docteur était fort embarrassé. Ne

pouvant déplacer le lit tout seul, il fit un bond par-dessus la brave femme, et put ainsi accomplir scrupuleusement son devoir professionnel... Ia pauvre a survécu quelques mois à ce traitement acrobatique. » (5)


Du 16 au 30 juillet 1923, Louis Destouches tint une consultation quotidienne au cabinet du 

Dr Boucher, situé au numéro 54 de la rue Victor Hugo. Les visites de malades à domicile, qu'il fit «en bras de chemise», nous précisent les anonymes témoins de La Grive, lui permirent de se familiariser avec les mœurs locales ; sans doute put-il longuement se régaler d'un patois d'où rejaillissaient parfois, au détour d'un « l'gamin avot attrapé une déclichette à li vider tous les boyaux » ou d'un « on n'avot mie d'sous pou'aller woir lu médecin », quelques lointaines résonances d'une verve rabelaisienne si douce aux oreilles du futur Céline. Le verbe coloré et gaudriolant des sangliers constitua sans doute un excellent repas spirituel pour la plume gourmande de celui dont le style, au moment où s'ébauchait La vie et l'œuvre de P. L Semmelweis, conservait encore une élégance tout académique.


Au quotidien de l'omnipraticien, fait de rendez-vous, d'imprévus, d'attentes et de réveils nocturnes, Revin ajoutait deux ingrédients supplémentaires : le travail en milieu semi-rural et la proximité des fonderies industrielles, grandes pourvoyeuses de pathologies en tous genres. Depuis les grandes réformes médicosociales de la Belle Epoque et particulièrement depuis la loi de 1898 sur la législation des accidents du travail, les ouvriers bénéficiaient enfin d'une indemnisation par l'employeur des soins de blessures ou de maux que les heures d'atelier pouvaient occasionner. Revin, ville réputée depuis la fin du XIXe siècle pour un parc métallurgique que la Grande Guerre avait partiellement ravagé, connaissait alors une période de reprise florissante. Relancées à plein régime par des industriels aussi créatifs qu'ambitieux, les fonderies Martin, Grosclaude ou Faure ouvraient toutes grandes leurs gueules pour happer une main-d'œuvre provenant aux trois quarts de la région et pour le reste du grand flux des immigrés de Pologne, d'Allemagne ou d'Italie. La croissance industrielle, oublieuse pressée des atrocités d'une Grande Guerre encore tiède, réclamait à présent sa chair à canon. Insatiable, elle ne rechignait pas à en déraciner au passage quelques milliers, charriant avec eux autant d'espoirs, de frayeurs, d'ignorances et d'incurables nostalgies. Les premières bagarres racistes, auxquelles Le Petit Ardennais donnait un écho parfois complaisant, grevaient à leur façon le bilan de la morbidité ouvrière locale.


Des mouleurs, des râpeuses, des monteurs, des émailleurs, des manœuvres de toutes nationalités, sournoisement égratignés par un chaudron chauffé à blanc, vinrent s'en remettre chaque jour aux bons soins de l'élégant remplaçant. Et Louis en diagnostiqua des accidents d'usine ! Piqûres de la main, contusions du globe oculaire, lumbagos, blessures complexes, coliques saturnines... L'homme qui signait à l'encre violette “Dr Destouches et Boucher” au bas des imprimés municipaux examina, palpa, ausculta, pansa et mis au repos un nombre respectable de victimes de l'acier. Si l'époque avait imposé le secret médical, des traces écrites de ces actes eussent été difficiles à retrouver ; mais heureusement, si l'on peut dire, et alors qu'ils ne concernent aujourd'hui que le salarié, l'employeur et la caisse d'assurance maladie, les accidents du travail faisaient à cette époque l'objet d'un bordereau rempli par le secrétaire de mairie suivi par une parution détaillée dans Le Petit Ardennais.


