mardi 24 décembre 2019

Le ténor Pitaluga pour Noël du passage des Bérésinas


Dans Mort à crédit, le ténor Pitaluga a la part belle… 
Mais, comme d’habitude, Céline se joue des noms et des fonctions ! 


Si Miss Helyett a bien été donné en continu aux Bouffes-Parisiens* pour plus de 400 représentations (et non pas au Grenier Mondain), le ténor (qui n'était que baryton) s’appelait Albert-Alexandre Piccaluga** et jouait le rôle de Paul Landrin… 

Miss Helyett, opérette en 3 actes de Maxime Boucheron et Edmond Audran créée et représentée pour la première fois le 12 novembre 1890 aux Bouffes-Parisiens. Sa dernière reprise parisienne date de 1921 (Trianon-Lyrique)

Piccaluga, Gallois and Tauffenberger, en 1896.
** Piccaluga Albert-Alexandre dit Albert. — Baryton (Paris, 17 octobre 1854 – 1925) artiste attaché aux Bouffes-parisiens

«Au Passage des Bérésinas, dans les étalages, partout, y avait des nombreux changements depuis que j’étais parti... On se donnait au « Modern Style », aux couleurs lilas et orange... C’était justement la grande mode, les volubilis, les iris... Ça grimpait le long des vitrines... en moulure, en bois ciselé... Il s’est ouvert deux parfumeries et un marchand de gramophones... Toujours les mêmes photographies à la porte de notre théâtre le « Grenier Mondain »... les mêmes affiches dans les coulisses. Ils jouaient toujours la Miss Helyett avec toujours le même ténor : Pitaluga... C’était une voix enchanteresse, il renouvelait son triomphe chaque dimanche à l’Élévation ! à Notre-Dame-des-Victoires pour toutes ses admiratrices... On en parlait pendant douze mois dans toutes les boutiques du Passage du « Minuit Chrétien » qu’il poussait à Saint-Eustache, ce Pitaluga pour Noël !... Chaque année encore plus pâmant, mieux filoché, plus surnaturel...» (Mort à crédit)

Si la voix "surnaturelle" de Piccaluga vous intéresse, retrouvez-la ici… 
À vous de juger !
Mon Cœur de Collin, chanté par Albert Piccaluga en 1904, avec piano.
Disque Pathé 90 tours 21cm 1095 matrice 28144.

Quand Henri Mondor présentait Céline sur un disque Vinyle



Louis-Ferdinand Céline par Arletty et Michel Simon, 
Disque Vinyle 33 T Pacific LDP F 199-Art de 1957 (réédition du pressage de 1956 par Urania réalisé par François Gardet (alias Paul Chambrillon)

Disque Vinyle 33 T Pacific LDP F 199-Art de 1957
Réédition LVLX 242 - France de 1968 avec en couverture un moulage du visage de Céline par Gen Paul

Réédition LVLX 242 - France de 1968
FACE A - 1 - Règlement chanté par L.-F. Céline
FACE A - 2 - Voyage au bout de la nuit dit par Michel Simon
FACE B - 1 - Mort à crédit (le certificat d'études + le départ pour l'Angleterre) dit par Arletty
FACE B - 2 - À nœud coulant, chanté par L.-F. Céline

Présentation du professeur Henri Mondor (verso des disques)

Henri Mondor
Céline 
À vingt ans, en 1914, Céline avait été assez blessé, au crâne et au bras, pour être jugé définitivement amputé de soixante quinze pour cent de ses forces vives. Avec son reste, comme il dirait, il se fit médecin. Mérite plus rare, il ne songea qu'à soigner des indigents.
Après bien des années de mâle méditation et lancinements cicatriciels, il donna deux extraordinaires chefs-d'œuvre : Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit.
Sur la sottise et la cruauté des humains, sur l'absurdité, l'obscénité, l'hypocrisie ambiantes, sa mémoire infaillible, son génie d'évocation, ses ressources verbales torrentielles, son courage de vérité, son irrésistible verdeur comique, son art enfin firent merveille et firent école.
Céline n'a pas été qu'un moment de l'histoire de la littérature, il en a élargi les domaines. C'est que derrière ses menaces prophétiques et ses bilaires farouches, se laisse deviner une pitié infinie et se fait admirer, comme giroflées sur tertres sombres, le lyrisme des couleurs.
Vint une autre guerre ! L'on peut croire que la fêlure due à la première s'en trouvait brusquement agrandie ou avivée… Mais le grand mutilé a payé cher les exaspérations, les divagations de sa colère. Après l'épreuve terrible de l'exil, que restait-il des centièmes résiduels de ses forces ? Le talent de livres récents où la puissance et la virtuosité n'ont plus leurs aises et se veulent apaisées.
Sous les signes de la haute triade primitive, fatalité, poésie, magie, Céline n'est plus dans un coin caché, la haine veillant aux portes, que l'auteur maudit par excellence.
Cependant, en un journal qui ne peut passer ni pour l'aimer ni pour l'absoudre n'a-t-on pas écrit ces jours-ci : «Parler du roman contemporain sans citer Céline, c'est évoquer le Romantisme en écartant Victor Hugo ! »

Henri Mondor, 
médecin français, chirurgien et historien de la littérature (20 mai 1885 - 6 avril 1962).
Engagé volontaire en 1914 comme infirmier de 2e classe. Il est à Verdun, en Italie et sur le front de Champagne. Docteur en 1915, il termine la guerre comme médecin aide-major.
Il est l'auteur mondialement connu de Diagnostics urgents de l'abdomen (1928), constamment réédité pendant un demi-siècle. Il était depuis 1946 membre de l'Académie française (fauteuil 38). Il a écrit de nombreuses biographies (Mallarmé, Valéry, Gide…). Il était président de la société des Amis de Marcel Proust. En 1960, il écrit la notice biographique des œuvres complètes de Céline dans la Pléiade. Romancée, elle reprend parfois mot pour mot les éléments dictés par l'écrivain au cours de leurs échanges épistolaires… (Louis-Ferdinand Céline, Lettres à Henri Mondor, Gallimard, 2013)

dimanche 22 décembre 2019

Église (L') dans VU du 27 septembre 1933 (fragments)

témoignages de notre temps 
L'Église, comédie en 5 actes de Louis-Ferdinand Céline


L’auteur du Voyage au bout de la nuit écrivit il y a quelques années cinq actes qui viennent seulement de voir le jour. L’Église que publient les Éditions Denoël et Steel est une comédie satirique, amère : « La vie — dit Bardamu, ce même héros du Voyage au bout de la nuit que l’on retrouve ici –, n’est pas une religion, c’est un bagne. Faut pas essayer d’habiller les murs en église… il y a des chaînes partout.» 
L’amertume de l’auteur trouve sa pâture dans un centre colonial de l’Afrique, à New-York, dans Broadway, à la Société des Nations et dans la banlieue parisienne. Voici quelques fragments du troisième acte qui est une charge contre la S.D.N.





vendredi 20 décembre 2019

Saluto, trois-mâts russe, serait-il celui décrit dans Mort à crédit ?


