vendredi 31 décembre 2021

Correspondance de Max Jacob à Jacques Mourlet… quelques allusions à Céline

Correspondance  (1939 à 1944) de Max Jacob à Jacques Mourlet 
dans laquelle il est un peu question de Céline…

C’est par le truchement de sa mère Mathurine, que Jacques Mourlet (1916-1971) entre en correspondance avec Max Jacob. Mathurine a, semble-t-il, souhaité cette rencontre afin que son fils « soigne son langage et son style » : l’initiative a réussi et les deux hommes vont effectivement échanger une correspondance très chaleureuse de 1939 à 1944. Lorsque le poète fait sa connaissance, Jacques a 23 ans ; on est à la veille de la guerre. Jacques va être incorporé dans l’armée de l’Air ; il est stationné à Tours, d’où l’appellation fréquente de « l’aviateur de Tours » qu’on trouve sous la plume de Jacob. L’épistolier n’a pas été indifférent à ce service militaire ; dès la première lettre à Jacques, il explique sa sympathie pour ceux qui choisissent la vie militaire en raison de la discipline que cette vie exige : « Quant à la question de la caserne... c’est une école ! On apprend l’humanité à la caserne. » Cette première lettre adressée par un Jacob vieillissant de 63 ans à Mourlet témoigne d’une immense sympathie ; dès le départ, Jacques est déjà « mon ami » : « Monsieur, cher monsieur, monsieur mon ami, cher ami, mon cher Jacques Mourlet... cher Jacques en somme – » (lettre 1). Jacques Mourlet était sans doute déjà destiné à devenir un de ces amis privilégiés de Jacob qu’il mettait dans une catégorie à part, un ami en quelque sorte élu, au statut particulier. Jacques est un jeune homme à « former » et Max Jacob aime à former des caractères ; Jacques est de Bretagne et surtout quimpérois. Partant, l’amitié est immédiate et Jacob «adopte» le jeune homme. 

Magdeleine Mourlet rendra visite à Céline (parrain de son fils Volny)
à Korsør (Danemark) en septembre 1949.

St-Benoît le 16 mai [19]40 [marge g., vo] 
J’ai une lettre de Céline où il est dit : « Vous ne connaissez pas l’ennui d’avoir à contrefaire sa voix toute sa vie à cause du public ! » En effet je ne connais pas cet ennui.

Été 1942 : Louis-Ferdinand Céline mimant la folie entre Lucette et son hôte, le docteur Paul Mondain, dans le jardin de l'asile d'aliénés dirigé par ce médecin-peintre. C'est Jacques Mourlet qui avait demandé à Mondain d'accueillir l'écrivain et sa femme, empêchés de se rendre à Saint-Malo par l'occupant.

le 6 mai [19]41 St-Benoît
Ne donne pas d’importance aux conseils de MM. les littérateurs. Toi qui aimes la poésie et la peinture, tu as bien assez de merveilleux dans ta vie. Le conseil de Céline va à ceux qui ne pensent qu’à leurs sous *. MM. les littérateurs font de la «copie» à tant la ligne. On ferait mieux de nous conseiller l’honneur, le deuil actuel, l’héroïsme, le culte du devoir, l’éclosion des sentiments humains... et la méfiance des agences matrimoniales. […]
Dieu a l’œil sur toi et te prépare un avenir que ni toi ni moi ne soupçonnons. Pas de coup de tête surtout, à la recherche du merveilleux célinien stupide : jouis de ce que tu as et qui n’est pas mince.
* « Le conseil de Céline » concerne probablement l’idée que les auteurs doivent produire en vue de leur lectorat : c’est l’idée qui sous-tend l’anecdote que Jacob répète souvent à propos de Céline, et qu’il raconte à Mourlet dans les lettres 41 et 67. Jacob n’a manifestement guère confiance en Céline, dont Mourlet devient un proche (Céline sera le parrain de son fils Volny). Cf. le catalogue de Paul Mondain en ligne, https://www.paul-mondain.com.
Paul Mondain (1905-1981), peintre vivant à Quimper et psychiatre, directeur de l’Hôpital psychiatrique de Gourmelen de 1937 à 1950, lié à Céline. Il connaissait Jacob et Mourlet, mais aussi Jean Moulin et le Dr Tuset.

Jacob, Max : Cavalier, cavalières Dessin signé et daté 41
avec envoi à mon ami Mourlet

le 23 juin [19]41
Cher ami.
Je ne sais pas pourquoi exactement, mais il me semble que tu es en progrès. Oui ! Corbière, quand il parle de la mer et de la Bretagne, c’est très bien. Je trouve aussi que Loti parlant de la Bretagne de 1880 a été bien inspiré. Je ne doute pas que Céline soit un homme très sérieux, mais dans l’une de ses lettres, il me dit «Comme il est pénible de ne rien écrire qu’en vue du public ! » ou une phrase telle. Cette phrase le condamne à mon sens. Tu peux lui parler de moi - Je m’en fous...

le 12 janvier [19]44 St-Benoît-s/Loire. Loiret
bien cher ami Jacques
Te dire la joie de ta lettre ! et surtout que tu rappelles notre correspondance, celle de l’aviateur de Tours et du vieux bonhomme aux messes !
J’avais bien envie de t’écrire mais je craignais beaucoup de choses. Ta mère m’avait parlé de tes opinions céliniennes *et je ne voulais pas m’imposer au nom de l’amitié : j’attendais l’autorisation : tu me la donnes et me voici. Me voici avec les sentiments aussi vifs et mes deux mains tendues.

Entre le 30 décembre 1942 et le 12 janvier 1944, la correspondance connaît une éclipse. Ce silence semble avoir résulté d’une rumeur venant de la mère de Jacques *. De toute évidence, Jacob craignait que Jacques ait des opinions antisémites et cette rumeur, apparemment sans fondement, l’aurait mené à cesser d’écrire pendant l’année 1943. Des « opinions céliniennes » : Jacob semble imaginer que l’association de Mourlet avec Céline implique ces idées antisémites. Il n’y a pas d’indication que Mourlet adhérait à de telles idées.

dimanche 5 décembre 2021

Jean-Pierre Thibaudat, receleur des manuscrits volés à Céline, voit L’Église à Nanterre puis Lucette à Meudon (Libération 10-11 octobre 1992)

Thibaudat à Meudon après L’Église par Martinelli 
Libération 10-11 octobre 1992

En une : MARTINELLI PLANCHE SUR CELINE
Pour monter «L’Église», Jean-Louis Martinelli a reconstruit la pièce de l’écrivain et coupé certaines bouffées antisémites. Malgré ce choix qui peut se discuter, sa mise en scène sert la verve célinienne. Et n’a pas déplu à Lucette Destouches, veuve de LF.C. Lire page 25.

Céline, début du Voyage

Pour sa version de «L’Église», matrice du «Voyage», Jean-Louis Martinelli a reconstruit la pièce, en coupant notamment certains passages antisémites. Restent une satire parlante et marrante des milieux coloniaux et tout un magasin de réminiscences céliniennes.