Ce fut là, sans doute, les premiers vrais contacts de Louis avec le domaine passionnant et complexe de la médecine du travail. Quelques années plus tard, les missions hygiénistes de la SDN l'enverraient dans un Nouveau Monde où il allait découvrir l'esclavagisme moderne des usines automobiles de Détroit et ses chaînes de montage peuplées de précaires, d'invalides ou de canoniques devant enchaîner à une cadence infernale une série de gestes décérébrant. Le souvenir plus ou moins déformé de cette expérience ne cesserait plus alors de hanter la mémoire du médecin et celle de l'écrivain. En témoigne cet article qu'il adressa à La Presse Médicale en octobre 1928 : L'usine, écrivit-il, était, en matière de diagnostic, un endroit bien plus favorable que le cabinet. Là, pensait-il, les hommes abandonnaient leurs doléances subjectives, et leur illusions sans doute, pour offrir au clinicien la nudité de leurs symptômes. Si la fouille minutieuse des documents locaux ne nous permet pas de savoir de quelle manière se rencontrèrent les docteurs Boucher et Destouches, une petite visite aux archives de Charleville-Mézières, puis à la bibliothèque de Sedan, nous apprend néanmoins que Jules Auguste Boucher (1877-1952) officia à Revin de 1902 à 1928 sans jamais s'impliquer dans une quelconque activité politique municipale. Au terme d'études médicales débutées à Paris et achevées à Reims, ce fils de cabaretier originaire de Rocroi soutint en 1901 une thèse sur les rapports conflictuels qui existaient à l'époque entre les médecins belges et français travaillant dans les communes frontalières : bien avant que les années cinquante ne donnent à l'Europe une forme plus concrète et des fondements législatifs, une convention de 1881 autorisait en effet les praticiens des deux Ardennes à exercer ponctuellement leur art dans quelques communes limitrophes du pays voisin. Le pamphlétaire mémoire de Jules Boucher accusait quant à lui les Esculapes de Wallonie de violer systématiquement les frontières et la convention pour venir se constituer une clientèle française ; dénonçant les pratiques de certains médecins belges, qui allaient « à 4 km et plus par au-delà de ces limites » et se rendaient « à jour fixe dans les auberges des villages français, pour y répandre les bienfaits de leur science »(6) ,|e thésard se plut à rêver d'une convention nouvelle qui établirait des sanctions à l'encontre des fraudeurs et imposerait une stricte équivalence de diplômes... Rendons justice aux frontaliers qui choisirent de se faire soigner par un médecin belge au début des années vingt : contrairement à leurs confrères de France, ces derniers délivraient aussitôt les médicaments qu'ils prescrivaient, le tout pour des tarifs de prestation tout à fait concurrentiels ! Ce texte polémiste, seule trace sans doute de Jules Boucher aujourd'hui, a au moins le mérite de nous éclairer un peu sur les habitus de nos confrères qui exerçaient en campagne ardennaise il y a un peu moins de 100 ans. Trois ans après l'installation de Jules Boucher, un autre médecin revinois terminait la sienne : le Dr Séjournet. Méritant de figurer au sein des glorieux du panthéon scientifique ardennais, ce praticien publia de nombreux et intéressants travaux dans la fameuse Union Médicale du Nord Est. À la lumière d'observations faites en parcourant les villages de la basse vallée, où le mariage consanguin demeura longtemps une vieille habitude, il étudia les modes de transmission de certaines maladies héréditaires. À une époque où le microbe ne connaissait point encore de remède, il défendit ardemment la prometteuse sérothérapie des pastoriens, tout en se montrant réservé à l'endroit de l'origine prétendument infectieuse de certaines maladies qu'elle prétendait traiter ; auteur de longues et passionnantes chroniques dans le bulletin médical de la région, le Dr Séjournet publia également quelques traités de pathologie bien documentés.



La liste des Ardennais qui défrayèrent l'histoire de la médecine, du baron Jean-Nicolas Corvisart (1755-1821) au pédiatre Sedanais Robert Debré (1882-1978), mériterait sans doute une belle encyclopédie ; un cardiologue carolomacérien en fit, il y a quelques années, un admirable petit dictionnaire. L'ubiquitaire Louis Destouches, dont le nom figure dans l'index de presque tous les traités récents d'histoire de la médecine, mérite désormais d'y appartenir.


