jeudi 27 mai 2021

Le caveau des Cordeliers de Toulouse revisité par Louis-Ferdinand Céline... pour la mère Henrouille

Un très intéressant article… malheureusement sans fondement ! Toulouse était Bordeaux ! Mais tout n'est pas si simple pense Éric Mazet…  

Voilà comment Toulouse fut citée dans Voyage au bout de la nuit qui manqua de deux voix seulement le prix Concourt, mais obtint le prix Renaudot. 
Louis-Ferdinand Céline a donc utilisé la « légende » du caveau des Cordeliers pour inventer un épisode du grand roman qui a marqué ses débuts dans la littérature et lancé sa notoriété littéraire. Par Jacques Frexinos


Dans le mensuel L’Auta de septembre 2013

publié par Les Toulousains de Toulouse



Le caveau des Cordeliers revisité 

par Louis-Ferdinand Céline...

Ce titre énigmatique fait allusion à une évocation assez inattendue de Toulouse dans le premier roman de Céline Voyage au bout de la nuit, publié en 1932. L’écrivain, sans citer nommément le caveau des Cordeliers, y décrit un lieu à l’étrange ressemblance. Pourquoi et comment Louis-Ferdinand Céline a-t-il inventé cette histoire toulousaine ? Est-il jamais venu à Toulouse ? Apparemment ses biographes ne parlent guère d’une visite ou d’un séjour dans la Ville rose (1). 
Comment a-t-il pu alors connaître ce fameux caveau des Cordeliers disparu depuis 1793 ? Autant de questions soulevées à la lecture de quelques pages où Toulouse («Une belle ville, Toulouse !») accueille les « aventures » de la famille Henrouille... Mais d’abord rappelons ce qu’était le caveau des Cordeliers.


Un caveau de renommée internationale !
Parmi les dizaines d’ordres monastiques qui vivaient à Toulouse sous l’Ancien Régime, les Cordeliers, fondés au XII e siècle, faisaient partie des provinces franciscaines comme les Observants, les Recollets, les Capucins, les Conventuels, etc. L’église et le couvent occupaient alors dans le quartier latin, tout près du collège de Foix, une surface de deux hectares dix-neuf ares située entre les actuelles rues Deville, du Collège-de-Foix, des Lois et Albert-Lautmann. Aujourd’hui cet espace est occupé par la Banque de France, installée depuis 1856 dans l’ancien enclos du grand couvent des Cordeliers...
Jusqu’à la Révolution française, sous la nef de la chapelle de Rieux, attenante à l’église, existait un caveau où étaient inhumés sans cercueil, les cadavres de religieux mais aussi de laïcs et ceux qui souhaitaient se faire enterrer dans le couvent ne lésinaient pas sur les legs. Ce caveau possédait en effet la propriété de conserver les cadavres à l’état de momies et pour les visiteurs de Toulouse, ce lieu macabre était devenu une fascinante attraction touristique incontournable !
En 1669, les membres du Parlement de Paris vinrent visiter le célèbre caveau et furent impressionnés par la vue d’un premier président du Parlement de Toulouse «qui avait encore ses cheveux derrière la tête, presque toutes ses dents, peu de peau sur le visage, plus d’yeux ni de lèvres, ni de bouche».
Le baron de Puymaurin (Nicolas-Joseph de Marcassus) dans un mémoire à l’Académie des Sciences de Toulouse, publié en 1784 en donne une description précise. « La voûte est supportée dans son milieu par un pilier gothique. La crypte, en forme d’ovale allongé, est longue de 18 pieds, large de 12 et sa hauteur comprend 6 pieds et 6 pouces... Des débris de squelettes étaient entassés confusément dans un coin, comme pour placer l’image de la dissolution commune à côté des privilégiés de la tombe. Ce qu’il y avait de plus effrayant dans ces corps, c’était la conservation parfaite de la face : on y reconnaissait les traits de la physionomie, et jusqu’à l’expression qu’y avait laissé la dernière convulsion. Toutes les variétés de la mort étaient réunies dans cette sombre assemblée,
Anonyme, Le clocher et le portail d’entree de l’église des Cordeliers, mine de plomb et aquarelle (musée du Vieux-Toulouse, inv.68.4.1).
les uns portaient sur leur visage, hideusement tourmenté, l’empreinte d’un désespoir sans fin ; les autres, au contraire, gardaient dans leurs traits calmes et solennels, l’image céleste de l’espérance ».
Dans le Journal de Madame Cradock, Voyage en France, cette dernière raconte comment, le jeudi 6 mai 1785, ne pouvant visiter le caveau des Cordeliers « car aucune femme n’y était admise et une princesse n’avait même pas fait exception » elle obtint qu’on lui monta un des cadavres afin de l’examiner. « En effet, un guide vint me conduire à une chapelle fermée à clef ; il l’ouvrit et j’y entrai. M. Cradock (qui avait déjà visité le caveau) me rejoignit et on apporta le corps. Il y avait plus de quatre cents ans que ce cadavre était là ; cependant, il était entier : la peau poussiéreuse tombait en loques de dessus les os ; la tête parfaite ; la peau et les muscles y adhérant devenus comme du marbre et à part les yeux qui n’existent plus, les traits sont si bien conservés qu’on eut pu reconnaître la personne si on l’eût connue de son vivant. Les cheveux longs semblaient des fils d’argents, les mains étaient jointes et les ongles intacts. C’est un spectacle étonnant mais bien impressionnant ».