«Le théâtre me tarabuste », déclare Céline à un journaliste de L’Intransigeant en 1933, alors qu’il est déjà l’auteur à succès du Voyage. En 1926, celui qui n’est encore que le docteur Destouches basarde sa première vie. Au retour d’un second voyage en Afrique (énième mission pour la Société des nations) et de sa découverte des Etats-Unis, après avoir rencontré la danseuse américaine Elisabeth Craig à Genève, et quitté sa première épouse Edith Follet, le docteur néglige de plus en plus ses rapports de mission pour la SDN, obtient sans mal un congé maladie, revient à Paris avec Elisabeth, écrit. Quoi? Du théâtre. L’Église met en scène quelques épisodes de sa vie passée et parfois future: Bardamu en Afrique (acte 1), Bardamu à New York (acte II), Bardamu et la SDN (acte III), Bardamu docteur à Blabigny-sur-scène, «près de Paris, dans une banlieue ouvrière» (actes IV et V). Une «comédie» dont Bardamu est le fil conducteur plus que le héros, un double transparent de l’auteur, et Pistil (alcoolique des colonies au début de la pièce, patron de bistrot à la fin), la première bête du bestiaire célinien.
En 1927 Gallimard refuse la pièce: «De la vigueur satirique mais manque de suite. Don de la peinture de milieux très divers », dit une note de lecteur (I). Difficile en effet de trouver une intrigue réglementaire ou classique dans les pérégrinations de Bardamu. « Il y a une technique spéciale, des trucs, un certain "nœud" qui m’échappe», avoue Céline au journaliste de L’Intransigeant (2).

«Une des grandes œuvres dramatiques du XXe siècle»

«Une des grandes œuvres dramatiques du XXe siècle», dit au contraire Jean-Louis Martinelli, qui aujourd’hui la met en scène. Un jugement évidemment filtré, influencé par l’œuvre écrasante de Céline. Si Martinelli disait vrai, il n’aurait pas éprouvé le besoin de couper, de reconstruire deux actes (New York et la SDN) sur cinq comme il le fait, non sans efficacité scénique, et les mises en scène de L’Église ne se compteraient peut-être pas sur les doigts d’une main. La version de Martinelli est saisissante et les côtés bringuebalants de la pièce réveillent en elle une œuvre ouverte, très «parlante», bien servie par les décors troués d’air de René Caussanel.
Au même journaliste de L’Intransigeant, Céline déclare que ses dialogues feront «marrer». Il n’a pas tort. L’acte I est une splendide satire des milieux coloniaux de l’AOF, les deux derniers flirtent joliment avec le mélodrame sans s’y complaire, et 
le II ne manque pas de répliques au tac au tac.
Exemple:
Flora -Vous avez un nègre, vous?
Bardamu -Oui, pour les expériences.
Flora -Oh! Horreur!
Bardamu -Je lui enlève un petit morceau de peau, matin et soir, et je bois son sang avec du café. Ça donne du goût!
Flora -D’où vient-il?
Bardamu -Il vient de la fièvre jaune; c’est le fils de M. Gaige.
Flora - Vous êtes fou!
Bardamu -Non, je vous aime!»
Si Céline garde Progrès, une «farce en trois tableaux», sûrement écrite aussi en 1927, dans ses tiroirs, sans doute cherche-t-il à faire jouer L’Église.
Plus tard, Dullin et Jouvet semblent l’avoir eue entre leurs mains, «Dullin habitait Montmartre, pas loin de chez nous, il aimait bien Louis et Louis a toujours été attiré par les acteurs», se souvient sa veuve, Lucette Destouches. La pièce sera finalement créée par une troupe amateur lyonnaise, raconte Lucette Destouches, «mais il n’a pas voulu aller voir ça». Par la suite, l’écrivain jugera sévèrement cette première œuvre: «Il me disait que L’Église était une pièce ratée et que, pour qu’elle soit une vraie pièce, il faudrait être dans le théâtre comme Marcel [Aymé, NDLR], travailler avec un metteur en scène.»
Ce que fait Martinelli post mortem en s’entourant d’excellents acteurs, en tête desquels Jean-Pierre Sentier (Pistil), tout en poésie chaudement désabusée, et Charles Berling (Bardamu), tout en anxiété nerveuse et verbale (mais il faudrait citer toute la distribution, très juste, Christine Gagnieux, Georges Mavros, etc.); en rassemblant les talents de l’accordéoniste Gérard Barreaux, de la danseuse Véronique Ros de la Grange et de la costumière Elisabeth Neumuller.
De son vivant, Céline, qui aimait tant les gens de spectacle, n’aura vu monter aucun de ses ballets, aucune de ses pièces. Mais le théâtre aura été la béquille, le premier roulement de son écriture lestée de façon singulière par l’oral, la parlerie. Emouvant de voir à travers Bardamu, la phrase célinienne en train de prendre corps, le verbe s’engrosser de lui-même dans une sorte de jeu de massacre. 
Henri Godard, l’éditeur de Céline dans la Pléiade, rappelle fort à propos ce passage de Féerie pour une autre fois: « Encore au début, tout début, je fredonnais ... Je me disais, ça sera de l’opérette ! ... J’aurais eu tellement moins d’ennuis! ... mais par timidité sans doute, le manque de relations, j’en suis demeuré au libretto ... et puis de rudesse en rudesse voilà trois mille portées qui tournent prose! ... et de prose en prose plus triste! toute noire! roman.»
Dans ses coupes, Martinelli réduit, donc atténue, les bouffées antisémites qui traversent L’Église: telle réplique ou un bateau nommé «youpinium» restent, mais disparaissent pratiquement un juif polonais au «nez extrêmement crochu» et l’inventaire des juifs de la SDN: « M. Yudenzweck, Directeur du Service des Compromis à la Société des Nations, Juif, quarante-cinq ans; M. Mosaic, Directeur des Affaires Transitoires, Juif, même âge; M. Moise, Directeur du Service des indiscrétions, Juif, même âge.» Si ce sont dans la pièce des personnages ni plus ni moins grotesques que «le Délégué de la République Tchoucomaco-bromo-crovène, Balkanique officiel, quarante ans» ou «le professeur Ventrenord, Français, barbu, genre député centre et bruyant », il y a là clairement les prémisses du brûlot que sera Bagatelles pour un massacre, dédié à Eugène Dabit et «à mes potes du "théâtre en toile"», où Yudenzweck deviendra Yubelblat, personnage(s) inspirés de Rajchman, le patron du docteur Destouches à la SDN. Apparemment, Jean-Louis Martinelli a effectué ces coupes dans un souci d’efficacité dramaturgique: les coupes n’étant jamais vraiment innocentes, ne vont-elles pas être lues d’une tout autre façon?