Les admirateurs de Céline qui auraient envie de se laisser héler par le doux racolage des dames de Meuse jusqu'aux berges de Revin, iront d'abord se rafraîchir, à I'orée de la ville, des verdeurs charmantes du parc Rocheteau ; là, entre arbrisseaux et pierres usées, ils trouveront les archives de M. François Lorent, où dorment les précieux feuillets noircis par Ie Dr Destouches. Ayant traversé le pont, les aventureux pouloperont à loisir au gré des bas et des hauts d'une rue Victor Hugo tendue d'un quai de Meuse l'autre. Ils pourront pénétrer dans l'épaisse bâtisse qui se tient au 54, aujourd'hui résidence de monsieur le Maire. Ils constateront qu'à pied, muni de quelques papiers et d'une pesante sacoche de cuir brun, sous un suant soleil de pleine campagne, il vaut mieux renoncer au complet élégant et courir chez le malade à purette.

Stéphane BALCEROWIAK.


1. CELINE (L.-F.) Féerie pour une autre fois, Paris : Gallimard, 1995 : 37.

2. VITOUX (F.) La vie de Céline, Paris : Grasset et Fasquelle, 2OOS : 257_238.

3. CELINE (L.-F.) Voyage au bout de la nuit, Paris : Gallimard, 1996 : 28.

4. CELINE (L.-F.) Bagatelles pour un massacre, Paris : Denoë|, 1957 : 194.

5, RICHART Le Dr Destouches et les Ardennes, La Grive, 1933, 20, 39.

6. BOUCHER (Jutes) De l'exercice de la médecine sur la frontière franco-belge, Paris : Vigot frères, 1901, 14-1S.

7. TOUCHE (M.) Médecins Ardennais d'hier et d'aujourd'hui, Charleville : SOPAIC, 1993.




samedi 29 juin 2024

Céline envoûté par la Revue des deux mondes par Olivier Cariguel

 CÉLINE, L’INDOMPTABLE (Revue des Deux Mondes de juin 2011)

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CÉLINE ENVOÛTÉ PAR LA REVUE DES DEUX MONDES 

 Par OLIVIER CARIGUEL 

« Vive les vieux auteurs ils ont tout dit. Je me gave de la Revue des Deux Mondes vers 1890. » Lettre de Céline au docteur Alexandre Gentil (1) 