Un concurrent aux Jacobins !
La célébrité incontestable du caveau des Cordeliers, trouvait cependant une concurrence sérieuse dans le caveau des Jacobins que Puymaurin décrivait comme étant moins enfoncé mais plus grand. « Toute la partie à prendre depuis la naissance de la voûte est au dessus du sol. Une ouverture qui prend jour dans un des cloîtres de ce monastère, y entretient un courant d’air perpétuel. On y respire librement et on n’y sent jamais aucune mauvaise odeur. Il est de forme ovale ; sa longueur est égale à celle du caveau des Cordeliers mais il a 4 pieds de plus de large et 3 pieds de plus de hauteur ». Ce caveau ne renfermait que les corps des religieux de la maison qui étaient d’abord inhumés dans des tombes, construites en briques et en pierre de taille et maçonnées à chaux et sable, de sorte que l’air n’avait aucun accès dans ses sépultures et que « les corps s’y consomment plutôt qu’ils n’y pourrissent. Les corps n’ont pas besoin, comme aux Cordeliers, d’être transportés au clocher pour acquérir cette dessiccation complète qui permet de les manier sans les rompre... Cependant les corps que l’on place dans ces tombes ne s’y conservent pas tous également ; on en retire qui sont à demi-détruits, d’autres qui le sont entièrement ». Ces tombes au nombre de vingt-quatre sont placées dans le sol d’une chapelle de Saint-Côme et marquées des vingt-quatre lettres de l’alphabet. « On tient dans la sacristie un registre exact de la mort de chaque religieux ; il est numéroté des mêmes lettres ; et quand un religieux meurt on l’enterre, tout habillé, le visage couvert de son capuchon et couché sur le dos, dans la tombe la plus anciennement employée, ce qui suppose les vingt-quatre tombes remplies ; et l’ouverture, par exemple, de la tombe marquée de la lettre A, ne se fait en général que tous les vingt-cinq ans ». A ce moment là, après avoir été exposé quelque temps à l’air le corps exhumé est placé avec les autres dans le caveau. Le père Labat, procureur général des missions dominicaines aux Antilles, de passage à Toulouse, décrivait le 21 mars 1706 sa visite dans ce caveau où se trouvaient des dizaines « de corps des religieux, droits, rangés les uns auprès des autres, secs légers, si peu défigurés que ceux qui les avaient connus vivants les reconnaissaient encore et me les nommaient... Le sacristain me dit que selon la disposition du temps, ils étaient droits ou courbés ; que l’humidité relâchait la tension de la peau et les faisait incliner et que la sécheresse les redressait. Il y avait des corps qui étaient depuis plus de cent ans dans ce lieu ».