Dans Mort à Crédit, se trouve une belle description d’un trois-mâts russe entrant dans la port de Dieppe sous tempête…
S’agissait-il de : Saluto, trois-mâts construit à Vikkilen (Norvège) en 1888. Racheté en 1900 par des armateurs finlandais des îles d’Åland. La Finlande faisant partie de l’empire de Russie, Saluto passe donc sous pavillon russe. Il sombrera au large des côtes de la Manche devant Le Tréport et Mers-les-Bains le 8 novembre 1904… Ses onze marins (finlandais, français et américain) furent sauvés par «les secours en mer assurés par les marins pêcheurs regroupés au sein de la centrale de sauvetage des naufrages» (Dany Laurent)
Ce que confirme le tableau récapitulatif des submersion marines de la Driee (Direction Régionale et Interdépartementale de l'Environnement et de l' Énergie)
« Echouage sur la plage de Mers-les-Bains ; le 08 novembre 1904, du trois-mâts russe «Saluto», qui sera mis en pièces par une mer déchaînée. (...) » Dégâts au niveau des ouvrages des ports de Dieppe et du Tréport.

On ne s’intéresse plus nous autres que dans les voyages au long cours. 

« Il a proposé lui-même qu’on aille faire un tour vers le port... Il s’y connaissait en navires. Il se souvenait de toute sa jeunesse. Il était expert en manœuvres. On a laissé repartir maman avec ses bardas, on a piqué vers les bassins. Je me souviens bien du trois-mâts russe, le tout blanc. Il a fait cap sur le goulet à la marée de tantôt. 
Depuis trois jours il bourlinguait au large de Villers, il labourait dur la houle... Il avait de la mousse plein ses focs... Il tenait un cargo terrible en madriers vadrouilleurs, des monticules en pleine pagaye sur tous ses ponts, dans les soutes rien que de la glace, des énormes cubes éblouissants, le dessus d’une rivière qu’il apportait d’Arkangel exprès pour revendre dans les cafés... Il avait pris dans le mauvais temps une bande énorme et de la misère sur son bord... On est allés le cueillir nous autres avec papa, du petit phare jusqu’à son bassin. L’embrun l’avait tellement drossé que sa grande vergue taillait dans l’eau... Le capitaine, je le vois encore, un énorme poussah, hurler dans son entonnoir, dix fois fort encore comme mon père ! Ses lapins, ils escaladaient les haubans, ils ont grimpé rouler là-haut tous les trémats, la toile, toutes les cornes, les drisses jusque dessous le grand pavillon de Saint-André... On avait cru pendant la nuit qu’il irait s’ouvrir sur les roches. Les sauveteurs voulaient plus sortir, y avait plus de Bon Dieu possible... Six bateaux de pêche étaient perdus, le « corps marin » même, sur le récif du Trotot il avait rué un coup trop dur, il était barré dans ses chaînes... Ça donne une idée du temps. 
Devant le café La Mutine y a eu la manœuvre aux écoutes... sur bouée d’amarres avec une dérive pas dangereuse... Mais la clique était si saoule, celle du haie, qu’elle savait plus rien... Ils ont souqué par le travers... L’étrave est venue buter en face dans le môle des douaniers... La « dame » de la proue, la sculpture superbe s’est embouti les deux nichons... Ce fut une capilotade... Ça en faisait des étincelles... Le beaupré a crevé la vitre... Il s’est engagé dans le bistrot... Le foc a raclé la boutique...  Ça piaillait autour en émeute... Ça radinait de tous les côtés. Il a déferlé des jurons... Enfin tout doux... Le beau navire s’est accosté... Il a bordé contre la cale, criblé de filins... Au bout de tous les efforts, la dernière voilure lui est retombée de la misaine... étalée comme un goéland.  L’amarre en poupe a encore un grand coup gémi... La terre embrasse le navire. Le cuistot sort de sa cambuse, il lance à bouffer aux oiseaux râleurs une énorme écuelle. Les géants du bord gesticulent le long de la rambarde, les ivrognes du débarquement sont pas d’accord pour escalader la passerelle... les écoutilles pendent... 
Le commis des écritures monte le premier en redingote... La poulie voyage au-dessus avec un bout de madrier... On recommence à se provoquer... C’est le bastringue qui continue... Les débardeurs grouillent sur les drisses... Les panneaux sautent... Voici l’iceberg au détail !... Après la forêt !... Fouette cocher!... Le charroi s’amène... Nous n’avons plus rien à gagner, les émotions sont ailleurs. 
1900 – BOILEAU (Fra) – Société Générale des Houilles et Agglomérés
Nous retournons au sémaphore, c’est un charbonnier qu’on signale. Par le travers du « Roche-Guignol » il arrive en berne. Le pilote autour danse et gicle avec son canot d’une vague sur l’autre. Il se démène... Il est rejeté... enfin il croche dans l’échelle... il escalade... il grimpe au flanc. Depuis Cardiff le rafiot peine, bourre la houle... Il est tabassé bord sur bord dans un mont d’écume et d’embrun... Il nage au courant... Il est déporté vers la digue... Enfin la marée glisse un peu, le requinque, le refoule dans l’estuaire... Il tremble en rentrant, furieux, de toute sa carcasse, les paquets le pourchassent encore. Il grogne, il en râle de toute sa vapeur. Ses agrès piaulent dans la rafale. Sa fumée rabat dans les crêtes, le jusant force contre les jetées. Les « casquets » au raz d’Emblemeuse on les discerne, c’est le moment... Les petites roches découvrent déjà sur la marée basse... 
Deux cotres en perte tâtent un passage... La tragédie est imminente ; il faut pas en perdre une bouchée... Tous les passionnés s’agglomèrent à la pointe de digue, contre la cloche de détresse... On scrute les choses à la jumelle... Un des voisins nous prête les siennes. Les bourrasques deviennent si denses qu’elles bâillonnent. On étouffe dessous... Le vent grossit la mer encore... Elle gicle en gerbes haut sur le phare... elle s’emporte au ciel. 
Mon père enfonce sa casquette... Nous ne rentrerons qu’à la nuit... Trois pêcheurs rallient démâtés... Au fond du chenal leurs voix résonnent... Ils s’interpellent... Ils s’empêtrent dans les avirons... 
Maman, là-bas est inquiète, elle nous attend à la Petite Souris le caboulot des mareyeurs... Elle a pas vendu grand-chose... On ne s’intéresse plus nous autres que dans les voyages au long cours. »

