vendredi 25 janvier 2019

Merline… la monstrueuse puissance du nihilisme par Ernst Jünger


Ernst Jünger sur Céline 

dans Premier journal Parisien (1941-1943)



Paris, le 7 décembre 1941
L'après-midi à l'institut Allemand, rue Saint-Dominique. Là, entre autres personnes, Merline, grand, osseux, robuste, un peu lourdaud, mais alerte dans la discussion ou plutôt dans le monologue. Il y a, chez lui, ce regard des maniaques, tournés en dedans, qui brille comme au fond d'un trou. Pour ce regard, aussi, plus rien n'existe ni à droite ni à gauche : on a l'impression que l'homme fonce vers un but inconnu. «J'ai constamment la mort à mes côtés» […]
Il dit combien il est surpris, stupéfait, que nous, soldats, nous ne fusillions pas, ne pendions pas, n'exterminions pas les Juifs – il est stupéfait que quelqu'un disposant d'une baïonnette n'en fasse pas un usage illimité. « Si les Bolcheviks étaient à Paris, ils vous feraient voir comment on s'y prend ; ils vous montreraient comment on épure la population, quartier par quartier, maison par maison…» […]
J'ai appris quelque chose, à l'écouter parler ainsi deux heures durant, car il exprimait de toute évidence la monstrueuse puissance du nihilisme.

Paris, le 14 mars 1943 
Il m'a dit que cet auteur (Céline), malgré ses revenus élevés, est toujours à court d'argent, car il le distribue entièrement aux prostituées qui, avec toutes leurs maladies, ont recours à ses soins. 

Paris, 16 novembre 1943 
Le soir à l'institut allemand. Il y avait le sculpteur Breker avec sa femme, qui est grecque; De plus, Mme Abetz et les jolies figures d’Abel Bonnard et de Drieu La Rochelle, contre lesquelles, en 1915, j’ai échangé des coups de feu. [...] Céline, aux ongles sales: maintenant dans une phase où la vue des nihilistes devient physiquement insupportable. 

À la date du 22 Juin 1944, Ernst Jünger n'a pas changé d'opinion sur Céline :
«(Heller) m'a raconté que Merline, aussitôt après le débarquement, avait demandé d'urgence des papiers à l'ambassade et s'était déjà réfugié en Allemagne. Curieux de voir comme des êtres capables d'exiger de sang-froid la tête de millions d'hommes s'inquiètent de leur sale petite vie. Les deux faits sont liés.»




Journal de guerre (Strahlungen 1949, trad. fr. René Julliard 1951 et 1953)
Jünger, «Ce petit Boche... cette espèce de flic. »

En 1951, Céline était revenu d'exil. En 1951 aussi, les Strahlungen d’Ernst Jünger, qui sont ses journaux de la Deuxième Guerre mondiale, avaient été publiés en traduction française. Dans ces carnets, Jünger mentionne une conversation explosive qu'il a eue pendant l'occupation allemande de la France avec un Français. Jünger avait donné à ce Français un pseudonyme, mais le traducteur, sans avertir Jünger, avait tout simplement remplacé ce pseudonyme par le nom de Céline.
À cause de cette indiscrétion, une succession de procédures ridicules et désagréables pour les deux parties s'ensuivit. On eut recours aux tribunaux. Pour Céline, il avait été très désagréable de voir se raviver à nouveau tout le débat sur sa pseudo-collaboration avec les Allemands, débat qui s'était assoupi au moment de son retour en France. Tout cela me repassait dans la tête avec la vitesse de l'éclair et j'ai dit à Céline qu'il nous avait reçu fort aimablement mais que je ne voulais pas lui dissimuler que j'avais été le secrétaire de Jünger. L'effet de cette divulgation fut étonnant. Pour la première fois, Céline lève la tête, pour la première fois, il me regarde droit dans les yeux. De sa bouche s'écoule alors un flot de gros mots, prononcés à froid, un flot de ces gros mots si nombreux dans ses livres. Il répétait sans cesse deux expressions : «Ce petit Boche... cette espèce de flic. »
Ce qui était déroutant, c'est que Céline, en prononçant ces mots, ne s'énervait pas, n'élevait même pas la voix. Il n'était pas hystérique, ou alors c'était une hystérie sur glace! La mention du nom [de Jünger] l'avait réveillé. Il nous a alors accompagnés dans le corridor vers la porte de la maison et a commencé à nous parler avec jovialité.