Aujourd’hui, la pièce fonctionne chez le spectateur, lecteur de Céline, comme un magasin incessant de réminiscences, de correspondances

L'Église dans VU du 27 septembre 1933

Bagatelles s’ouvre et se ferme sur deux ballets, dûment décrits la Naissance d’une fée et Van Badagen. Ce qui nous ramène aux figures énigmatiques de la danseuse Elisabeth Gaige dans L’Église, du personnage complémentaire de Véra qui en est comme la doublure, et de «l’Américaine» dans Progrès, dont le modèle commun est évidemment Elisabeth Craig, à laquelle Céline dédiera son Voyage au bout de la nuit.
Scène: Elisabeth se met près du mur, on abaisse un store noir sur la fenêtre, un «Russe fringant» nommé Raspoutine l’éclaire avec un jeu de lampes et, tandis que «les ombres se débattent, intriquées sur le mur, au rythme de la musique du gramophone», Bardamu entre. «Dans la nuit, il n’a pas été vu; il s’est assis sur une chaise, près de la porte. Il regarde, il écoute, il attend. »


C’est la première fois qu’i! voit Elisabeth. Cette scène est escamotée dans la version scénique de Martinelli. Dommage, car l’un des charmes de
L’Église, aujourd’hui, c’est que la pièce fonctionne chez le spectateur, lecteur de Céline, comme un magasin incessant de réminiscences, de correspondances: le Voyage est là, le souvenir que l’on en a, et la suite. Ainsi, ce que dit Bardamu des cités américaines dans L’Église -«Oh ! Chez nous, les villes, c’est couché, hein, et elles attendent le voyageur, tandis qu’ici elles sont toutes droites, debout, ça vous la coupe » - fait résonner telle page du Voyage: «Figurez-vous qu’elle était debout leur ville, absolument droite. New York c’est une ville debout. On en avait déjà Vu des villes bien sûr, et des belles encore, et des ports et des fameux même. Mais chez nous, n’est-ce pas, elles sont couchées les villes… »
Alors on comprend pourquoi Martinelli a eu envie de glisser dans L’Église les deux chansons que Céline écrira plus tard. Lucette Destouches ne s’en est pas offusquée, au contraire. «Louis ce qu’il aimait c’était surtout l’opérette. Enfant il avait habité près de la Gaîté Lyrique [passage Choiseul, NDLR]. Il marmonnait des airs. Il aurait aimé jouer du piano mais avec sa main… Les chansons, il les a faites à
un doigt. Mais comme il ne pouvait pas déposer la musique à la Sacem, c’est un autre qui a signé. »
Jean-Pierre THIBAUDAT
(1) Cité par François Gibault dans sa biographie, trois vol.. Mercure de France. (2) Cité par Frédéric Vitoux dans la Vie de Céline. Grasset.

L’Église. Théâtre Nanterre-Amandiers du mardi au samedi 20h30, dimanche 16h, jusqu’au 25 oct. 46.14.70.00


Lucette Destouches : «Jamais content»

Après la représentation de L’Église en présence de la veuve de l’écrivain, retour à Meudon : où, sans vivre dans le culte, elle évoque les humeurs de L.-F. C.

Lucette Destouches, ancienne danseuse sous le nom de Lucette Almanzor, est venue voir L’Église à Nanterre avec ses amis: son avocat François Gibault, Sergine le Bannier (retrouvée par Gibault il y a quelques années) chez les parents de laquelle Céline et Lucette allaient en vacances à Saint-Malo dans les années trente, et Jean-François Stevenin qui, à partir de Nord et de bien d’autres choses, ne désespère pas de faire un jour un film. Très satisfaite de la représentation, elle a remercié les acteurs et s’est fait raccompagner à Meudon. Au 25 ter, route des Gardes. c’est une maison gardée par trois chiens gris et noirs. Des chiens de rue, des chiens perdus, «des chiens de la SPA», dit-elle. Le plus aboyeur s’appelle Roxane. Un matou sombre au poil effaré déboule du porche (qui n’est plus celui, rafistolé de barbelés, devant lequel Lipnitzki photographia Céline), monte vers la maison. «Je nourris aussi les chats, les pigeons», dit-elle. Et puis il y a le perroquet. Un faux-dormeur perché dans sa cage, gardant du bec un gobelet d’eau et un morceau de lard pendu au bout d’une ficelle. Et puis il y a l’autre perroquet, le faux, le tissé main, arc-bouté sur son perchoir face au miroir. Et encore, au mur, la vieille photo d"un chat noir, Bébert, l’enterré du jardin, et, de l’autre côté du mœlleux canapé, la photo de Louis Ferdinand Destouches, dit Céline. C’est ça Meudon. Un doux fouillis de guéridons, de coussins, de canapés, de suspensions, d’animaux. Et des odeurs de parfum à tous les étages. «Tout a brûlé», dit-elle. Tout s’est envolée par l’escalier. Anéanti le studio de danse d’où déboulaient les élèves qui appréhendaient vaguement de rencontrer l’épouvantail d’en bas. Tout. Sauf les volets. Hauts, lépreux. Intacts. Par la suite, elle avait fait construire un autre studio de danse dans le jardin, tout en bois. Brûlé. Depuis,
on lui a bricolé un studio au rez-de-chaussée, à l’emplacement de la cour où Céline s’asseyait. Ses anciennes élèves y viennent une fois la semaine danser avec elle. «Incroyable ce qu’elle peut faire à 80 ans avec son ventre», dit maître Gibaud qui, entre deux dossiers chauds genre DC 8-Lybie, s’occupe depuis 1967 des affaires de Lucette, ayant gagné sa confiance les dimanches où, debout sur son dos, elle lui remettait de l’ordre dans les osselets de ses vertèbres. Petit à petit il est devenu célinien. Son affabilité et son métier d’avocat lui ont ouvert bien des portes, des cœurs, des correspondances, et son passé militaire quelques chemises confidentielles, le tout est réuni dans trois volumes d’une biographie précise.
« Quand on est arrivés, on voyait la Seine», dit-elle, aujourd’hui on la devine. Les chiens aboient, Roxane fait la danse du ventre sur le canapé. Gardienne de ce qui n’est pas, de ce qui n’a jamais été un temple, Lucette ne vit pas dans le culte, ni même dans le souvenir de L-F.C., plutôt dans une affection qui perdure. «On est arrivés là par hasard. A cause du prix. Deux millions. Ailleurs c’était cher. J’ai vendu des fermes dont j’avais hérité en Normandie. On s’est installés. Tout était délabré. C’était vraiment la campagne. Des rues pavées, quelques petites bicoques. On était loin de Paris. Louis ne voulait pas de voiture, il n’a jamais su conduire, c’est tout juste s’il a voulu du téléphone. Il n’a pas voulu non plus que l’on fasse de gros travaux. Au début on n’avait pas de chauffage; un hiver, les vieux radiateurs ont explosé. Louis écrivait avec des gants, des épaisseurs. Quand on est revenus du Danemark, c’était un homme cassé, fatigué. Il n’avait pas envie de voyager, de bouger, il n’est jamais allé en haut du jardin. Nimier venait le dimanche, souvent avec Blondin, ivre, Louis n’aimait pas ça.
En dix ans, il a dû aller peut-être deux fois chez son éditeur, Gallimard. Le théâtre, il aurait bien voulu y aller [en dix ans, il verra deux spectacles: une pièce de Marcel Aymé et les ballets du marquis de Cuevas, NDLR). Comme le musée de la Marine: il adorait les bateaux, il voulait le voir, il ne l’a jamais vu. Il n’avait pas le temps. C’était un médecin, il sentait venir la fin. Il était grand, maigre, très marqué avec toutes les restrictions, habillé avec des houppelandes et des ficelles pour tout: son portefeuille, ses gants, ses valises à manuscrits. Tout ça un peu polichinelle. Il faisait un peu peur. » Pour le travail, il était très ordonné. Une épingle à linge pour chaque chapitre. Il les suspendait ainsi au-dessus de la cheminée, et puis il les mettait dans des cageots à légumes avec couvercle. Il voulait pas qu’on y entre, dans sa pièce. Et surtout pas qu’on y fasse le ménage. Tous les soirs il me lisait les chapitres. «Tu descends! il m’appelait, tu descends!!», sa voix devenait de plus en plus forte. Je m’asseyais et j’écoutais. Il lisait tout haut. Saccadé. Haché. Quand Fabrice Luchini dit du Céline, il se rapproche de cela. Il voyait sur mon visage si tel passage ne me plaisait pas, il le voyait plus en me regardant qu’en m’écoutant. Je trouvais qu’il écrivait trop souvent "merde". Il me disait que les gros mots, c’était nécessaire. Je parlais peu avec lui. Il me parlait, tout seul, il monologuait, c’était sa façon de travailler. Il aimait plutôt parler des gens, savoir ce qu’ils étaient devenus. Elisabeth Craig, par exemple, il aurait bien voulu savoir. Tous les gens de sa vie, il fallait qu’il me raconte. Ça lui plaisait. Il me disait: "Tu te souviens de ça et de ça", les choses les plus pénibles, il insistait, je n’aimais pas beaucoup me rappeler le Danemark, toutes ces choses. Il se servait de moi comme reflet. Dix fois, vingt fois il recommençait un chapitre. Jamais content. Il raccourcissait la phrase jusqu’au mot juste. Même la nuit, assis dans le lit - il dormait assis, allongé il ne pouvait pas-, il me disait: "Ecris!" J’avais toujours un petit carnet à côté de moi. Comme il ne dormait pas, ou très mal, il ressassait. Il pouvait buter toute une journée sur une phrase. C’était comme de la musique. Très rythmée. Il prenait beaucoup de Gardenal, mais il se levait à 6 heures du matin, travaillait aussitôt qu’il en avait la force. Il luttait contre les migraines, le palu, la dysentrie, il avait le corps chaviré. De partout. Sans excès pourtant, il ne fumait pas, ne buvait pas, mangeait presque rien. On ne déjeunait pas, on ne dînait pas, il s’en fichait. Il adorait les croissants. C’était pas un jouisseur, un profiteur. Il était toujours après son travail. Il est mort juste après avoir fini Rigodon.»
Et puis il aimait les choses tendres. Les légendes, les ballets, les chansons. S’il portait des coups, c’était pour se faire entendre. Il disait qu’il aurait préféré écrire quelques vers de Shakespeare. Il était sensible au son. Il cherchait la musique, le ton. Jamais content de lui. Cela ne coulait jamais. Même quand les épreuves arrivaient, il changeait. Jamais content. Jusqu’au bout.»
Recueilli par J·P.T