mercredi 11 décembre 2019

Du côté du populisme : Rancœur et passion de Louis-Ferdinand Céline

Du côté du populisme : Rancœur et passion de Louis-Ferdinand Céline

Histoire vivante de la littérature d’aujourd’hui -1938/1958 -
de Pierre de Boisdeffre (Le livre contemporain 1958)
Il est toujours impressionnant et fascinant de relire les vieux bouquins de sa bibliothèque, on y trouve toujours des pépites. Ainsi cette Histoire vivante de la littérature d’aujourd’hui -1938/1958 - de Pierre de Boisdeffre (Le livre contemporain 1958) qui propose une perspective dénuée d’idéologie et dans laquelle les idées politiques de l’auteur (perceptibles) laissent le pas à une analyse perspicace armée d’une culture sans limite.
Pour ce qui nous intéresse ici, le passage exclusivement consacrée à notre auteur – auquel il est aussi fait référence ici ou là dans l’ouvrage et particulièrement dans le chapitre qui traite des "Hussards"–, s’intitule : Rancœur et passion de Louis-Ferdinand Céline et arrive dans le chapitre 3 : Du côté du populisme.

Je laisse au lecteur le soin de relever les erreurs dans la biographie de Céline, en se souvenant que cela a été publié en 1958.

Pierre de Boisdeffre, nouveau directeur de la RTF le 3 septembre 1963


Du côté du populisme : Rancœur et passion 
de Louis-Ferdinand Céline* par Pierre de Boisdeffre

Lorsque parut (en 1932) le Voyage au bout de la Nuit, l’étonnant sourcier littéraire qu’était Léon Daudet crut reconnaître dans ce livre et dans cet auteur le jaillissement irrépressible du génie qu’il avait deviné quinze ans plus tôt chez Proust et cinq ans plus tôt chez Bernanos. On pouvait relever le langage ordurier (abusivement tenu pour populaire), l’architecture chaotique, le goût de l’insulte et de la provocation et jusqu’à des ruses naïvement littéraires. Mais l’éloquence torrentielle du récit emportait tout. Il ne s’agissait pas seulement d’un document sur l’avilissement d’une classe (à mi-chemin entre la petite bourgeoisie et le prolétariat) observée de près, mais d’un cri de révolte, d’une prophétie frénétique. « Nous crevons d’être sans légende, sans grandeur, sans mystère » : les malheurs de la France devaient donner à cette diatribe une confirmation amère.
L’écrivain était-il à la hauteur du témoignage?  Toujours est-il que la force brutale du Voyage fit vite place à une accumulation monotone de procédés qu’inspirait une sorte de délire maniaque. Comment qualifier l’antisémitisme aveugle et quasi viscéral de Bagatelles pour un Massacre, la délectation masochiste de la décadence qui inspire L’École des Cadavres ? Condamné à vivre dans la haine, à traîner ses injures comme Sisyphe son rocher, Céline insultait (dans Les Beaux Draps), les Français vaincus devant les Allemands vainqueurs et accompagnait ces derniers dans leur retraite jusqu’à Berchtesgaden.
Après quoi, il alla se cacher au Danemark, y fit dix-huit mois de prison, fut condamné en France (mais par contumace) à une année de prison, végéta dans une ferme danoise et finit par se retrouver libre, un peu plus vieux, un peu plus seul, un peu plus pauvre, un peu plus aigri, médecin des pauvres dans une bicoque de Meudon. De nouveaux livres (Féerie pour une autre fois, Entretiens avec le Professeur Y.) donnèrent à craindre, non seulement qu’il n’eût rien appris et rien oublié, mais encore qu’il eût perdu dans l’exode ses meilleurs globules rouges et s’abandonnât désormais à de pitoyables pastiches.
D’un Château l’Autre (1957) a fait l’effet d’une résurrection car la matière, ici du moins, est prodigieuse. C’est l’histoire des débris de l’État vichyssois qui attendirent la fin de la guerre dans cette cité miniature, sans perdre leurs illusions : «1142 condamnés à mort français dans un petit bourg ... Un tout petit bourg allemand hostile avec le monde entier contre soi. Parce que ceux de Buchenwald, tous les gens les attendaient pour les embrasser, leur donner la bise, tandis que ceux de Sigmaringen, le monde les traquait pour les étriper. C’est une situation assez curieuse, qui n’arrive pas souvent. C’est assez rigolo. 1142 types cernés par la mort et qui cherchaient les uns les autres à désigner celui qui allait payer pour tout le monde! Et moi j’étais dans ceux-là parce que j’étais antisémite » (Entretien à L’Express).
Mis à part les morceaux de bravoure où la verve de Céline se déchaîne (la promenade de Pétain et de ses ministres, interrompue par une alerte, les obsèques de Bichelonne), le livre donne l’impression d’un immense gâchage : de faits, de mots, de talent. Tant de verve purulente, à force de couler à gros bouillons, finit par écœurer. Ce n’est pas la passion qui empêche Céline de faire «œuvre d’art», ni la volonté de prouver (d’ailleurs, que cherche-t-il à prouver?), mais l’impuissance à dominer ses rancœurs. Derrière ces flots de bile, on sent pourtant une intelligence dévoyée, un regard aigu, cruel, et la volonté d’être un styliste, presque un musicien.
Il n’est pas niable que Céline ait été le grand précurseur de notre littérature «noire» : Sartre, Marcel Aymé, Raymond Queneau, Jacques Perret, Mouloudji, Jean-Paul Clébert, Calaferte, Albert Paraz, à des titres divers, procèdent de lui. Il a été le premier à nous obliger à regarder l’homme dans un miroir souillé. En cela, hélas, il est bien notre contemporain. Et les plus éloignés de son style, parmi les jeunes romanciers - Blondin, Nimier - le tiennent pour un maître.

* Le docteur L.-F. Destouches, né à Courbevoie en 1894, engagé volontaire en 1914, héros d’un fait d’armes resté fameux (une charge de cuirassiers dans les lignes ennemies), après avoir exercé des métiers divers à Londres et aux colonies (en Afrique et en Amérique du Sud) se fit médecin de banlieue. Le Voyage au bout de la Nuit (1932), lancé par Léon Daudet, manqua de peu le Prix Goncourt et le rendit brusquement célèbre. Puis vinrent Mort à Crédit (roman, 1936), Bagatelles pour un massacre (1938), L’École des Cadavres (1939) et Les Beaux Draps (1941) ; pamphlets; après la guerre, Féerie pour une autre fois (2 volumes), La Vie et l’Œuvre de Philippe-Ignace Semmelweis (1718-1865), Entretiens avec le Professeur Y., D’un Château l’autre (1957). Une comédie : L’Église.

samedi 30 novembre 2019

La maladie de l’enfance, une lecture de Mort à crédit par Pierre Trinckvel

LFC La maladie de l’enfance 
par Pierre Trinckvel dans PhiLitt du 8 mars 2019 
Le magasin de dentelles de la mère, le père employé d’assurances, le passage Choiseul, l’odeur du gaz, celle des grandes marmites de nouilles ... 
Ce tissu d’anecdotes n’aurait pas autant de valeur si le docteur Destouches n’avait su en transcender la substance grâce à son style singulier et son indéniable talent de conteur.