De fascinantes et horribles légendes
Les visiteurs étaient donc nombreux mais les entrées probablement réservées aux personnes de qualité. Un cordelier était désigné comme gardien de ces lieux si « touristiques », et tout en guidant les visiteurs, leur racontait mille et une histoires et légendes impressionnantes concernant les cadavres momifiés. Parmi eux, figurait un corps de femme qu’on assurait être celui de Paule de Viguier, surnommée par François I er , la Belle Paule ! L’hypothèse est peu vraisemblable. Dans les réserves du musée du Vieux-Toulouse, il existe un avant-bras momifié qu’une autre légende certifie être celui d’une certaine dame Pélissier qui provient du caveau des Cordeliers !
Une autre histoire située avant la Révolution mettait en scène deux jeunes gens qui avaient fait le pari que l’un d’entre eux, le plus vantard, bravant la crainte qu’inspiraient ces lieux sinistres, descendrait seul à minuit dans le caveau et pour preuve de son exploit planterait un clou à l’endroit le plus reculé. Muni d’une lanterne sourde, devant une foule nombreuse attirée par cette tentative, le téméraire jeune homme s’avança vers l’escalier et s’enfonça dans la crypte sépulcrale, allant au milieu des sinistres dépouilles réaliser son exploit. Les heures passant, et ne voyant pas remonter le parieur, une cohorte de « sauveteurs », bien éclairés, descendit à son tour et découvrit avec horreur le corps du malheureux gisant mort au fond du caveau, le visage marqué par un rictus d’effroi. Une exploration plus attentive permit de constater que le malheureux avait bien gagné son pari, mais en plantant le clou dans le bois d’un cercueil il avait malencontreusement, sans s’en rendre compte, traversé un pan de son manteau. Lorsqu’il avait voulu remonter, il s’était senti inexorablement retenu par une prise mystérieuse et, croyant être enserré par les bras des squelettes, dont les ombres projetées par les mouvements de la lanterne s’agitaient frénétiquement autour de lui, il était mort de peur !



A côté des caveaux des Jacobins et des Cordeliers, on citait aussi l’église Saint-Nicolas qui aurait abrité, une vingtaine de cadavres bien conservés, rangés à la file et placés debout dans une tribune. Le philosophe, mathématicien, physicien, astronome et naturaliste Pierre Moreau de Maupertuis, lors de son séjour à Toulouse en 1759, avait l’habitude d’aller les contempler régulièrement et répondait à un de ses amis, qui s’inquiétait de cette étrange fascination et lui demandait « De quoi rient-ils ? - Ils rient de ceux qui vivent ». Maupertuis mourut quelques mois après à Bâle, cette année-là...

La mystérieuse disparition du caveau
A la Révolution, l’église des Cordeliers faillit devenir le Muséum du Midi de la République mais on lui préféra in fine le couvent des Augustins, à cause de sa situation plus centrale. On peut toutefois s’interroger sur cette appréciation topographique... Le cloître et la flèche du clocher furent démolis, les orgues transportés à l’église paroissiale Saint-Pierre et l’église fut, comme d’autres lieux religieux, réservée à l’armée qui la transforma en magasin de fourrages. Les années passèrent avec vraisemblablement des détériorations progressives qui n’étaient rien par rapport à l’incendie du 23 mars 1871 qui détruisit la quasi totalité de l’église laissant simplement debout les murs et les contreforts. Pour assurer la sécurité du voisinage il fallut se résoudre à les abattre ultérieurement et la démolition fut terminée le 30 septembre 1874, hormis le clocher qui resta debout et servit pendant un certain temps à une fabrique de plomb.
Lors des travaux de démolition, on constata qu’il existait bien plusieurs caveaux au-dessous du sous-sol de la nef mais aucune trace de celui de forme elliptique dont M. de Puymaurin avait donné la description en 1784. Cela s’explique car ce caveau se trouvait dans la chapelle de Rieux, démolie plusieurs années auparavant. Le grand caveau aux momies avait-il été comblé et détruit ? Les voûtes s’étaient-elles spontanément effondrées ? Aucune explication n’est connue concernant cette mystérieuse disparition.