Débat autour de «L’Église»
Une journée de rencontres, débats et lectures autour de la présentation de L’Église par Jean-Louis Martinelli a lieu ce samedi à partir de 14h et jusqu’à 19h30, au théâtre de Nanterre-Amandiers, en présence du metteur en scène. A 14h30, les acteurs André Marcon et François Berléand liront les Entretiens avec le professeur Y, à 15 h 15 seront projetés les films de deux entretiens avec Louis-Ferdinand Céline réalisés par la télévision en 1957 et 1959. A 16h suivra une table ronde réunissant Henri Godard, critique et éditeur de l’œuvre de Céline dans la Bibliothèque de la Pleïade, Jacques Henric, écrivain et critique d’art, Frédéric Vitoux, écrivain et journaliste, Pascal Ory, historien, Jean-François Stevenin, acteur et cinéaste. Véronique Ros de la Grange, danseuse et chorégraphe, ainsi que l’acteur Gérard Barreaux qui fera entendre à 18 h 30 des fragments de Mort à crédit.

vendredi 29 octobre 2021

Céline, une pathologie française dans Actualite Juive n°1613 du 30 septembre 2021


Dans son numéro n°1613 du 30 septembre 2021, 
Actualite Juive titre en couverture Céline, une pathologie française et annonce les points forts du dossier : 
- La rocambolesque histoire des manuscrits retrouvés ! 
- Antisémite et pronazi, la vérité sur le « grantécrivain » ! 
- Enquête sur les puissants « célinomanes » ! 
- Avec les décryptages de Pierre-André Taguieff et d’Emile Brami.
Pas de quoi vraiment fouetter un chat !
Je me suis tout de même attelé à la lecture de ce numéro, appâté par le décryptage d'Émile Brami annoncé à côté de celui de Taguieff dont nous ne pouvons plus attendre beaucoup tant il a raclé le fond de ses tiroirs pour nous "prouver" que Céline était antisémite (sic) et collabo (ce dont son dernier pavé ne nous a pas convaincu). Mais contrairement à ce qui était annoncé en couverture, si le décryptage de Taguieff s'étale sur deux pages dans lesquelles il nous ressert ses mêmes salades, celui de Brami se résume à deux ou trois citations sans contexte et déjà lues ailleurs. 
Le contenu du dossier est résumé en page 8 :
- La récente découverte de 6000 pages inédites va sans doute conduire à une « réévaluation de l'immense œuvre célinienne », comme le prévoit Bernard-Henri Lévy dans Le Point.
- L'écrivain Jean Narboni et l'historien des idées Pierre-André Taguieff pointent la durable cécité des milieux culturels et li!éraires face à l'antisémitisme avéré de Céline, de nature hitlérienne.
- De Patrick Buisson à Philippe Sollers, les inconditionnels de l'auteur de Voyage au bout de la nuit sont légion. À quoi tient leur engouement ? Pourquoi la haine des juifs est-elle souvent minorée?
De tout ça, nous avons retenu deux articles médiocres et surtout attendus qui n'apportent rien au débat, dont celui d'Alexis Lacroix qui se tord les cheveux pour nous dire combien il hait ce qu'il aime ! Et un entretien plus intéressant avec Jean Narboni, auteur de La Grande illusion de Céline.

Affaire des manuscrits retrouvés 
Pourquoi Céline n’en finit pas de faire parler de lui par Laëtitia Enriquez