Au pied de la lettre, le deuxième roman de Louis-Ferdinand Céline raconte l’histoire d’un adulte qui se remémore son enfance. C’est en effet à l’occasion d’un délire, d’une fièvre semblable à celles souvent décrites par les écrivains russes, que le narrateur, un médecin du bassin parisien, est subitement assailli et submergé par ses souvenirs infantiles. Aussi succinct soit-il par rapport à la totalité du livre, ce prologue ne va pas sans pertinence puisqu’il permet de justifier, en partie du moins, le caractère hallucinatoire de certaines des descriptions qui parsèmeront le récit à sa suite. Du reste, dans ce deuxième roman, s’il ne s’embarrasse pas de réalisme, Céline n’hésite pas à grignoter un peu plus la frontière, déjà fort poreuse, entre roman et autobiographie. Le patronyme de son alter ego, Bardamu, n’est plus mentionné. Il n’est plus dénommé que Ferdinand. Ce détail n’est pas négligeable, puisqu’il marque davantage encore la confusion d’identité entre l’auteur et son narrateur. Cette confusion, dorénavant, à une moitié de prénom près, est revendiquée.
Mort à crédit est une œuvre foncièrement et résolument anti-proustienne. Ce n’est en rien un hasard, là encore, si l’enfance de Ferdinand lui revient en mémoire non pas en dégustant une madeleine dans un petit coin douillet, mais dans la souffrance, par le délire, par la maladie. En miroir de l’idéal littéraire qui voudrait qu’enfance soit synonyme d’innocence, de candeur ou de félicité, celle-ci est dépeinte dans Mort à crédit à la fois comme une tare et comme une succession ininterrompue de traumatismes. La mort à crédit, d’ailleurs, si l’on s’attarde un instant sur ce titre énigmatique, peut sous-entendre, entre autres interprétations, que l’enfance elle-même constitue une maladie mortelle et incurable, une mort à petit feu. Quoi qu’il en soit, dans les souvenirs de Ferdinand, il ne subsiste de cette période de sa vie que l’idée d’une plaie purulente, d’une croupissure infâme, d’un horizon infini de malheur, de vide et d’agonie.

L’originalité de l’approche célinienne tient à ce que l’enfant lui-même y est représenté comme un être pervers, prenant une part active aux persécutions dont il est victime

Rien ni personne ne surnage dans cet océan de tristesse et de douleur, excepté l’oncle Édouard peut-être, et deux femmes, sa grand-mère Caroline (qui, en réalité, s’appelait Céline !), et la jeune Nora Merrywin, rencontrée au pensionnat lors d’un séjour forcé à Rochester en Angleterre. Mais même ces deux anges gardiens aux visages féminins ne feront que passer, ne resteront que des apparitions. Leur perte prématurée, en fin de compte, ne fera qu’ajouter des nuances de chagrin à la désolation générale.
L’originalité de l’approche célinienne, comparativement à la plupart des récits sur l’enfance, même par rapport à ceux ayant pour sujet une enfance malheureuse, tient à ce que l’enfant lui-même y est représenté comme un être pervers, prenant une part active aux persécutions dont il est victime. Pervers, parce qu’attiré vers toutes les formes de larcins comme un papillon vers la lumière. Une perversité qui conduit à l’injustice, car les adultes, impuissants à canaliser ces mauvais penchants autrement que par des avanies, créent un cercle vicieux qui raffermit les mauvais penchants en question. Pervers, et très sale, qui plus est. «J’ai eu de la merde au cul jusqu’au régiment », «je ne m’essuyais pas, j’avais pas le temps », nous dit Ferdinand, jamais avare en détails sordides. Le vomi et les matières fécales occupent dans son existence une place des plus considérables. Il ne s’y passe quasiment pas un événement important sans que celui-ci soit ponctué de quelque diarrhée ou de quelque régurgitation. D’abord il y a ce trajet en ferry jusqu’en Angleterre, où tous les passagers de l’embarcation, sous l’effet du mal de mer, se mettent à rendre leur repas. Pendant cette scène, Ferdinand va jusqu’à préciser la consistance exacte de son dégueulis: «C’est les crêpes! ... Je crois que je pourrais produire des frites ... en me donnant plus de mal encore ... En me retournant toute la tripaille en l’extirpant là sur le pont…» Puis il y a cette fois où, le jour de la remise du certificat d’études, Ferdinand ne peut s’empêcher de se faire dessus, obligeant sa mère à le ramener prématurément chez lui afin d’éviter que quiconque soit alerté par le parfum fétide émanant de son mouflet ou par la coloration soudaine de son pantalon. Le père, Auguste, d’abord ravi de l’obtention du diplôme par son fils, finit par le rejeter violemment quand il s’aperçoit du forfait qu’il a commis. Aussi, le stade suprême de cette déviance est-il atteint dans une autre scène d’anthologie après que Ferdinand, exaspéré par les brimades incessantes de son paternel, tabasse ce dernier avec une machine à écrire, le laissant inconscient sur le sol, accomplissant ainsi un parricide symbolique. Horrifié par son propre geste, Ferdinand s’enferme dans une pièce qu’il ne tarde pas à repeindre de tous ses fluides en se vidant tel un geyser par les deux bouts de son tube digestif. Sous la plume d’un autre, ce comique de répétition, cette insistance scabreuse produiraient sans aucun doute un effet de mauvais goût. Mais Céline appartient à cette élite d’écrivains capables de transformer la poussière en constellation d’étoiles et les étrons en boutons de rose. En immense génie qu’il était, il jouissait de ce luxe qu’offre cette condition, c’est-à-dire de pouvoir transformer les aspects les plus bas et les plus triviaux de l’existence en sources de rire, d’émotion, et, osons le mot, de plaisir pour son lecteur.