Qui de plus éloigné des valeurs de la Revue des Deux Mondes, parangon de l’académisme et de la modération, que Céline, qui «conduit à des étendues fétides»? « Six cent vingt pages dont beaucoup sont ordurières. [...] Ne retenons que le titre qui est beau : Voyage au bout de la nuit. Et que le reste soit silence(2)», conclut le critique André Chaumeix à la fin de sa chronique en jan- vier 1933. Il a retenu son souffle. Le roman lui « a inspiré l’horreur parce qu’il est plein de grossièretés, anarchique et blasphématoire », mais la clameur générale qui l’accueillit l’avait contraint à ne pas le passer sous... silence. Sa « réaction académique » fut remarquée. Chaumeix est l’auteur de l’un des « deux articles très durs » parus la même semaine contre Voyage au bout de la nuit avec celui de Henri de Régnier au Figaro. Les deux immortels furent vite épinglés par D’Artagnan : «[Ils] reprochent à M. L.-F. Céline ses “termes scatologiques” et ses “étendues fétides”. Pouah ! l’Académie se bouche le nez. Bon signe. Cette dernière consécration manquait encore au lauréat du prix Théophraste-Renaudot. Rien ne manque plus désormais à sa gloire. (3) » 
L’estocade de D’Artagnan, petite revue pamphlétaire, sera relayée par la Laborieuse, qui inscrit à sa rubrique du « sottisier » de la semaine sous le titre « La Revue des Deux Mondes qui se bouche le nez » (4) un extrait de l’article de Chaumeix. À l’inverse, les appré- ciations que Céline a écrites ou formulées sur la Revue sont multiples et louangeuses. Selon Lucien Rebatet, il puisait d’anciens numéros dans la « vaste bibliothèque » du château de Sigmaringen, qui était ouverte aux collaborateurs français en déroute : « Céline y avait choisi une vieille collection de la Revue des Deux Mondes, 1875-1880. Il ne tarissait pas sur la qualité des études qu’il y trou- vait : “Ça, c’était du boulot sérieux... fouillé profond, instructif... Du bon style à la main... Pas de blabla.” C’est la seule lecture dont il se soit jamais entretenu devant moi. (5) » 
Sa correspondance est émaillée de ses lectures enthousiastes. Dans une lettre inédite à son ami le docteur Alexandre Gentil, Céline lui confie en 1945 qu’il « dévore » les volumes conservés à la Bibliothèque royale de Copenhague, « d’une richesse presque incroyable en livres français. On y trouve au moins deux cents dic- tionnaires français de toutes les époques depuis 1700 ! Cela me semble aussi riche que la Bibli[othèque] Nat[ionale] de Paris (6) » :  « Ici l’isolement intellectuel est total. Hélas je suis encore trop malade pour pouvoir remuer – et surtout voyager. Je dévore la revue des 2 mondes des années à partir de 1892 ! Quelle mine ! Quelles plumes, quels caractères à l’époque ! Quelle décadence ! À celui qui rabibocherait affriolerait au goût jazz un jour cette matière si riche je promets une de ces carrières littéraires qui mettra la Mazarine à ses pieds ! Il y a des reportages par É[lisée] Reclus qui sont géniaux sur les premiers temps de l’USA et sur l’anthropophagie ! même les critiques des Salons à l’époque sont à prendre de la graine. Tu vois cher vieux où j’en suis ! J’ai mal à la tête et à la main avec les premiers froids que je ne sais plus où me mettre. (7) » 
Impression durable, confirmée dans une lettre de 1947 au jour- naliste Charles Deshayes : « Les Revue des Deux Mondes – 1916 – elles me passionnent à souhait. (8) » Deux ans plus tard, il écrit à Jean Paulhan qu’il a acheté « pour un morceau de pain » à Copenhague toute la collection depuis ses débuts (9). Il semble aussi, d’après l’incipit de Féerie pour une autre fois I, qu’il possédait avant-guerre à Saint-Germain-en-Laye une collection de cinquante volumes reliés en bon état. Au même Paulhan, Céline raconte ses lectures intégrales, on le sent soulevé par les sommaires, comme envoûté : « Les Deux Mondes me boudent. Ils ont tort. Je les adore. Leur Revue est mon vice. J’ai la collection depuis 1850. Je m’en gorge, j’y trouve une joie interminable, un plaisir divin et démoniaque. Je lis tout. Les comptes rendus de la Chambre 1905, les comédies 1892... Je sais d’avance tout ce qui va se passer. Dans quelle trappe vont disparaître tous ces guignols ! leurs promesses ! leurs certitudes ! Je suis le Destin.  Et puis quels talents ! Avez-vous lu les reportages d’Élisée Reclus sur l’amérique du Nord ?  Ah fadeurs, platitudes de nos journalistes actuels ! (10) » 
En effet, deux « reportages » du géographe et anarchiste Élisée Reclus qui avait été exilé (lui aussi !) aux États-Unis de 1853 à 1857 en particulier à La Nouvelle-Orléans ont bien été publiés sur l’esclavage aux États-Unis dans la Revue des Deux Mondes en novembre 1860 (« Le Code noir et les esclaves ») puis en janvier 1861 (« Les planteurs et les abolitionistes » (11)). Ils s’inséraient dans une importante série d’études parus entre 1859 et 1863 sur la jeune nation américaine peinte sous les angles les plus divers : le Mississippi, le mormonisme, « le coton et la crise américaine », et « les Noirs américains depuis la guerre » sont des questions longuement traitées (12). Il juge par ailleurs « véritable- ment merveilleux » un article de Taine « Psychologies [sic] des chefs jacobins » (Revue des Deux Mondes du 15 septembre 1884) (13) qu’il « recommande chaudement » à son ami le docteur Gentil (14). « Parmi les jacobins, écrit Taine, trois hommes, Marat, Danton, Robespierre, ont mérité la prééminence et possédé l’autorité : c’est que par la difformité et la déformation de leur esprit et de leur cœur, ils ont rempli les conditions requises. » À grand renfort de citations et de références, l’historien dresse un portrait impitoyable des révolutionnaires qui a manifestement ravi Céline. 