La découverte de milliers de feuillets inédits de Céline est un événement littéraire, mais quelles conséquences pourrait avoir cette affaire rocambolesque ?
Pour le philosophe Bernard-Henri Lévy, dans Le Point, la découverte de 6 000 pages inédites écrites par Céline est si importante que « c’est toute l’œuvre célinienne et, par la force des choses, toute la littérature du XXe siècle qui, lorsque cette somme sera publiée, devront être réévaluées ». L’événement, révélé par le journal Le Monde le 4 août dernier, relève à la fois de l’exceptionnel et du rocambolesque. Ces milliers de feuillets disparus en 1944, qui viennent de ressurgir dans des circonstances étonnantes, mais qui restent encore à éclaircir, représentent sans doute la plus grande découverte littéraire des dernières décennies.
Dans cet équivalent d’un mètre cube de feuillets relativement bien conservés se trouvent l’entièreté du manuscrit de Casse-pipe ; le manuscrit de Londres, un roman inédit ; mille feuillets d’une version complète de Mort à crédit ; un conte médiéval, La Volonté du roi Krogold ainsi que des lettres à Robert Denoël et peut-être à Robert Brasillach.
Sur France Culture, le 18 août dernier, Antoine Gallimard a déclaré souhaiter « se mettre d'accord avec les deux ayants droit pour aller le plus vite possible et démarrer le plus tôt possible, dès le mois de septembre, pour l'édition déjà de Casse-pipe. En trouvant la bonne formule pour faire un appareil critique léger, afin d'expliquer l'importance de ce texte-là, dans la genèse de l'œuvre de Céline ». Il faudra, toutefois, régler les questions juridiques que pose la résurrection de ces archives. Jean-Marc Thibaudat, critique dramatique et ancien journaliste à Libération dit s’être vu remettre ces feuillets écrits de la main de Céline par un de ses anciens lecteurs qui lui avait demandé de ne pas les rendre publics avant la mort de Lucette Destouches, la veuve de l’écrivain et ce, afin de ne pas l’enrichir. Ce n’est donc qu’à la suite de la mort de celle-ci que le journaliste est allé révéler à l’avocat Emmanuel Pierrat, spécialiste du milieu littéraire, être le récipiendaire de cette somme de documents.
Depuis, les deux ayants droit de Céline, Véronique Chauvin, ancienne confidente et élève de Lucette Destouches et l’avocat François Gibault ont déposé une plainte pour recel de vol contre Thibaudat. Pour l’heure, l’ancien journaliste refuse d’en dire plus sur le donateur qui lui aurait donné gracieusement ces manuscrits, invoquant le « secret des sources ». Deux pistes pour l’heure se profilent pour déterminer qui aurait, en 1944, volé ces documents à l’auteur antisémite. Des résistants qui, lors d’une perquisition de l’appartement de Céline, en août de cette année-là, se seraient emparés du magot. Ou bien Oscar Rosembly, ami de Céline d’origine juive à qui l’auteur antisémite avait demandé de tenir sa comptabilité « parce qu’il pensait justement qu’il était juif », explique Émile Brami, libraire et biographe de Céline. Celui-ci croit la seconde version plus plausible. « Corse, Oscar Rosembly, possédait une maison sur l’Île où ces documents auraient pu être conservés dans un air plus sec que dans des caves parisiennes. Cela expliquerait leur maintien dans un état plutôt bon », estime-t-il entre autres raisons. Pour Émile Brami, qui a pu consulter ces documents inédits, il ne saurait y avoir de nouvelles découvertes antisémites dans ces écrits. « Il y a des documents dont Céline s’est servi pour écrire ses pamphlets mais il n’y a rien de plus que ce que l’on connaît déjà », explique-t-il. « Qu’est-ce que l’on pourrait d’ailleurs découvrir de pire que ce qui été publié dans les pamphlets ? », ajoute-t-il, en réponse à ceux qui penseraient que cette découverte pourrait accabler davantage l’écrivain. « Céline était un type extrêmement désagréable. En même temps, il a créé quelque chose d’exceptionnel. Est-ce que l’on peut se permettre de s’en priver ? 
C’est toute la question», résume-t-il. 
Laëtitia Enriquez

Entretien avec Jean Narboni (La grande illusion de Céline) par Laëtitia Enriquez

Jean Narboni : « La folie, si folie il y a, va toujours dans le sens de la conviction »

L’ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma vient de publier La Grande illusion de Céline qui, sous la forme d’une fable, examine l’obsession antisémite de l'écrivain.

Actualité juive : Pourquoi avez-vous décidé de vous pencher sur le lien entre Céline et Renoir à travers le prisme du film La grande illusion ?
Jean Narboni : Je connaissais la polémique qui avait opposé Céline à Renoir mais pas dans ses détails. Je me suis donc penché sur le long texte de Céline qui, dans son pamphlet le plus célèbre, Bagatelles pour un massacre, s’en prend très violemment à La grande illusion. Tel était le point de départ de ma recherche mais plus j’avançais et plus je découvrais des choses qui m’impressionnaient. Dans ce pamphlet, Céline vise principalement le personnage du lieutenant français Rosenthal, joué par Marcel Dalio, et s’en prend à Renoir qui le présente comme étant un personnage sympathique, patriote et amical. Rien de surprenant après tout que Céline, antisémite notoire, s’en prenne au personnage d’un juif sympathique. Mais je me suis ensuite aperçu que Céline, lui qui voyait des Juifs partout - Racine était Juif selon lui, tout comme Louis XIV, Marat, le Pape...-, avait été mystifié par deux personnages dont il n’avait rien vu et qu’il traite d’aryens. Son obsession et celle de ses comparses (le docteur Montandon et le spécialiste d’onomastique juive Bernadini) était de savoir comment reconnaître un Juif. J’ai donc essayé de construire une sorte de conte noir sur cette idée de tel est pris qui croyait prendre et tenter ainsi de montrer que son antisémitisme et son diagnostic infaillible n’étaient qu’une absurdité.
AJ : Vous évoquez la question de la « folie » pamphlétaire et raciste de Céline. Pensez-vous que cette folie pourrait le rendre « irresponsable » de son antisémitisme ?
J.N. : Je ne suis pas expert en psychiatrie et l’on pourrait débattre infiniment de savoir si Céline était fou lorsqu’il écrivait les pamphlets et pas fou lorsqu’il écrivait Voyage au bout de la nuit. Sur la question plus générale de l’exonération des personnes auxquelles on reconnaît des éléments de dérangement mental, j’ai trouvé une analyse intéressante dans les écrits de Céline lui-même. Dans Voyage au bout de la nuit, le personnage de Baryton, patron psychiatre en vient à dire à Bardamu, que « des convictions exagérées, forcées et obstinées ne sont pas loin de conduire à la folie ». Céline prétendait ne pas avoir d’idée, mais il avait des convictions extrêmement exagérées. La folie n’est finalement qu’une normalité devenue cancéreuse. Et puis, la folie, si folie il y a, va toujours dans le sens de la conviction.
AJ : Peut-on, aujourd’hui encore, avec ce que l’on continue de découvrir, toujours aduler Céline ?
J.N. : La tendance la plus répandue aujourd’hui consiste à dire qu’il faut séparer l’homme de l’œuvre. L’œuvre est géniale tandis que l’homme était quelqu’un d’inqualifiable. Une autre position consiste à noyer son antisémitisme dans celui de son époque. Or, l’antisémitisme de Céline était très particulier. Il refusait d’ailleurs ce terme et, dans une lettre à Cocteau, il expliquait être raciste et être plus proche des lois de Nuremberg que des mesures antijuives de Vichy. Cela fait
de lui quelqu’un de tout à fait différent de l’antisémitisme archi-dominant dans lequel ceux qui veulent l’exonérer en tant que personne cherchent à l’inclure. 
Propos recueillis par Laëtitia Enriquez


Les « célinomanes » par Alexis Lacroix

Raymond Aron n’avait pas tort : beaucoup d’intellectuels et d’hommes de lettres ont voué, et continuent à vouer, et malgré tous les enseignements du vingtième siècle, un culte à la violence.