Jonkind, le seul enfant qui ne soit pas vicieux, qui soit à peu près pur, est aussi – ironie mordante – un handicapé mental

Dans Mort à crédit, écrivais-je, tout le monde ou presque en prend pour son grade. Personne n’en réchappe. Personne n’est épargné par la verve du narrateur, dans cet univers où règnent noirceur et pessimisme, où plane à chaque instant l’ombre de la mort et du suicide. Pas les adultes, évidemment. Pas le père, sévère, brutal, autoritaire, ni même la mère, sourde, aveugle, soumise. Pas Berlope, la «crème des salopes», ni Lavelongue le sadique, ni Mme Gorloge, la sirène boursicoteuse, ni, cela va de soi, Courtial des Pereires, le grotesque inventeur, rafistoleur, charlatan, fermier tellurique de son état. Mais que dire alors des enfants? Qu’il s’agisse des pensionnaires du Meanwell College, de la bande du Familistère, ou même de Popaul, ce sont dans leur ensemble des affreux mioches, de petits chapardeurs, vils, indisciplinés, profondément amoraux. 
Le seul qui apparaisse comme étant un tant soit peu honnête, Jonkind, le seul enfant qui ne soit pas vicieux, qui soit à peu près pur, est aussi – ironie mordante – un handicapé mental. Les malades, en conclura-t-on sans difficulté, ne sont pas forcément ceux que l’on croit.
Il est nécessaire de l’admettre: l’enfance est bel et bien une maladie incurable. Il est possible d’en contenir les symptômes, mais impossible d’en éradiquer le germe. Cette maladie est un fardeau dont l’adulte ne peut se délester. Céline en est un bon exemple. Sans pour autant verser dans la psychanalyse de comptoir, comment ne pas déceler dans sa narration, à travers ce goût curieux pour la scatologie, mais aussi son sens l’exagération, de la facétie, sa mauvaise foi, sa paranoïa, ses emportements, toutes les facettes du caractère d’un gamin turbulent? Comment ne pas deviner derrière la vénération de certaines femmes, l’expression d’un manque d’amour maternel? Comment ne pas sentir poindre, également, entre toutes ces lignes, un peu d’affectation, de complaisance dans le malheur, voire de masochisme? Qu’importe, après tout. Ce n’est pas ce qui compte. Ce qui compte, c’est bien l’objet, le résultat, la forme assignée par l’artiste à ses névroses. Avec Mort à crédit, Céline s’empare d’un thème universel et érige, par les larmes, les rires, par son audace grammaticale, par la richesse de son lexique, par la puissance poétique de sa ponctuation, un monument littéraire. Prenez-en bonne note: il n’est point de lecteur averti qui ne l’ait lu ou de bonne bibliothèque qui ne le compte sur une de ses étagères .

lundi 4 novembre 2019

LA PREMIÈRE TRADUCTION DE CÉLINE A ÉTÉ TCHÈQUE

LA PREMIÈRE TRADUCTION DE CÉLINE A ÉTÉ TCHÈQUE

par Václav Richter 13-05-2008
Il y a 75 ans, la première traduction du roman Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline paraissait en Tchécoslovaquie, provoquant une vive réaction dans les milieux culturels. 
C’est pour évoquer cette «entrée fracassante » de Céline dans le monde littéraire tchèque mais aussi pour rendre hommage à sa traductrice actuelle, Anna Kareninová, que l’Institut français de Prague et la Revolver revue, dont le 70e numéro est consacré à cet écrivain, ont organisé, lundi, une soirée littéraire. Plusieurs personnalités mais aussi des documents filmés ont évoqué la vie et l’œuvre de l’écrivain qui, longtemps après sa mort, ne cesse de provoquer, de diviser et d’inquiéter. Parmi les intervenants, il y avait aussi Alice Stašková, membre du bureau de la Société des études céliniennes, qui a résumé pour Radio Prague la réception de l’œuvre de Céline dans le milieu tchèque :
 «Il faut d’abord souligner qu’il s’agit d’une réception d’une telle intensité qu’elle est vraiment comparable avec celle de son pays d’origine, ce qui est, en comparaison par exemple avec l’Allemagne, une affaire vraiment considérable. Dans l’Entre-Deux-Guerres la réception est particulièrement profonde et l’on voit même le fait que les avis sur l’oeuvre et la vision du monde que donne Céline dans ses premier et deuxième romans, divise jusqu’à la rédaction d’un même journal. C’est un phénomène qu’on rencontre en France en même temps. Après la Deuxième Guerre mondiale et 1948, l’œuvre de Céline est indésirable en Tchécoslovaquie comme d’ailleurs aussi en République démocratique allemande. Ce n’est qu’après 1989 qu’on voit un ressort de réception remarquable de l’œuvre célinienne due aux traductions extraordinaires d’Anna Kareninová. On peut résumer donc que l’œuvre de Céline a eu de la chance en ce qui concerne les traducteurs tchèques, dans l’Entre-Deux-Guerres c’était l’un des meilleurs traducteurs de l’époque, Jaroslav Zaorálek, et, après 1989, Anna Kareninová.» 
Quelles ont été donc les premières réactions tchèques à la parution de Voyage au bout de la nuit, roman considéré souvent comme diabolique, infernal ? 
 «Le premier qui a introduit Voyage au bout de la nuit dans le milieu tchèque était un écrivain d’origine juive, Richard Weiner, qui était correspondant parisien du journal tchèque Lidové noviny. Il a écrit à l’époque, lors de l’affaire Goncourt: "Il s’agit d’une immense affaire de démolition". Sa description ainsi que son intuition pour l’immense grandeur littéraire de Céline ont été vraiment à l’origine de la réception de Céline en Tchécoslovaquie. (…) On peut très bien dire, ce qui est une chose assez particulière, que c’étaient tout de suite des personnages de premier rang de la vie culturelle qui se sont occupés de Céline. Comme c’était le cas aussi en France, l’œuvre de Céline, sa vision du monde et son style ont divisé le pays en deux camps politiques. Il a été assez bien accueilli par la gauche, comme en France. Il a été très bien accueilli également par le "prince" de la critique tchèque, František Xaver Šalda. Celui-ci lui a consacré une étude qui mérite d’être lue encore aujourd’hui. Par contre, il y a eu une réaction plutôt ambiguë de l’écrivain Karel Čapek, personnage dominant la scène culturelle tchèque qui a pris une position, je dirais, d’un bien-pensant et du sens commun. L’écrivain a recommandé à Céline, dans lequel il voyait un philanthrope ayant honte de son amour pour les misérables, d’aller voir un médecin des âmes humaines pour trouver une issue. Donc, les réactions ont été très partagées, et pourtant aussi différenciées qu’on puisse dire pour qu’elles soient intéressantes.» 
Le roman Voyage au bout de la nuit s’est-il heurté à la censure ? A-t-il été publié dans son intégralité ? 
 «Oui, en ce qui concerne Voyage au bout de la nuit. Le roman Mort à crédit suivait l’édition de Denoël qui déjà était tronquée, donc il y avait des blancs.» 



mardi 22 octobre 2019

Céline historien ? par Philip Watts dans L’Histoire 363 d’avril 2011

D'un château l'autre, chef-d’œuvre littéraire, reste néanmoins un document précieux sur la fin de la collaboration et l’exil du gouvernement de Vichy à Sigmaringen.


Plaidoyer pro domo, omissions ... D’un château l’autre, incomparable évocation de Sigmaringen, peut-il servir à l’historien?