L’adaptation très imaginative de Louis-Ferdinand Céline
Dans son roman pseudo-autobiographique, Céline fait raconter au docteur Ferdinand Bardamu, les tribulations de la famille Henrouille (mère, fils et bru) qui habite, dans la banlieue parisienne à Rancy. La mère déteste cordialement sa bru qui le lui rend parfaitement. Cette dernière avec son mari, fomente une première tentative d’assassinat en demandant l’aide d’un certain Robinson. Ce dernier projette alors de liquider la vieille mère, en mettant un « pétard » dans la cage à lapins dont elle s’occupe tous les jours. Un accident malencontreux fait éclater la bombe artisanale à la figure de Robinson, le rendant complètement aveugle. Les jeunes Henrouille, pour éviter des ennuis judiciaires, sont alors obligés de recueillir le blessé, de le soigner et de le loger chez eux, en cohabitation avec la vieille mère qui a tout compris et qui menace de les dénoncer à la police ! L’ambiance devient très lourde. Après quelques mois difficiles, la bru arrive à persuader son mari, d’envoyer la « vieille » et Robinson à Toulouse (Une belle ville, Toulouse !) où leur a été réservée, grâce à l’entremise d’un certain abbé Protiste, une place de gardien dans un lieu touristique privilégié ! Ils paient même le docteur Bardamu pour convaincre les récalcitrants de ce séjour bienfaisant, l’air du pays devant favoriser la guérison de l’aveugle et ragaillardir la vieille ! De fait il s’agissait de garder un endroit très spécial : le caveau de l’église Saint-Eponime. « Un commerce pas plus méchant qu’un autre... Une espèce de cave à momies au-dessous d’une église ».

Les bonnes affaires de la mère Henrouille...
Quelque temps après, le docteur Bardamu, va rendre visite à la belle mère et à Robinson à Toulouse. « Nous arrivâmes devant l’église Saint-Eponime comme midi sonnait. Le caveau était un peu plus loin sous un calvaire. On m’en indiqua l’emplacement au beau milieu d’un petit jardin bien sec. On pénétrait dans cette crypte par une espèce de trou barricadé... La mère Henrouille ne perdait pas une visite avec les touristes. Elle les faisait travailler les morts comme dans un cirque. Cent francs par jour qu’ils lui rapportaient en pleine belle saison... Ils ne sont nullement dégoûtants, Messieurs, Mesdames puisqu’ils ont été préservés dans la chaux, comme vous le voyez et depuis plus de cinq siècles... Notre collection est unique au monde... La mère Henrouille avait songé à augmenter ses prix, dès son arrivée, c’était une question d’entente avec l’Evêché. Seulement ça n’allait pas tout seul avec le curé de Sainte-Eponime qui voulait prélever un tiers de la recette, rien que pour lui, et aussi de Robinson qui protestait continuellement parce qu’elle ne lui donnait pas assez de ristourne, qu’il trouvait ». Mais Robinson, aveugle, ne pouvait travailler au caveau et n’était pas en mesure d’exiger un partage équitable des profits. Par contre, la vieille Henrouille savait satisfaire les curieux et n’hésitait pas à agrémenter la visite d’un petit discours sur les morts « en parchemin ». « Seule la peau leur est restée après, mais elle est tannée... Ils sont nus mais pas indécents... Vous remarquerez qu’un petit enfant fut enterré en même temps que sa mère... Il est très bien conservé aussi le petit enfant... Et ce grand-là avec sa chemise et de la dentelle qui est encore après... Il a toutes ses dents... Vous pouvez me donner ce que vous voudrez en vous en allant, Messieurs, Mesdames, mais d’habitude, on donne deux francs par personne et la moitié pour les enfants. Vous pouvez les toucher avant de vous en aller, vous rendre compte par vous même. Mais ne tirez pas fort dessus. Je vous le recommande. Ils sont ce qu’il y a de plus fragiles ».
Un « accident » bien tragique
Les affaires marchaient donc très bien et pour les exilés de Rancy, la vie se déroulait calme, laborieuse et profitable. La mère Henrouille, économe et encore bien débrouillarde malgré ses soixante treize ans, possédait un petit capital qui grossissait chaque jour et faisait envie à sa bru et à Robinson. L’escalier du caveau était étroit, pentu et traître, si bien qu’un jour un malheur arriva. Vous devinez la suite. Le docteur Bardamu, qui se trouvait encore à Toulouse, fut, un jour, appelé par des cris angoissés « Elle s’est cassé un os dans la tête qu’il paraît ! Elle est tombée à travers les marches de son caveau. Elle a perdu sa connaissance que je vous répète... Sans me raconter absolument que c’était Robinson qui l’avait bousculé la vieille, dans son petit escalier, il ne m’a pas tout de même empêché de le supposer... Elle avait pas eu le temps de faire ouf ! Paraît-il. On se comprenait... C’était du joli, du soigné... A la seconde fois (2) qu’il s’y était repris, il l’avait pas loupé la vieille ». L’affaire passa pour un accident « bien tragique certes, mais tout de même bien explicable dès lors qu’on réfléchissait un peu à tout, aux circonstances, à l’âge de la vieille personne et aussi à ce que ça c’était passé sur la fin d’une journée, la fatigue... ».
Et voilà comment Toulouse fut citée dans Voyage au bout de la nuit qui manqua de deux voix seulement le prix Concourt, mais obtint le prix Renaudot. Louis-Ferdinand Céline a donc utilisé la « légende » du caveau des Cordeliers pour inventer un épisode du grand roman qui a marqué ses débuts dans la littérature et lancé sa notoriété littéraire.
JACQUES FREXINOS
Babonneau L., Sur quelques caveaux disparus. L’Auta, février 1954, n° 237, 25-27.
Céline L.-F., Voyage au bout de la nuit. Denoël, nouvelle édition, 1942.
Cradock, Le Journal de Mne Cradock. Voyage en France. Paris, Perrin, 1896.
Dedieu H., La famille Franciscaine à Toulouse depuis l’époque de Saint-François jusqu’à la Révolution. Plaquette polycopiée, 36 pages, 1977.
Fabre G., Le caveau des Jacobins. L’Auta, avril 1952, n° 221, 50-54.
Gorsse P. de, La semaine de la Fête-Dieu à Toulouse, à la veille de la Révolution française. Journal d’une anglaise en voyage. L’Auta, mai 1952, 72-77.