Ce goût pour les vieux numéros s’explique sans doute par son attirance pour le passé, les cataclysmes historiques. À son ami Albert Paraz, il avoue avoir « le goût de relire inlassablement de vieilles Revues des Deux Mondes ». Il en devient maniaque. Et il ajoute « Mon monde à moi est défunt – parmi les défunts. (15) » Dans Féerie pour une autre fois I, toujours : « Rien m’enivre comme les forts désastres, je me saoule facilement des malheurs, je les recherche pas positive- ment, mais ils m’arrivent comme des convives, qu’ont des sortes de droits. (16) » Enfin en 1946, il résume ses impressions de lecteur : « J’ai fini mes 2 mondes. Quelles joies ils me donnent ! On se sent dieu à relire les événements à l’envers, les bafouillages de tous les gens pompeux, augustes, redoutables, allant vers les événements que nous connaissons ! batifolants, pontifiants, ergotants, tous les genres ! et youp ! dans la marmite ! l’effroyable chaos ! on prend ainsi de la sérénité de la sagesse aussi. Les mêmes ou leurs pareils aujourd’hui chipotent bafouillent le long des mêmes sentiers vers les infernales marmites où ils choiront tous. Bien contents ! Les romans sont à mourir de sottise, de suffisance et de sentiments, mais les études techniques sont remarquables. (17) » 
Rappelons que la présence de la Revues des Deux Mondes dans des bibliothèques de lettrés (le château de Sigmaringen appartenant aux Hohenzollern, la bibliothèque de son avocat danois marié à une Française) s’expliquait par sa large diffusion parmi les élites étrangères. Exilé au Danemark et coupé des affaires du pays natal, Céline lit ou relit avec avidité Victor Hugo, Jules Vallès, tout ce qui lui tombe sous la main, faute de mieux. Son séjour de 552 jours dans les geôles danoises (décembre 1945-février 1947) accentua sa solitude et aiguisa son envie des lire des livres et des périodiques français. Sa correspondance avec sa secrétaire Marie Canavaggia est parsemée de commandes de livres et de journaux, du Figaro litté- raire à l’Humanité, « le plus haineux, qui donne le la de l’époque ». Jamais à court d’autoanalyse, Céline décryptera lui-même sa passion pour la Revue des Deux Mondes : « C’est le signe de l’âge et de la fin, la révision avant le départ j’imagine... Je n’ai plus commerce qu’avec des morts déjà... avant la grande culbute que l’on semble nous préparer (18). » 
L’histoire ténue des relations de Céline avec la Revue connaît un épilogue amusant après sa mort le 1er juillet 1961. Vingt-huit ans après la chronique de Chaumeix – pas d’autre article depuis –, une nécrologie de quatre pages paraît dans la livraison du 1er août 1961 sous la plume de Saint-Paulien, pseudonyme de Maurice-Yvan Sicard. Sans relief mais très positif, l’article abuse de comparaisons parfois saugrenues avec d’autres écrivains (« Il soutiendra avantageusement la comparaison avec Hemingway, qui eut l’honneur d’être en ce siècle, comme lui, un grand aventurier des lettres » (19)) ou s’égare jusqu’à la provocation (« C’était un réprouvé politique. Pareil au poète Federico Garcia Lorca, il fut l’une des victimes de ses prophéties (20) »). Pourtant Sicard avait, dit-il, fréquenté l’écrivain. Il avait rencontré Céline à Montmartre dans l’atelier de Gen Paul et se présentait comme un ami de l’acteur Robert Le Vigan (21). Il mentionne une discussion avec Céline : « Nous lui avions dit, jadis, pourquoi il ne convenait pas qu’il pût se prendre pour l’Annonciateur de la mort de l’Occident. » Mais au-delà de ce souvenir de conversation, il avait ardemment défendu Céline à la sortie de Voyage au bout de la nuit et avait été condamné en janvier 1934 à 200 francs d’amende et 30 000 francs de dommages et intérêts pour avoir diffamé le président de l’académie Goncourt Rosny Aîné et l’un de ses jurés, Roland Dorgelès. Au cours d’une interview parue dans Lectures du soir,  Sicard avait prêté des propos injurieux et diffamatoires à Lucien Descaves, juré Goncourt qui avait voté pour Céline en 1932, et qui aurait concédé à Sicard que la voix du président s’achetait au plus offrant. Malgré des tentatives d’apaisement, Sicard s’enferra et perdit en correctionnel (22)
. Par la suite, Sicard adhérera au Parti populaire français de Jacques Doriot à sa fondation en 1936, en gravira les échelons et sera nommé sous l’Occupation rédacteur en chef de l’Émancipation nationale, le journal doriotiste, tout en assurant la propagande de ce parti. À la Libération, il suit Doriot en Allemagne puis se réfugiera en Espagne avant de revenir en France en 1957. Il prend alors le pseudonyme de Saint-Paulien et continuera une carrière de romancier et signera une Histoire de la collaboration en 1964 sans cacher son passé politique. À la mort de Céline, la Revue des Deux Mondes a donc publié un article écrit par l’un de ses thuriféraires, condamné pour diffamation et au passé collaborationniste notoire. Il était donc écrit quelque part que la passion de Céline pour la Revue finirait par déteindre sur elle par un détour inattendu. 