Le 4 juillet 1961, Louis Destouches, alias Louis-Ferdinand Céline, était enterré par ses proches à Meudon. Il venait de succomber, à 67 ans, à un accident cérébral. Cinquante ans après la mort de celui qui fut un témoin du régime de Vichy autant qu’un écrivain et une voix influente de cette sombre époque, les textes de Céline, modèles de littérature, peuvent-ils éclairer l’historien?
Prenons le cas d’une de ses œuvres majeures, son roman le plus « historique », D’un château l’autre, dont la publication, en 1957, marque le retour de Céline sur la scène littéraire. Après le succès mondial de Voyage au bout de la nuit (1932), l’ignominie des pamphlets antisémites, l’exil et la prison au Danemark de 1945 à 1951 et plusieurs romans passés presque inaperçus, Céline se fait remarquer avec ce livre dans lequel il décrit la fin du régime de Vichy et le départ précipité vers l’Allemagne, en septembre 1944, de nombreux ministres de la collaboration. D’un château l’autre peut être vu comme la réponse de Céline à de Gaulle qui vient de publier les deux premiers volumes de ses Mémoires de guerre, L’Appel (1954) et L’Unité (1956). Céline, se comparant à Tacite, déclare dans les premières pages du roman qu’il est le « témoin véritable» d’un moment de l’histoire que la France d’après-guerre aurait préféré oublier.
« Témoin véritable » ... au style bien éloigné cependant de celui du chroniqueur qu’il prétend être à propos de cet événement historique : ses mémoires de guerre sont animés par une vitupération incessante, cette verve qu’Antoine Compagnon a identifiée comme l’une des composantes principales du style des antimodernes. Les cent premières pages de D’un château l’autre prennent la forme d’une jérémiade dirigée contre ses contemporains et la France de 1957. Avec son mélange d’argot et de préciosité littéraire, Céline croque des portraits souvent grotesques mais toujours comiques de ses rivaux littéraires: Sartre, mais aussi Mauriac, Claudel, Roger Vailland, Jean Paulhan et même son éditeur Gaston Gallimard - le « sordide épicier". Il évoque aussi les crises contemporaines: la révolte hongroise d’octobre 1956, Dien Bien Phu, les grèves de l’usine Renault, le canal de Suez. De son pavillon de Meudon, il crache sa haine de la vanité et la bêtise d’un monde moderne soumis à la loi du profit, l’implacable domination des nantis, et la religion du progrès.


«Le décor parfait… le plus bluffant : le Château»

D’un château l’autre est également un portrait remarquable du « ramas de loquedus », ces ministres du gouvernement de l’État français rassemblés, de gré ou de force, en Allemagne par les nazis en septembre 1944, et auprès desquels Céline a servi de médecin. Se retrouvent à Sigmaringen ministres et miliciens, journalistes et généraux qui créent une « commission gouvernementale pour la défense des intérêts français en Allemagne» et dont le but est d’attendre la reconquête de la France par les troupes allemandes. C’est ce monde que Céline décrit, en commençant par le château baroque de l’ancienne famille des Hohenzollern: « Vous vous diriez en opérette. .. le décor parfait.. . vous attendez les sopranos, les ténors légers [ ... ] le plus bluffant: le Château! ... la pièce comme montée de la ville ... stuc et carton-pâte! »
Nous voyons donc Pétain et son entourage se promenant sous les bombardements alliés, Pierre Laval, qui nomme Céline gouverneur des îles SaintPierre-et-Miquelon, Otto Abetz, Fernand de Brinon, secrétaire d’Etat sous Laval, Jean Bichelonne, ministre du Travail, Paul Marion, ancien communiste devenu ministre de l’Information. Céline révèle aussi les intrigues, les manies, les illusions et les haines qui parcourent ce petit monde et qui n’ont pas leur place dans les archives. Son témoignage sur cet épisode est ainsi devenu une des sources les plus précieuses pour les historiens de la fin de la Seconde Guerre mondiale, en particulier Henry Rousso qui dans Pétain et la fin de la collaboration retrace ce moment de l’histoire européenne.

Son témoignage est précieux sur la fin de Vichy

Derrière ce témoignage se retrouvent également les procès de la fin de la guerre. «Nuremberg est à refaire», déclare Céline, dénonçant avec constance la violence de l’épuration sauvage et l’hypocrisie de la justice des vainqueurs. L’auteur met en balance les actions des collaborateurs français et la rébellion antisoviétique en Hongrie, la lutte des indépendantistes algériens et les engagements des joséfins, ces alliés espagnols de Joseph Bonaparte... A plusieurs reprises, il évoque aussi le bombardement de Dresde, ce qu’il appelle « la tactique de l’écrabouillage et friterie totale au phosphore » ; un événement que, selon lui, le monde d’après 1945 préfère oublier.
Céline lui-même, au moment de son exil, avait été accusé de trahison par les tribunaux de l’épuration en France pour avoir fait réimprimer pendant l’occupation ses pamphlets antisémites Bagatelles pour un massacre (1937) et L’École des cadavres (1938), mais aussi pour avoir soutenu Jacques Doriot, et pour avoir été traité en ami par les forces d’occupation. En 1949, il est accusé du crime d’indignité nationale. En 1951, l’amnistie lui permet de rentrer en France, mais jusqu’à la fin de sa vie ses écrits prennent la forme d’un plaidoyer contre Nuremberg, les procès de l’épuration et sa propre dégradation nationale. Ce qui nous vaut quelques omissions de taille. Ainsi, dans D’un château l’autre il n’évoque qu’en passant Bagatelles pour un massacre et son propre antisémitisme, et il ne parle jamais de la Shoah. Ce livre, chef-d’œuvre littéraire, reste néanmoins un document précieux sur la fin de la collaboration et l’exil du gouvernement de Vichy à Sigmaringen.
Pas étonnant, donc, qu’il soit copié : son style, son engagement font de Céline une espèce de modèle pour pénétrer le siècle tragique. En effet, nous continuons à entendre sa voix dans une littérature contemporaine qui cherche à s’emparer de l’histoire dans ce qu’elle a de plus violent. Déjà les romanciers américains Joseph Heller dans Catch-22 (1961) et Kurt Vonnegut avec Abattoir 5 (1969) s’étaient tournés vers Céline pour nous faire sentir les défaillances logiques et la violence extrême de l’héroïsme guerrier américain. Plus récemment, dans son roman Allah n’est pas obligé (2000), l’Ivoirien Ahmadou Kourouma a adopté un style qui rappelle celui de Céline pour nous raconter les aventures du jeune Birahima, un enfant-soldat embrigadé dans les guerres civiles au Liberia et en Sierra Leone : « Voilà. Je commence à conter mes salades. [ ... ] C’est comme ça que ça se passe», lance le narrateur. Dernier exemple en date, celui des Bienveillantes (2006) de Jonathan Littell : à travers la voix de l’ancien SS Max Aue, il nous semble entendre celle de Céline, sa complicité hostile avec le lecteur tout au long d’un récit presque insoutenable des atrocités nazies. La verve rhétorique de Céline, son ressentiment, sa proximité avec les acteurs de l’histoire mais aussi sa complicité avec les
pires atrocités du XXe siècle font de lui une espèce de terrible modèle pour une nouvelle littérature qui tente de nous faire comprendre les gestes, les paroles et le monde sensoriel d’un siècle tragique.