(1) Bien sûr nous sommes très intéressés par les éventuels renseignements complémentaires que pourraient nous apporter des lecteurs.
(2) Allusion à la première tentative faite à Rancy, avec le « pétard » dans la cage à lapins !

Mais en novembre 2013 dans le numéro 49 de L'Auta : «Nous avions tout faux !»


Céline et le caveau des Cordeliers : un surprenant décodage ! 

Un très grand merci à M. Laurent de Cannes qui nous a adressé la clé concernant l’article paru en septembre sous le titre Le caveau des Cordeliers revisité par Louis-Ferdinand Céline. Nous nous interrogions en effet sur un éventuel passage de l’écrivain à Toulouse. D’où tenait-il l’histoire des momies du caveau des Cordeliers ? Nous supputions des connaissances livresques de l’étudiant en médecine ou une visite toulousaine du docteur Louis Destouches lors d’une tournée commerciale dans le sud de la France pour la vente des médicaments dont il était l’inventeur (la Basedowine, le Somnothyril). 
Nous avions tout faux ! M. de Caunes a trouvé le décodage de l’épisode toulousain dans le livre de Marie-Christine Bellosta, maître de conférence à (Université de Bordeaux III, paru aux RU.F. en 1990 sous le titre Céline ou l’art de la contradiction. Les pages 65-73 lèvent effectivement le voile ou plutôt le linceul qui recouvrait ce mystère ! Céline écrit certes « Toulouse », mais pense « Bordeaux » ! Mme Bellosta apporte une brillante démonstration de cette « manipulation substitutive » en repérant dans le texte célinien des indices qui paraissent évidents aux vrais Bordelais ! Le caveau de Sainte Éponime est situé sous la tour Saint-Michel et Céline n’a rien inventé dans sa description : l’escalier raide (fatal à la vieille Henrouille), les particularités de certaines momies, leur disposition, etc. Des dizaines d’indices supplémentaires confirment cette thèse en permettant de repérer des commerces bordelais, des jardins, des sites environnants, et, oh ! recette inconcevable, des cassoulets « à la Bordelaise ». Voilà une étrange spécialité gastronomique qui aurait du nous mettre « la puce à l’oreille ». Alors pourquoi cette diabolique substitution ? Décrire Bordeaux en 1932, souligne Mme Bellosta, c’est s’avancer sur un terrain qui est en quelque sorte le lieu réservé de François Mauriac. Ce faisant, Céline multiplie des allusions critiques. « L’épisode bordelais est donc aussi le moyen pour l’auteur (Céline) d’apporter la contradiction à Mauriac sur son propre terrain ». Une explication plus approfondie nous entrainerait certainement trop loin... 
Nous avons donc revisité le caveau des Cordeliers sans Céline, mais peut-être redécouvert cette originalité touristique toulousaine, bien oubliée aujourd’hui ! 
Jacques Frexinos 