Violence connotée de « progressisme » parfois – c’était celle, précisément, que l’auteur de L’Opium des intellectuels avait en ligne de mire, au milieu des années cinquante, quand l’Union soviétique exerçait sa fascination idéologique. Mais aussi, violence nihiliste, et bientôt préfasciste, qui a jailli à la fin du dix-neuvième siècle depuis le sous-sol de nos sociétés modernes, dépeint par Dostoïevski. Une violence qui affole encore les radars de nombre d’amateurs éclairés de culture et de littérature. C’est à cette aune qu’il faut comprendre la durable complaisance qui entoure Louis-Ferdinand Céline : il serait, tout bien pesé, un « marginal », un enfant triste et perdu au siècle des Orages d’acier.
Suraigu dans sa lucidité, l’auteur du Voyage au bout de la nuit incarnerait aussi le prototype de l’homme affranchi, libéré des conventions et des préjugés de la bourgeoisie, un être d’exception sur lequel le carcan de la « décence commune » n’aurait pas de prise. Véhémente, convulsée de haines, écorchée et écorchante, son écriture n’en serait pas moins une infalsifiable signature de vérité.
Ce romantisme-là survit à tout et c’est en France, bien sûr, et, plus largement, dans le contexte francophone, que la sidérante mansuétude pour notre « grantécrivain » atteint à des sommets de raffinement… et d’irréalité. Malgré l’évidence de son antisémitisme déchaîné, relevant bien plus de l’hitlérisme que du passéisme réactionnaire de l’«idéologie française», la cécité des pro-Céline reste inébranlable. Confrontés à des phrases comme « La France est une colonie juive, sans insurrection possible, sans discussion ni murmure » (1), ou à cet appel au meurtre - « Luxez le juif au poteau ! Y'a plus une seconde à perdre ! » (2) -, sans oublier des considérations raciales dignes des idéologues du Stürmer – « Les juifs, racialement, sont des monstres, des hybrides, loupés, tiraillés qui doivent disparaître (...) dans l'élevage humain, ce ne sont, tout bluff à part, que bâtards gangreneux, ravageurs, pourrisseurs » (3) -, les célinomanes rechignent à revoir à la baisse leur admiration. Comme si celle-ci s’avérait plus forte, plus inoxydable que le trouble suscité par une haine raciste aussi désentravée. Bizarre…
Chez les conservateurs, les tentatives de blanchiment de Céline sont allées crescendo ces dernières années, sur fond de décomplexion d’une droite perfusée à jets continus par les transgressions d’un Patrick Buisson, lui-même auteur, en 2012, d’un film très élogieux, « Paris Céline », où Lorant Deutsch jouait les guides touristiques.
Plume respectée du Figaro, le journaliste Michel de Jaeghere s’est livré, il y a dix ans, à un plaidoyer argumenté – qui consacre, non sans justesse bien sûr, la
génialité célinienne : « Il s’impose aux plus réticents. Céline ne s’est pas contenté, en inventant un style, de faire entrer la langue parlée dans le langage écrit, la gouaille populaire dans le corps de la narration […] il a imprimé un rythme étourdissant à la phrase, comme pour la rendre capable d’exprimer l’accélération du siècle ».
N’en jetez plus ! Dans cette pluie d’éloges, pas un traître mot du collaborationnisme avéré – et particulièrement frénétique – du détracteur en chef des «négroïdes juifs». Plus près de nous, au dernier semestre de l’année 2018, David Alliot et Éric Mazet se livrent moins à la célébration du « grantécrivain » qu’à sa décontamination. Leur libelle, Avez-vous lu Céline ?, entend faire justice des griefs avérés par le travail source, et accablant, de Pierre-André Taguieff et d’Annick
Duraffour : non, insistent les auteurs, Céline n'a aucunement été un agent d'influence au service du IIIe Reich, et, de surcroît, il était à mille lieux d’imaginer ce qui pouvait se tramer alors à l’échelle de l’Europe contre le peuple juif. S’il est une image insistante dont ces avocats dévoués s’évertuent à persuader leurs
lecteurs de la consistance, c’est celle d’un Céline-Petit Chose et grand naïf, d’un homme ballotté au gré des bourrasques et autres intempéries d’un siècle de fer. Un innocent donc, une quasi-victime ! Et puis, reste l'essentiel, de nature plus philosophique. Dans son Céline, publié en 1981, le regretté Philippe Muray a montré qu'à partir du milieu des années trente, la haine des juifs s'aiguise jusqu'au délire dans le cerveau convulsé du médecin devenu écrivain, et que s’il en vient à militer pour la politique de la main tendue à l'Allemagne nazie, c’est dans l’intention de guérir le monde de la « tumeur » juive. De cette thèse, très forte, Alliot et Mazet ne tirent hélas pas la moindre leçon.
Un malheur ne venant jamais seul, la clairvoyance n’est pas non plus la chose du monde la mieux partagée dans les franges nettement plus humanistes de l’intelligentsia. Les mêmes qui chipotent sur telle ou telle colère du trop catholique Bernanos, ou qui opposent une moue dubitative au dreyfusard Péguy, se jettent avec délectation dans les bras du collabo Céline. Cherchez l’erreur ! 
Jean Paulhan a été le pionnier de la mode célinienne – très bien portée «rive gauche». En réponse à une enquête sur le «Procès Céline» publiée par Le Libertaire en 1950 (Voir notre dossier précédent), Paulhan s’exclame : « Si l’anarchie est un crime, qu’on le fusille ! ». Plus récemment, Milan Kundera lui sauve la mise avec un lexique chrétien dans Les Testaments trahis : «Des immatures jugent les errements de Céline sans se rendre compte que les romans de Céline, grâce à ces errements, contiennent un savoir existentiel qui, s’ils le comprenaient, pourrait les rendre plus adultes ». Avant d’ajouter que le « pouvoir de la culture » « rachète l’horreur en la transsubstantiant en sagesse exceptionnelle ». Enfin, dans son Céline, Philippe Sollers ne lésine pas sur les efforts absolutoires : « Je sais que cela peut prendre encore un siècle ou deux, mais il faut débarrasser Céline de ses oripeaux de fou vociférant, et cela va de soi, de son antisémitisme ». Et Sollers d’ajouter : « L’image qui prédominera alors sera celle d’un Céline enfantin […] un enfant innocent perdu dans un monde coupable ».
De tous côtés, le terrain littéraire est donc quadrillé, verrouillé. Et si le temps était venu - au risque d’être aussitôt taxés d’« immatures » ! - de changer, enfin, d’approche ?
(1) Bagatelles pour un massacre (2)(3) L'École des cadavres (3) L'École des cadavres.

dimanche 24 octobre 2021

Le Procès Céline : témoignages dans Le Libertaire des 13, 20 et 27 janvier 1950

Une ENQUÊTE du “Lib” sur le PROCÈS CÉLINE

QUE PENSEZ-VOUS du procès Céline ?

Le 21 février 1950, la justice française condamnera Céline (l'écrivain) à un an de prison, à 50000 francs d'amende, à l'indignité nationale et à la confiscation de la moitié de ses biens. Louis-Ferdinand Destouches (le médecin et héros de 14) sera amnistié le 20 avril 1951 par un tribunal militaire. Le couple d'exilés rentrera en France en juillet de la même année.