Philip Watts  
Professeur au département de français à l’université de Columbia

samedi 19 octobre 2019

Ole Seyffart Sørensen, témoin du séjour au Danemark et de la rencontre de Céline avec Milton Hindus

C’est en parcourant La Masure de sable de Frédéric Andreu, sous-titré Sur les traces de Louis-Ferdinand Céline au Danemark, que j’ai croisé Ole Seyffart Sørensen… Le nom me rappelait quelqu’un, ce qu’une recherche rapide me confirma en allant sur Arkiv.dk. Ce professeur d’école primaire avait écrit un livre sur la rencontre de Céline avec Milton Hindus intitulé Giganten, professoren og drengen (Le géant, le professeur et le garçon). Mais, bien entendu Le Bulletin célinien en avait largement parlé dans son n°360 de février 2014… (voir ci-après)

Sur la page des Archives danoises consacrée au Professeur d’école primaire, le recteur professionnel Ole Seyffart Sørensen…
2.6 2013 Foromtale f bogen om Céline og Korsør, "Et stormfuld møde", Korsør Pisten 24. juli 2013
2.7 2013 Anmeldelse af bogen "Giganten, professoren og drengen", Sjællandske, 10. august 2013
2.8 2014 Omtale af udenlandsk interesse for bogen om Céline og Korsør, Sjællandske, 22. november 2014
2.9 2014 Omtale af udenlandsk interesse for bogen om Céline og Korsør, Korsør Posten, 30. december 2014
baggesenbytur
3.10 2013 "Giganten, professoren og drengen", en lokalhistorisk beretning om den franske forfatter Louis-Ferdinand Célines eksil i Korsør fra 1948 til 1951




TRADUCTION :
2.5 2009 "Au revoir à Folkeskolen". 
Commentaire sur le Folkeskole. Berlingsske Tidende, le 27 juillet 2009. 
117/2010
2.6 2013 Avant-propos du livre sur Céline et Korsør, "A Stormy Meeting", Korsør Piste du 24 juillet 2013
2.7 Revue 2013 du livre "Le géant, le professeur et le garçon", Zélande, le 10 août 2013
2.8 2014 Examen de l’intérêt des étrangers pour le livre sur Céline et Korsør, Zélande, 22 novembre 2014
2.9 2014 Examen de l’intérêt des étrangers pour le livre sur Céline et Korsør, Korsør Posten, 30 décembre 2014
baggesenbytur
3.10 2013 "Le géant, le professeur et le garçon", récit historique local de l’exil de l’auteur français Louis-Ferdinand Céline à Korsør de 1948 à 1951
3.11 2017 "Littérature d’histoire locale sur les personnages, la topographie et les événements de Korsør et ses environs, 2006-2016" - Publié par Ole Seyffart Sørensen, janvier 2017.

Il est en particulier l’auteur de Giganten, professoren og drengen (Le géant, le professeur et le garçon) sur sa rencontre de Céline à Korsor. Livre référencé à la bibliothèque de Korsor sous :
Giganten, professoren og drengen.
En lokalhistorisk fortælling om Louis-Ferdinand Céline.
128 sider + omslag
Ole Seyffart Sørensen

Privattryk



Mais, bien entendu Le Bulletin célinien en avait déjà largement parlé dans son n° 360 de février 2014


Le géant, le professeur et l’enfant

Après une brillante carrière internationale d’enseignant et de codirecteur d’Écoles Européennes (professeur à l’École Européenne de Bruxelles, puis codirecteur d’établissements analogues à Culham, Angleterre, et à Luxembourg), Ole Seyffart Sørensen (né en 1940) a regagné sa ville natale, Korsør, au Danemark, pour y couler une retraite bien méritée. Mais comment cet homme infatigable se serait-il satisfait de cultiver son jardin alors que ses talents d’organisateur, d’éditeur, de chercheur, d’écrivain, d’archiviste, et j’en passe, se manifestent dans plusieurs domaines ?