Mais pour Éric Mazet, tout n'est pas si simple :  
Eric Mazet, 28 mai 2021 :
THOMAS, Jean, Louis, Marius Toulouse, 14 juin 1890-Banyuls, 23 janvier 1932.
Époux en 1916 de Germaine Massie. Le couple rencontra à Roscoff Louis Destouches et l’accueillit chez le colonel Massie, dans les Landes. Jean Thomas fut inhumé à Saint-Paul-sur-Save, près de Toulouse où il invita Destouches et lui fit visiter son musée océanographique. Céline a très bien pu se rendre également à "Saint-Jean aux environs de Toulouse". Dans mon mémoire sur Céline (1971) j'avais évoqué les momies de Bordeaux, mais je ne connaissais pas l'existence des momies de Toulouse. Mme Bellosta non plus... Alors, ne nous emballons pas... surtout sur Mauriac...

mercredi 26 mai 2021

Vue d'en face (de L' Intransigeant), l'affaire des prix du 7 décembre 1932

Lucien Descaves dénonce dans un article du Crapouillot : « Je sais les moyens dont certains disposent pour imposer leur choix. Je sais la presse qui est vendue et ceux qui sont à vendre ; je n’y peux rien. » Jean Galtier-Boissière, directeur de ce même Le Crapouillot enfonce le clou « dans les semaines ayant précédé l’attribution du prix Goncourt, un roman signé de son président Rosny aîné n’a-t-il pas paru dans L’Intransigeant, le grand quotidien du soir tirant à 400 000 dont le directeur est alors Léon Bailby ? L’un de ses principaux collaborateurs se nomme précisément Guy Mazeline. »                                                 
Plus tard, au moment du procès qui s'ensuivit, dans la revue Le Huron du 16 mars 1933, Maurice Yvan Sicard résumera l'affaire : « On sait comment à l’admirable Voyage au bout de la Nuit fut doucement substitué le bouquin pommadé de Guy Mazeline, l’affaire, cette année encore fut menée par Dorgelès et les deux Rosny, dont l’un est sourd et l’autre certainement idiot... CHAQUE ANNÉE la voix du Président de l’académie Goncourt est achetée au plus offrant. » Tout est dit... ou presque !
Allons voir comment la journée des prix a été présentée dans ce grand journal par Merry Bromberger.


L'Intransigeant du jeudi 8 décembre 1932
Le Prix Goncourt à Guy Mazeline 
À M. Céline le Prix Théophraste-Renaudot 
Le Goncourt La grande course de fin d’année... Les prix littéraires se succèdent à un rythme accéléré. Après les émotions du Prix Fémina et les débats du Prix Interallié, voici aujourd’huile Goncourt et le Renaudot.
Dès 11 heures, des curieux stationnent place Gaillon. C’est du Restaurant Drouant, comme on sait, que le nom du nouvel élu doit être proclamé urbi et orbi. Ce terme n’est pas une image, puisque, le cinéma et le micro sont présents. 
Puissance et rayonnement d’un prix dont le montant matériel n’est pas particulièrement élevé 
(5000 francs), mais qui constitue, par son ancienneté, par la valeur de plusieurs lauréats, la récompense littéraire la plus enviée. Vers midi, les académiciens, les fameux Dix, arrivent successivement. Ce sont MM. J.H. Rosny aîné, président, Raoul Ponchon, Jean Ajalbert, Pol Neveux, Gaston Chérau, Léon Daudet, Lucien Descaves, Roland Dorgelès, Léon Hennique et J.H. Rosny jeune.
M. Lucien Descaves, rappelons-le, revient, pour la première fois depuis de longues années, prendre part au déjeuner. Il est, ce déjeuner, préparé dans un salon où les bruits ne filtrent pas. Menu confortable, arrosé du traditionnel blanc de blanc.

Le vote
Au premier tour, par 6 voix contre 3, le Prix Goncourt a été décerné à notre collaborateur Guy Mazeline. 
M. Céline s’est vu attribuer le Prix Théophraste-Renaudot par 6 voix.