Quand le procès de Louis-Ferdinand Céline s’ouvre devant la Cour de justice de Paris, présidée par Jean Drappier. Céline est absent mais inquiet. Le 29 janvier 1950, il écrit une lettre dans laquelle il sollicite l’aide de ses amis.
« Mon vieux, J’apprends maintenant qu’il faut que les vrais amis qui me veulent sauver l’os doivent écrire tout de suite en ma faveur et sur le ton lyrique, à M. Drappier, directement, Président de la Cour de Justice, une bonne lettre bien joliment tonique et convaincante. Si j’étais des fois trop malade pour me rendre à l’audience, la lettre serait lue. Tu vois ? Je pourrais jouer les petits repentants, mais après ? J’aurais bonne mine même ; moi j’aurais pleurniché sur le gilet de tous les potes pour qu’ils me tirent des griffes ! Avec toi, c’est différent, je suis intime si j’ose dire (…) tout pour que le lawyer m’achève pas ! Il m’a déjà mis dans un état. Affectueusement. LF Céline. ». 
Ses avocats Naud et Tixier-Vignancour assurent sa défense. 
Le verdict est rendu le 21 février 1950. Aux deux questions : « Louis Ferdinand Céline est-il coupable d’avoir en France de 1940 à 1944 sciemment accompli des actes de nature à nuire à la Défense Nationale ? » et « L’action spécifiée sous la question numéro un a-t-elle été commise avec l’intention de favoriser les entreprises de toutes natures de l’Allemagne, puissance ennemie de la France » la Cour répond oui à la majorité des voix. 

Pendant le procès, à partir du 13 janvier 1950, l'hebdomadaire anarchiste Le Libertaire publiera sur trois numéros consécutifs (les deux premiers en Une), les témoignages de personnalités.

Le Libertaire du 13 janvier 1950 annonce à grand renfort 
de titres son enquête sur le procès Céline

« Le procès de l’auteur du Voyage au bout de la nuit est en cours. Fidèles à notre tradition et pensant que ce procès est plus significatif qu’il apparaît à première vue, nous ne laisserons pas passer l’occasion de mettre devant leurs responsabilités tous les petits conspirateurs du silence, tous les “dans son intérêt il vaut mieux pas…”, tous ceux qui ne veulent pas se mouiller, en un mot. Nous poserons la question bien franchement : Que pensez-vous du procès intenté à Louis-Ferdinand Céline ? » Après avoir énuméré les accusations lancées contre Louis-Ferdinand Céline (lettres parues dans la presse de la collaboration, relations littéraires avec l’Allemagne, position prise contre la Résistance, fuite sous protection allemande, antisémitisme virulent), Maurice Lemaitre conclut son article en ces termes : « Céline a sans doute à se justifier, voire même à répondre de certaines “maladresses”, mais à se justifier devant qui ? devant quoi ? La justice en France, aujourd’hui, n’est que dérision. Et le procès Céline, s’il s’ouvre, ne peut être, comme tous les autres procès de même nature, qu’un procès dérisoire. Car la culpabilité de l’auteur du Voyage n’atteint pas la hauteur de celle de bien notoires profiteurs et tortionnaires de la collaboration, libres aujourd’hui, d’écrivains “dédouanés”, de politiciens et généraux blanchis. On essaie, sans doute, par le silence fait autour de lui, de lui faire payer, expier ses livres d’avant-guerre, ses succès de littérature et de polémique d’avant-guerre. Par souci d’objectivité et d’information ainsi que pour permettre aux écrivains et personnalités que Céline met en cause de se justifier de cette accusation, nous ouvrons nos colonnes à ceux-ci, consultés pour vous. » 
Dans le même numéro, le journal publie les toutes premières réponses reçues. On peut y lire les lettres de Jean Paulhan, écrivain et éditeur célèbre, longtemps animateur de la Nouvelle Revue française, Louis Pauwels, journaliste et écrivain, Albert Paraz, écrivain et ami de Céline, Albert Béguin, écrivain suisse, directeur de la revue Esprit de 1950 à 1957, Charles Plisnier, écrivain belge d’abord communiste, puis proche du trotskisme et enfin adepte d’un christianisme social, Aimé Patri, directeur de la revue Paru, Paul Rassinier – présenté ici comme « ex-concentrationnaire » –, Paul Lévy, directeur de l’hebdomadaire Aux écoutes, l’écrivain Marcel Aymé, ainsi que celle de la rédaction du Populaire, une publication socialiste de l’époque. Il s’y dégage une certaine unanimité pour célébrer le talent littéraire de l’accusé, son génie même, pour certains, et estimer que ce procès est inutile, ridicule ou même honteux. Seuls Charles Plisnier et Albert Béguin s’attachent à faire la différence entre l’écrivain et l’homme, « l’un des plus grands pourrisseurs de la conscience libre » pour le premier nommé, tandis que le second affirme « qu’après le Voyage Céline n’a plus écrit une ligne valable. Tout le reste est divagation d’un cerveau malade ou ignoble explosion de bassesse. Tout antisémitisme est répugnant, mais celui de Céline, gluant de bave rageuse, est digne d’un chien servile. Aussi être cet écrivain et finir par aboyer : telle est la vraie tragédie de cet homme, à quoi sa condamnation ou son acquittement ne changeront rien, ni les contre-jappements de ses ennemis, ni les lamentos de ses laudateurs, apologistes et correspondants ». 
Source : http://www.acontretemps.org/spip.php?article329