Armin MOHLER Visite à Céline dans Von rechts gesehen, Stutgart, Seewald Verlag, 1974 Source : http://louisferdinandceline.free.fr/indexthe/temoigna/mohler.htm

Commentaires
Rappelons que ce commentaire très dur sur Céline a été publié (sinon écrit !) en 1951… Jünger lui-même n'était pas en odeur de sainteté dans son pays à cause de ses accointances avec la droite allemande et même avec les Nazis, certains lui reprochant par exemple d'avoir fourni des arguments intellectuels au national-socialisme dans son livre Le Travailleur (Der Arbeiter - 1931). Quoi de plus facile alors que de se refaire une virginité sur le dos de ce pauvre Merline que, par ailleurs, il n'aimait pas. Un monde séparait en effet les deux hommes, et en particulier sur le sujet de la guerre, Jünger glorifiant le courage du soldat, Céline avouant sa grande lâcheté… L'aristo impeccable ne pouvait que faire un sort au clochard qui le dégoûtait… 
PS : Il faut noter que dans ce texte tous les propos antisémites de Céline sont rapportés alors que ceux parlant des Bolchéviks sont des citations clairement encadrées de guillemets.
Christian Mouquet  

Jünger, habituellement plus fin, ne réalise pas que Céline jouait simplement le rôle du perfide nihiliste, comme d'habitude avec des interlocuteurs qui l'indifféraient. Céline sera sans doute de plus en plus content de duper le boche arrogant et de susciter l'indignation croissante de l'intellectuel glacé et aristocratique, un combattant comme lui durant la Première Guerre mondiale. Événement dont Jünger, contrairement à Céline qui a raconté les horreurs par le petit bout de la lorgnette, a été un laudateur glacial et passionné dans ses premières œuvres, évoquant la grandeur du combattant qui a résisté aux tempêtes de l'acier.
Andrea Lombardi

mercredi 23 janvier 2019

Les "gueules" céliniennes par Michel Mouls (publié dans Céline en phrases) 1 ) La Méhon




Mademoiselle Méhon, Mme Méhon, La Méhon

«J’avais un choix pour dégueuler ! la mère Méhon !... Çâkya-Mouni !...»

Mademoiselle MÉHON, la boutique juste en face de nous, c'est à pas croire ce qu'elle était vache.
Elle nous cherchait des raisons, elle arrêtait pas de comploter, elle était jalouse. Ses corsets pourtant, elle les vendait bien. Vieille, elle avait sa clientèle encore très fidèle et de mères en filles, depuis quarante ans. Des personnes qu'auraient pas montré leur gorge à n'importe qui.

"Il faut avouer que le Passage, c’est pas croyable comme croupissure. C’est fait pour qu’on crève, lentement mais à coup sûr, entre l’urine et les petits clebs, la crotte, les glaviots, le gaz qui fuit. C’est plus infect qu’un dedans de prison. Sous le vitrail, en bas, le soleil arrive si moche qu’on l’éclipse avec une bougie. Tout le monde s’est mis à suffoquer. Le passage devenait conscient de son ignoble asphyxie !»
C'est à propos de Tom, que les choses se sont envenimées, pour l'habitude qu'il avait prise de pisser contre les devantures. Il était pas le seul pourtant. Tous les clebs des environs ils en faisaient bien davantage. Le Passage c'était leur promenade.
Elle a traversé exprès, LA MÉHON, pour venir provoquer ma mère, lui faire un esclandre. Elle a gueulé que c'était infâme, l'ignoble façon qu'il cochonnait toute sa vitrine, notre petit galeux...
Ça s'amplifiait ses paroles des deux côtés du magasin et jusqu'en haut dans le vitrail. Les passants prenaient fait et cause. Ce fut une discussion fatale. Grand'mère pourtant bien mesurée dans ses paroles lui a répondu vertement.
Papa en rentrant du bureau, apprenant les choses, a piqué une colère, une si folle alors qu'il était plus du tout regardable ! Il roulait des yeux si horribles vers l'étalage de la rombière qu'on avait peur qu'il l'étrangle.
Tous on a fait de la résistance, on se pendait à son pardessus... Il devenait fort comme un tricar. Il nous traînait dans la boutique... Il rugissait jusqu'au troisième qu'il allait en faire des charpies de cette corsetière infernale... "J'aurais pas dû te raconter ça !"... que chialait maman. Le mal était fait.
Pendant les semaines qu'ont suivi, j'ai été un peu plus tranquille. Mon père était tout absorbé. Dès qu'il avait un instant libre, il reluquait chez LA MÉHON. Elle en faisait autant de son côté.
Derrière les rideaux, ils s'épiaient, étage par étage. Dès qu'il rentrait du bureau, il se demandait ce qu'elle pouvait faire. C'était vis-à-vis...
Quand elle se trouvait dans sa cuisine, au premier, il se planquait dans un coin de la nôtre. Il grognait des menaces terribles... " Regarde ! Elle s'empoisonnera jamais cette infecte charogne !... Elle bouffera pas des champignons !... Elle bouffera pas son râtelier ! Va ! elle se méfie du verre pilé !... O pourriture !... "
Il arrêtait pas de la fixer. Il s'occupait plus de mes instincts... Dans un sens c'était bien commode. 
Les voisins, ils osaient pas trop se compromettre. Les chiens urinaient partout, et sur leurs vitrines aussi, pas spécialement sur LA MÉHON.