Guy Mazeline
Ce n’est point à des lecteurs de L’Intran qu'il faudrait présenter Guy Mazeline. Ils connaissent cette prose nerveuse et colorée, parfois nuancée d’humour, qui rend vivants les audiences et les débats des grands procès. Mais Guy Mazeline n’est pas seulement notre chroniqueur judiciaire. On a lu ses enquêtes sur les ports, les chômeurs, les voiles pliées. On a pu être frappé de la connaissance et de l’amour des choses de la mer qui transparaissent dans son œuvre. C’est que Guy Mazeline est né au Havre  le 12 avril 1900  et son roman Les Loups est tissé d’observations sur la bourgeoisie de notre grande ville maritime. En 1905, il part avec son père et sa mère pour Fort-de-France, aux Antilles. J’ai gardé, me dit-il une fois, le souvenir d’un pays où l’on mange beaucoup de bananes et de canne à sucre... . „ 
Cette imprécision même lui laissa la nostalgie des Isles. [suit une biographie de marin]. Enfin Les Loups valent aujourd’hui au jeune romancier la plus brillante et légitime consécration.

Les Loups
En ces 622 pages, l’auteur conte les tragiques conflits qui déchirent une famille, mal commandée par son chef. Avec une noble ambition, Guy Mazeline réagit par cette œuvre puissante, contre la facilité d’une certaine production romanesque. Il n’est pas exagéré de dire qu’on songe à Balzac et à sa magnifique richesse. 
— Et maintenant, Mazeline ? — Je prépare le Capitaine Durban. Ce sera une tout autre atmosphère que Les Loups : celle du cran, du courage, du sacrifice. »
Ajoutons que ce grand garçon, mince et brun, d’une courtoisie britannique a imprimé à sa vie comme à ses livres, cette dignité, cette probité intellectuelle qui force l’estime même pour ceux qui ne le connaîtraient pas. L’air du large. Y. D.

Le Prix ThéophrasteRenaudot  
Le docteur X... alias M. Céline 
Une interview dans une clinique 

La rue du dispensaire cherche son âme encore dans les terrains vagues. La masse titanique et désolée de bâtiments à bon marché écrase la clinique populaire construite à ses pieds des mêmes briques glacées.  
Le plaisir, la douleur, la haine, qui gonflent de vie et de lumière dans la nuit cette armature géante, suppurent jusqu’au bâtiment bas aux vitres dépolies. La grande avenue qui passe tout à côté charrie vers lui comme une large rigole les misères qui suintent éparses dans cette banlieue.
Celui qui est là pour les panser est un grand garçon rudement charpenté, la mèche en désordre, aux traits plébéiens, serré dans une blouse blanche. Son nom importe peu. Celui de cette région suburbaine non plus. Je suis venu chercher ici celui qui s'y cache, M. Céline, l’auteur du Voyage au bout de la nuit