1. Lettre non datée [1945] de Céline à Alexandre Gentil. Archives privées.
2. André Chaumeix, « Romans et prix littéraires », Revue des Deux Mondes, 1er janvier 1933, p. 208.
3. « Les 93 », « Réaction académique », D’Artagnan, 8e année, n° 325, 14 janvier 1933, p. 20.
4. Jeanne Alexandre, « Libres propos. Sottisier », in la Laborieuse, Nîmes, 7
4. Jeanne Alexandre, « Libres propos. Sottisier », in la Laborieuse, Nîmes, 7
4. Jeanne Alexandre, « Libres propos. Sottisier », in la Laborieuse, Nîmes, 7e année, nouvelle série, n° 1, 25 janvier 1933, p. 51. 
5. Lucien Rebatet, « D’un Céline l’autre », in Céline, Cahiers de l’Herne, n° 3, 1963, p. 51-54.
6. Lettre de Céline à Alexandre Gentil, 7 octobre 1945, archives privées.
7. Lettre de Céline à Alexandre Gentil, 2 août 1945, archives privées. 
8. Lettre du 4 septembre 1947, in Louis-Ferdinand Céline, Lettres à Charles Deshayes 1947-1951, « Bibliothèque L.-F. Céline », Bibliothèque de littérature française contemporaine, 1988, introduction et notes de Pierre-Edmond Robert, p. 47. 9. Lettre du 27 février 1949 de Céline à Jean Paulhan, in Louis-Ferdinand Céline, Lettres à la NRF 1931-1961, préface de Philippe Sollers, édition établie présentée et annotée par Pascal Fouché, Gallimard, 1991, p. 88. 
10. Lettre du 21 janvier 1949 de Céline à Jean Paulhan (n° 64), ibidem, p.84.
11. Revue des Deux Mondes, 1er janvier 1861, p.118-154.
12. Un volume de fac-similés de ces articles d’Élisée Reclus a paru sous le titre les États-Unis et la guerre de Sécession. Articles publiés dans la Revue des Deux Mondes (Éditions du comité des travaux historiques et scientifiques, édité par Soizic Alavoine-Muller, « CTHS Format n° 61 », 2007).
13. Henri Taine, « Psychologie des chefs jacobins », Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1894, p. 325-367.
14. Lettre de Céline à Alexandre Gentil, 7 octobre 1945. Archives privées.
15. Lettre du 23 janvier 1948, in Lettres à Albert Paraz 1947-1957, édition établie et annotée par Jean-Paul Louis, Gallimard, Cahiers Céline, n° 6, 1980 p. 54.
16. Louis-Ferdinand Céline, Féerie pour une autre fois I, in Romans, tome IV, Galli- mard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, p. 14.
17. Lettre du vendredi 31 août 1946 de Céline à maître Thorvald Mikkelsen et à Lucette Destouches (n° 46-17), p. 829.
18. Lettre du 3 août 1947 de Céline à Marie Canavaggia, in Lettres à Marie Cana- vaggia 1936-1960, Gallimard, « Les cahiers de La NRF », 2007, édition établie et annotée par Jean-Paul Louis (édition revue et corrigée), 2007, p. 331.
19. Saint-Paulien, « Louis-Ferdinand Céline », Revue des Deux Mondes, 1
12. Un volume de fac-similés de ces articles d’Élisée Reclus a paru sous le titre les États-Unis et la guerre de Sécession. Articles publiés dans la Revue des Deux Mondes (Éditions du comité des travaux historiques et scientifiques, édité par Soizic Alavoine-Muller, « CTHS Format n° 61 », 2007).
13. Henri Taine, « Psychologie des chefs jacobins », Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1894, p. 325-367.
14. Lettre de Céline à Alexandre Gentil, 7 octobre 1945. Archives privées.
15. Lettre du 23 janvier 1948, in Lettres à Albert Paraz 1947-1957, édition établie et annotée par Jean-Paul Louis, Gallimard, Cahiers Céline, n° 6, 1980 p. 54.
16. Louis-Ferdinand Céline, Féerie pour une autre fois I, in Romans, tome IV, Galli- mard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, p. 14.
17. Lettre du vendredi 31 août 1946 de Céline à maître Thorvald Mikkelsen et à Lucette Destouches (n° 46-17), p. 829.
18. Lettre du 3 août 1947 de Céline à Marie Canavaggia, in Lettres à Marie Cana- vaggia 1936-1960, Gallimard, « Les cahiers de La NRF », 2007, édition établie et annotée par Jean-Paul Louis (édition revue et corrigée), 2007, p. 331.
19. Saint-Paulien, « Louis-Ferdinand Céline », Revue des Deux Mondes, 1
12. Un volume de fac-similés de ces articles d’Élisée Reclus a paru sous le titre les États-Unis et la guerre de Sécession. Articles publiés dans la Revue des Deux Mondes (Éditions du comité des travaux historiques et scientifiques, édité par Soizic Alavoine-Muller, « CTHS Format n° 61 », 2007).
13. Henri Taine, « Psychologie des chefs jacobins », Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1894, p. 325-367.
14. Lettre de Céline à Alexandre Gentil, 7 octobre 1945. Archives privées.
15. Lettre du 23 janvier 1948, in Lettres à Albert Paraz 1947-1957, édition établie et annotée par Jean-Paul Louis, Gallimard, Cahiers Céline, n° 6, 1980 p. 54.
16. Louis-Ferdinand Céline, Féerie pour une autre fois I, in Romans, tome IV, Galli- mard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, p. 14.