Ayant, enfant, rencontré Céline du temps où le proscrit se morfondait à Klarskovgaard, la propriété de son avocat, Thorvald Mikkelsen, à quelques kilomètres de Korsør, cela faisait des années que Ole Seyffart Sørensen approfondissait ses connaissances de l’œuvre du Français tout en suivant de près l’actualité célinienne. Voilà bientôt trois ans qu’il s’est lancé dans des recherches minutieuses pour mieux mettre en lumière les tenants et les aboutissants de la rencontre entre Céline et Milton Hindus, le professeur américain venu lui rendre visite, après une longue correspondance, sur les lieux mêmes de l’exil campagnard en juillet-août 1948. L’heureux résultat de cet absorbant travail est un livre, écrit en danois mais comportant un sommaire en français et un en anglais, qui vient judicieusement compléter l’ouvrage de Jean-Paul Louis sur le même sujet. Sur le plan local, Le Géant, le Professeur et l’Enfant sera désormais une référence. D’ailleurs, il dépasse largement ce simple cadre.
En plus de ses souvenirs de jeunesse, qu’il évoque avec émotion, Ole Seyffart Sørensen s’appuie sur des documents déjà connus, mais également sur d’autres, inédits, notamment sur sa correspondance avec Myra, la fille de Milton Hindus.
Enrichi d’une iconographie de bon aloi, Le Géant, le Professeur et l’Enfant non seulement rend justice aux deux protagonistes, mais nous peint un attachant tableau d’époque de ce qu’était Korsør en 1948, une ville débordante d’animation grâce à ses échoppes et ses magasins de proximité, son port de commerce, ses multiples compagnies de navigation et ses entreprises industrielles.
Or, depuis la constuction du gigantesque pont qui relie le Seeland et la Fionie, on ne voit plus le moindre ferry à Korsør. La gare ferroviaire a été déplacée en pleine campagne, les magasins d’alimentation ont fait place à des supermarchés, le chômage a frappé durement, bref, la cité a du mal à se survivre malgré une activité culturelle soutenue, qui doit beaucoup à des édiles intelligents et à des personnalités locales dévouées - comme Ole Seyffart Sørensen.
Dans son livre, l’auteur nous prend par la main et nous fait suivre Céline, sa femme Lucette et Milton Hindus, pour parcourir avec eux le vieux quartier de Korsør, Céline s’attendrissant au passage sur des enfants auxquels il sourit, pour finalement aller déguster une glace à la terrasse du café-restaurant de la plage.
Apparemment, ces incursions en ville et au bord de l’eau sont empreintes de quiétude, même de chaude sympathie. Mais ce spectacle est trompeur, il cache une tout autre réalité. Car que fut cette rencontre tant espérée par les deux hommes sinon la cause d’une amère déception? L’un attendait trop de l’autre, et leurs caractères étaient trop incompatibles, ce que le temps ne fit que confirmer.
À l’instar de Pascal Ifri, Ole Seyffart Sørensen apporte un correctif à la vision qu’ont généralement les célinistes de Milton Hindus. Non, le jeune professeur américain n’était pas si naïf ni si maladroit qu’on a bien voulu le prétendre. Derrière sa candeur, il a, nous dit Ole Seyffart Sørensen, bien percé la vraie nature, complexe certes, de Céline. Quant à celui-ci, avec son caractère en cor de chasse, ses constantes sautes d’humeur, on ne peut pas dire qu’il ait bien accueilli son visiteur, le reléguant, à son arrivée, dans le pire hôtel de la ville - indéniablement pour le maintenir à distance, alors que, sur simple demande, il aurait pu le faire loger dans une des maisons rouges du domaine Mikkelsen.
Peut-être avait-il eu raison puisque la mésentente entre les deux hommes ne fit que s’accroître au fil des jours. Déception de part et d’autre, donc, ce qui, étonnamment, n’a pas empêché, après le départ de Hindus, une correspondance amicale de se poursuivre quelque temps, jusqu’au jour où le professeur américain publiait un livre qui portait un jugement impitoyable sur Céline, qu’il se mettait ainsi définitivement à dos. La suite est bien connue : fureur vengeresse de Céline, menace de procès, etc.
Ole Seyffart Sørensen a lui-même assuré l’édition de son livre, qui compte 127 pages et a une cinquantaine d’illustrations, dont plusieurs inconnues jusqu’à ce jour. Plaisante couverture, une vue panoramique en couleur due à l’auteur, montrant Fanehuset et ses alentours, prairie, forêt, côte et mer. Pour faire bon compte, une typographie aérée en caractères très lisibles sur papier de luxe.
Mais ce qu’on retiendra avant tout, c’est un exceptionnel talent de conteur, qui allie le sérieux du chercheur au style riche et précis de l’écrivain. Voilà qui comblera le lecteur sachant le danois, qu’il soit célinien ou pas. Céline, Milton Hindus et Korsør retrouvent vie sous la plume de Ole Seyffart Sørensen. Ils ont bien de la chance de le devoir à un Danois de cette trempe.
François MARCHETTI
• Ole Seylfart Sarensen, Giganten, Professoren - og Drengen, Privattryk, 2013, 127 pages.

Céline en saint François d’Assise

© Extrait de Ole Seyffart SIHensen, Giganten, professoren - og drengen [Le géant, le professeur - et l’enfant], Chez l’auteur, 2013, pp. 56-57. Traduction: François Marchetti (qui a donné le titre à cet extrait).

Première rencontre
Le jeune garçon sortit sa bicyclette du sous-sol. Il aimait la bicyclette que son père lui avait bricolée pour sa première distribution de journaux à partir de deux vieux vélos achetés chez le ferrailleur de Taar, borgvej. Le résultat était utilisable bien que les roues aient été de tailles différentes, mais l'engin avait déjà plusieurs fois fait ses preuves.
C'est aujourd'hui qu'il devait accompagner son père à Fanehuset. La mère leur avait préparé un casse-croûte, et il était convenu qu'il serait à l'atelier à 9 heures pour aider à charger une plaque de cuisine, un buffet et des outils sur un triporteur que son père avait loué. L'atelier était au fond de la cour au 26 Algade. C'était un vieil immeuble. Au dessus du portail, que l'enfant trouvait énorme, il y ait une poutre sur laquelle était inscrit quelque chose qu'il ne comprenait pas mais qui était suivi de "anno 1704". Cela devait faire bien longtemps! Son père lui avait expliqué ce que veut dire « anno ". Le jeune garçon aimait bien ce mot étranger. Cela sonnait bien. Il roula derrière son père dans la forêt. Il avait proposé de suivre d'abord le chemin à travers champs qu'il connaissait bien pour l'avoir emprunté lors de ses tournées de distributeur de journaux.
Bien loin, sur la gauche du chemin, il y avait une petite maison contre laquelle était accolé un gros bateau. C’était là le dernier arrêt de sa tournée. « Non », avait dit son père, « ça n’ira pas! Nous ne pourrons pas passer avec le triporteur dans la forêt! " À part la côte juste avant l’entrée de la forêt, une fois dépassé « Skovhuset », tout alla bien, et ils arrivèrent à Klarskovgaard vers les 11 heures. Ils rangèrent leurs bicyclettes à la ferme, empruntèrent une brouette et emportèrent plaque, buffet et outils jusqu’à « Fanehuset ». Le jeune garçon prit peur en voyant un homme et un chien-loup devant la maison. Peur, non pas de l’homme, mais du chien ! Il avait été mordu par un chien quelques années plus tôt, et cette expérience avait fait que depuis il se tenait à distance des chiens. L’homme comprit qu’il avait peur. Il dit quelque chose à une femme, qui sourit et s’éloigna avec le chien. L’homme s’approcha alors de l’enfant, se pencha pour être à hauteur d’yeux. Il dit quelque chose que l’enfant ne comprit pas, et sourit. L’enfant fut rassuré, et quand l’homme mit un doigt sur ses lèvres et désigna le talus, il comprit qu’il devait rester silencieux car on voulait lui montrer quelque chose. Il oublia tout à fait son père qui travaillait et allait et venait à l’intérieur de la maison. Prudemment, il se dirigea avec l’homme vers quantité d’oiseaux - dans les arbres, sur la corde à linge et dans l’herbe ! Ils piaillaient et jasaient, mais ils ne s’envolèrent pas quand ils s’approchèrent tout près d’eux. Alors l’homme se mit à parler aux oiseaux. Ou bien chantait-il? C’était comme s’il psalmodiait, un mot que son père lui avait appris en lui parlant de François.
Quand le père eut fini, ils s’assirent au bord du talus et mangèrent leur casse-croûte avant de rentrer. Le vélo fut embarqué sur le triporteur, et l’enfant fut ravi d’être transporté tandis que son père appuyait sur les pédales. « Tu vas vu les oiseaux, papa? " demanda le jeune garçon. « C’était comme lui, François, là-bas en Italie! » Lui qui disait la messe pour les oiseaux! ", et il raconta à son père l’aventure qu’il venait de vivre.
Ole Seyffart Sørensen