Un livre déconcertant, choquant, brutal. Un hurlement dans une nuit de faubourg. Un fou, Bardamu, qui raconte son histoire ou plutôt à travers la sienne celle de son ami Robinson : un homme qui n’a vu dans la guerre qu’une atrocité, qui a déserté, qui, en Afrique dans un poste impossible, saoul de fièvre, a été vendu par ses noirs, est passé en Amérique sur une galère de délire, revient en France, machine un assassinat, y rencontre la mort, l’esquive, exploite des momies dans le caveau d’une cathédrale, va se marier, être heureux, repart et finit par crever de deux balles dans le ventre, de la main de sa fiancée, sur la moleskine d’un taxi. La guerre, l’Afrique, l’Amérique, les coulisses d’un cinéma, le quartier, la banlieue, la médecine, tout y passe dans ces 600 pages, charrié par un fleuve de frénésie. Un livre pathétique, souvent révoltant, plus vrai que la vie. 
Le docteur X s’est assis après m’avoir accueilli, a baissé la lampe et croisé les mains devant lui. Et je ne vois plus maintenant que les yeux de M. Céline, qui parle très vite, d’un ton saccadé. Des yeux dont le regard est comme crispé, des yeux douloureux intensément, des yeux à faire pleurer. 
« — Une autobiographie, mon livre ? Allons donc ! Ma vie est bien plus simple et bien plus compliquée que cela. Non !.. M. Céline — nous ne parlerons que de lui, n’est-ce pas ? — est un malade, blessé de guerre, réformé. Et puis autre chose aussi. Quand je vous parle en ce moment j’ai un train dans l’oreille gauche, un train en gare de Bezons. Il arrive, il s’arrête, il repart. Ce n’est plus un train maintenant, c’est un orchestre. Cette oreille, est perdue. Elle n’entend plus que pour me faire souffrir. Je ne peux presque pas dormir, 
« Le jour je travaille pour gagner ma croûte, celle de ma mère et de mes deux gosses. Le matin je fais de la littérature pharmaceutique. Le soir je suis au dispensaire. Après, je me saoule de cinéma. Plus c’est bête, plus j’aime ça. Mais la nuit que faire quand on ne dort pas ? J’écoute dans mon oreille la folle du logis. Elle m’en raconte, allez, depuis six ans que j’écris ce livre. Comme j’ai le tempérament ouvrier, j’en commence un autre. Mais auparavant j’ai voulu sa voir si je pourrais faire éditer mon Voyage au bout de la nuit à compte d'auteur. Mon éditeur l’a pris pour son compte et depuis lors ont commencé les embêtements. On me poursuit, on me tracasse. Jusqu’à ma mère qui en souffre. Qu’est ce que ça peut leur faire ce que je pense ? Le médecin que je suis, ne pense pas. Il écrit pour la pharmacie. Il soigne les gens du dispensaire. Céline est un loufoque, voilà tout !
«... Une autobiographie mon livre ? C’est un récit à la troisième puissance. Céline fait délirer Bardamu qui dit ce qu'il sait de Robinson. Qu’on n’y voit pas des tranches de vie, mais un délire. Et surtout pas de logique. Bardamu n’est pas plus vrai que Pantagruel et Robinson que Picrochole. Ils ne sont pas à la mesure de la réalité. Un délire !
Le fond de l’histoire ? Personne ne l’a compris. Ni on éditéur, ni les critiques, ni personne. Vous non plus ! 
« Le voilà ! C’est l’amour dont nous osons parler encore dans cet enfer, comme si l’on pouvait composer des quatrains dans un abattoir. L'amour impossible aujourd’hui. Robinson le cherche comme chacun, avec l’argent, cet autre bien indispensable. II finit enfin par trouver un coin tranquille, des rentes, une petite femme qui l’aime. Pourtant, il me peut pas rester là. Il lui faut partir quand il a le bonheur bourgeois sous la main, une petite maison, une épouse câline, des poissons rouges; Il se dit qu’il est fou pour être comme cela. Il s’en va. Madelon le poursuit. Elle ne croit pas qu’il soit fou et lui le comprend aussi. Il n’est seulement pas assez égoïste pour être heureux. La petite l’assaille. Elle ne comprend rien. Lui, pour en sortir et sortir de lui-même, voudrait être héroïque dans son genre mais il ne sait pas comment.
« A la fin, dans le taxi, il trouve. Il dit à Madelon que ce n’est pas elle mais l’univers entier qui le dégoûte. Il le dit comme il peut et il en meurt. 
« Personne n’a compris. Il est raté, hein, mon bouquin ? Mais si ! Mais si ! Je le sais bien. Je l’ai compris quand j’ai dû le relire. Si j’avais la force de Dostoiewsky, je le recommencerais. J’entrerais de nouveau dans la vie, frappant un coup à droite, un coup à gauche. Mais je n’ai plus la force. 
J’ai 40 ans, je suis malade. Un homme fini. Si seulement il y a dans ce bouquin trois pages sur six cents qui vailllent quelque chose, cela me suffit. » 
« Mes maîtres ? Des médecins. Follet d’abord, de l’Université de Rennes, un grand bonhomme ; Rachmamn ensuite, qui dirige à la Société des Nations la lutte contre les épidémies, qui m'aime comme son fils et m'a fait voyager. Et aussi une danseuse américaine qui m'a appris tout ce qu'il y avait dans le rythme, la musique et le mouvement.
« Les morts ? J'ai mâché leurs livres, en mastiquant la vache classique, en travaillant de mes mains d'abord, puis en faisant la guerre pour passer mon bachot, puis en retravaillant pour passer mon doctorat.
«La littérature actuelle ? Les trois-quarts ne valent pas une note d'observation clinique, plus sûre.
« On a dit que je briguais les prix littéraires; laissez-moi rire. Je suis candidat à la tranquillité. Il ne peut pas y avoir un homme raisonnable d'ailleurs pour s'intéresser au délire des «miens».
Merry Bromberger