17. Lettre du vendredi 31 août 1946 de Céline à maître Thorvald Mikkelsen et à Lucette Destouches (n° 46-17), p. 829.
18. Lettre du 3 août 1947 de Céline à Marie Canavaggia, in Lettres à Marie Cana- vaggia 1936-1960, Gallimard, « Les cahiers de La NRF », 2007, édition établie et annotée par Jean-Paul Louis (édition revue et corrigée), 2007, p. 331.
19. Saint-Paulien, « Louis-Ferdinand Céline », Revue des Deux Mondes, 1er août 1961, p. 472.
20. Ibidem.
21. Sicard republiera en plaquette sous le nom de Saint-Paulien sa nécrologie de la Revue des Deux Mondes à l’hiver 1988 (Louis-Ferdinand Céline, Van Bagaden, tirage à 120 exemplaires, onzième titre de la collection « Céliniana ».) Les liens avec Gen Paul et le Vigan sont cités dans l’introduction du volume.
22. Voir les détails de l’affaire dans François Gibault, Céline 1932-1944 : délires et persécutions, Céline, tome II, Mercure de France, 1985, p. 27-33. 
20. Ibidem.
21. Sicard republiera en plaquette sous le nom de Saint-Paulien sa nécrologie de la Revue des Deux Mondes à l’hiver 1988 (Louis-Ferdinand Céline, Van Bagaden, tirage à 120 exemplaires, onzième titre de la collection « Céliniana ».) Les liens avec Gen Paul et le Vigan sont cités dans l’introduction du volume.
22. Voir les détails de l’affaire dans François Gibault, Céline 1932-1944 : délires et persécutions, Céline, tome II, Mercure de France, 1985, p. 27-33. 
Olivier Cariguel est historien, spécialiste de l’édition et des revues littéraires du XXe siècle à nos jours. Il a publié Panorama des revues littéraires françaises sous l’Occupation, juillet 1940-août 1944 (Imec, 2007) et a dirigé l’édition de Stèle pour James Joyce de l’académicien Louis Gillet (Pocket, 2010).