On a beau répandre du soufre, c'était quand même un genre d'égout le Passage des Bérésinas. La pisse ça amène du monde. Pissait qui voulait sur nous, même les grandes personnes ; surtout dès qu'il pleuvait dans la rue.
On entrait pour ça. Le petit conduit adventice l'allée Primorgueil on y faisait caca couramment. On aurait eu tort de nous plaindre. Souvent ça devenait des clients, les pisseurs, avec ou sans chien.
(...) Papa, il en dormait plus. Son cauchemar c'était le nettoyage du carré devant notre boutique, les dalles qu'il fallait qu'il rince tous les matins avant de partir au bureau. Il sortait avec son seau, son balai, sa toile et en plus la petite truelle qui servait pour les étrons, à glisser dessous, les faire sauter dans la sciure. Des étrons, il en venait toujours et davantage, et bien plus devant chez nous qu'ailleurs, en large comme en long. C'était sûrement un complot.
LA MÉHON, de sa fenêtre au premier, elle se fendait la gueule à regarder mon père se débattre dans les colombins. Elle jouissait pour toute une journée. Les voisins, ils accouraient pour compter les crottes.

Mme Méhon, la corsetière, de l'autre boutique en face de nous, elle s‟approche des fenêtres pour mieux se marrer. C‟est une ennemie infatigable, elle nous déteste depuis toujours. […]
« Auguste ! Auguste ! Je t'en prie ! Pense au petit. Pense à moi ! Appelle ton père, Ferdinand !...
— Papa ! Papa ! que je hurlais à mon tour... »
Je me demandais qui il allait tuer ? La Méhon ? Grand-mère Caroline ? Les deux comme chez Cortilène ? Il faudrait qu'il les trouve ensemble ?
Peng ! Peng ! Peng !... Il arrêtait pas de tirer... Les voisins sont accourus. Ils croyaient à une hécatombe...
À force, il a plus eu de balles. Il est remonté finalement... Quand il a soulevé la trappe, il était livide comme un mort. On l‟a entouré, on l‟a soutenu, installé dans le fauteuil Louis XIV, au milieu du magasin. On lui parlait tout doucement. Son revolver fumait encore pendu au poignet.
Mme Méhon en entendant cette mitraille, elle a foiré dans ses jupes... Elle a traversé pour se rendre compte. Alors là au milieu des gens, ma mère lui a crié ce qu'elle pensait. Elle pourtant qu'était pas osée.
« Entrez ! Venez voir ! Regardez Madame ! Dans quel état vous l'avez mis ! Un honnête homme ! Un père de famille ! Vous n'avez donc pas honte ! Ah ! Vous êtes une vilaine femme !... »
La Méhon, elle en menait plus large. Elle est rentrée vite chez elle. Les voisins la regardaient durement. Ils ont réconforté papa. « J'ai ma conscience pour moi !» qu'il ruminait tout doucement. M. Visios, le marchand de pipes qu'avait servi dans la marine pendant sept ans, il l'a raisonné.

(Mort à crédit)