MARCEL AYMÉ
Ses ennemis auront beau mettre en jeu contre lui toutes les ressources d'une haine ingénieuse, Louis-Ferdinand Céline n'en est pas moins le plus grand écrivain français actuel et peut-être le plus grand lyrique que nous ayons jamais eu. Le fait est que la jeune littérature procède de lui sans oser s'en réclamer. La IVe République ne s'honore pas en tenant en exil un homme de cette envergure. Elle ne se montre pas non plus très habile, car un Céline exilé pourrait un jour écrire des Châtiments que tous les Français liraient avec plaisir.
ALBERT BÉGUIN
Je tiens le Voyage au bout de la Nuit pour l'un des quelques livres indispensables de notre temps, parce que c'est un livre vrai, comme il n'y en a pas beaucoup. À mon sens, cela n'a rien à voir avec le procès Céline, dont je ne sais pas grand-chose et qui ne sera pas tranché selon le talent de l'accusé, je suppose. Il n'est pas inutile d'ajouter qu'après le Voyage, Céline n'a plus écrit une ligne valable. Tout le reste est divagation d'un cerveau malade ou ignoble explosion de bassesse. Tout antisémitisme est répugnant, mais celui de Céline, gluant de bave rageuse est digne d'un chien servile. Aussi être cet écrivain et finir par aboyer : telle est la vraie tragédie de cet homme, à quoi sa condamnation ou son acquittement ne changeront rien, ni les contre jappements de ses ennemis, ni les lamentos de ses laudateurs, apologistes et correspondants.
PAUL LÉVY
Directeur de Aux Écoutes
Céline est une personnalité puissante, qui a toujours eu besoin de se « ventiler ». À ce point de vue, on peut le rapprocher de Bernanos. Si on ne voit pas d'abord en lui l'écrivain, et j'ajouterai le poète, car il est un grand poète lyrique, on pourrait être tenté de le juger sévèrement. Mais, malgré les apparences, Céline a toujours été et est encore au-dessus de la mêlée. Veuillez agréer, Monsieur, l'expression de mes sentiments distingués.
ALBERT PARAZ
Le fait nouveau qui me paraît le plus scandaleux c'est que les éditions Denoël ont été acquittées et que les attendus du jugement portent d'une façon tout à fait catégorique : « non » à la majorité. « La Société n'a pas, entre 40 et la libération, publié des livres en faveur de l'ennemi. » Mieux que cela, Céline avait été renvoyé devant un tribunal où il n'était plus passible que de l'indignité nationale et devait être pratiquement acquitté. Au dernier moment quelqu'un en haut lieu excité par une campagne d' « Action », d'ailleurs extrêmement courte, complètement absurde et anonyme, l'a fait renvoyer de nouveau devant une cour. Ces cours devaient être supprimées le 31 décembre, mais vous voyez qu'elles n'en finiront jamais. Bien amicalement.
AIMÉ PATRI
Directeur de la revue littéraire Paru
J'ai pour l'auteur du Voyage au bout de la nuit l'admiration qui lui est due en tant qu'écrivain. Il a donné un des livres qui resteront le plus sûrement comme témoin de notre époque, bien que ce ne soit pas l'honneur de ladite époque d'avoir pu l'inspirer. Je n'apprécie pas du tout la foule de ses petits imitateurs maintenant spécialisés dans la littérature noire. De cette nuit, il faudra bien sortir puisqu'on est allé jusqu'au bout et l'on ne pouvait vraiment y aller qu'une fois.Le jugement à porter sur l'homme ne saurait évidemment pas être confondu avec celui qui concerne l'écrivain. Il risque d'interférer dangereusement dans le cas d'un livre comme Bagatelles pour un massacre au titre sinistrement prophétique. Mais je me souviens aussi qu'au temps de ma première lecture, je m'attendais à trouver à la dernière ligne la révélation que Céline lui-même pour avoir écrit une chose pareille ne pouvait être que juif. Je doute donc qu'il ait réellement servi la cause de l'antisémitisme. Il demeure enfin que je réprouve toutes les persécutions.
JEAN PAULHAN
Mon cher camarade
Céline n'a cessé de témoigner à l'autorité allemande, comme à la vichyssoise, le même détachement et, à proprement parler, le même dégoût qu'il montrait avant guerre à notre gouvernement démocratique (ou soi-disant).
Il a refusé, de 1940 à 1944, dîner à l'ambassade, voyages à Weimar, grasses collaborations à la presse, comme il repoussait en 1937 honneurs et décorations. Si l'anarchie est un crime, qu'on le fusille. Sinon, qu'on lui foute une fois pour toutes la paix.
À vous fraternellement.  
CHARLES PLISNIER 
Céline est à mes yeux, l'un des plus authentiques génies littéraires de ce temps. C'est aussi, hélas ! l'un des plus grands pourrisseurs de la conscience libre. Pas plus dans la guerre que dans la paix, nous ne nous sommes trouvés « du même côté ». Je ne sais de quoi on l'accuse exactement. On me dit qu'il s'est, cet homme « libre », mis au service du totalitarisme nazi. Je puis à peine croire à une telle aberration. Quoi qu'il en soit, qu'on le condamne ou non, l'homme est à terre. J'aurais honte de l'accabler.
PAUL RASSINIER
(ex-concentrationnaire)
Je suis mal placé pour en parler étant donné que je suis à fond, à 150 % pour lui. D'une manière générale, je déteste le procès politique qui ne signifie rien : on condamne des hommes comme traîtres à la Patrie et on les hisse sur un piédestal parce qu'ils trahissent l'humanité... 
Ces choses me dépassent. Mon opinion est :
1° Que le procès que l'on fait à Céline est une saloperie. 
2° Que le sort qui lui est fait est inhumain.
3° Que les deux choses servant des intérêts de classe, notamment les gens qui le frustrent de ses droits d'auteur et l'État français qui lui a supprimé sa pension après avoir confisqué ses livres.
4° Que c'est le procès des bénéficiaires de l'opération qu'il faut faire.

Ces témoignages étaient accompagnés de la réponse de la rédaction du Populaire et d'une lettre de Louis-Ferdinand Céline à Louis Pauwels

LE POPULAIRE
En réponse à votre lettre-circulaire du 5 janvier, je vous transmets, ci-joint, une réponse à votre enquête. Je crois qu'elle reflète l'opinion moyenne de notre équipe, c'est-à-dire qu'elle relève du simple bon sens. 
C. De FRÉMINVILLE
Il ya l'auteur du "Voyage" et de "Mort à crédit". Il y a aussi le "toubib" bon et généreux. Il y a enfin quelqu'un qui s'est mis dans de beaux draps.
Le malheur, c'est que ces trois hommes cohabitent dans le même corps. Alors ? Dire par avance du jugement qu'il est injuste parce que, frappant le troisième Céline, il atteint les deux premiers ? Dire qu'il est dérisoire que les écrivains payent pour les autres ? Cela n'aurait de sens que si Céline était ici. Il est au Danemark et il y a gros à parier qu'il se soucie dudit jugement comme d'une guigne. Et puis il est assez grand pour s'en sortir tout seul – s'il en a envie.

UNE LETTRE DE L.-F. CÉLINE ÉTAIT JOINTE À LA RÉPONSE DE LOUIS PAUWELS, 
LA VOICI :
Mon cher ami,
Votre admirable article de " Carrefour " me parvient, avec quel retard ! Voilà enfin bien du courage !
Il est dur de nos jours d'être simplement Français en France ! Quelle audace ! Quelle insolence ! J'ai dû partir, vous le voyez, pour me faire foutre en prison un peu partout !
Et persécuté tant que ça peut ! Ah ! que ne suis-je un peu cousin de Joanovici ! Qu'au lieu de me faire étriper en 14 n'ai-je été pendant 4 ans vendre quelque chose aux gens d'en face ! On ne savait pas encore les façons de se retourner, on manquait d'intelligence. On me fait à vrai dire un procès d' " inintelligence avec l'ennemi " !
Tenez, vous savez que la maison Denoël a été parfaitement acquittée * en cour de justice, blanche comme neige... Maison intelligente... Directrice intelligente... 
C'est moi, pour les mêmes griefs, qu'on veut pendre ! Et ça ne va pas être long !
Vous êtes sans doute intelligent, vous, vous êtes d'une autre génération... Vous comprenez !
Votre bien amical.   L.-F. Céline.
Pardonnez mon écriture. Je suis paralysé, couché, grelottant... (je trouve encore moyen d'avoir une crise de paludisme. Cameroun 1916 !) et vieux surtout. J'ai 300 ans au pouls de la vacherie humaine !
Et c'est pas fini, m'assure-t-on ! "
 
* L'arrêt rendu par la 11e Chambre sous-section départementale de la Seine le 30 avril 1948 a ACQUITTÉ purement et simplement la Société d'Editions Denoël des poursuites exercées contre elle, la relevant des dépens. Peut-on établir un acte d'accusation avec des faits sur lesquels la juridiction compétente s'est déjà prononcée ?

Source : Cahiers Céline VII, Céline et l'actualité littéraire, 1933-1961, Gallimard.


Le Libertaire du 20 janvier 1950

Dans le numéro suivant du Libertaire, daté du 20 janvier 1950, Maurice Lemaitre, toujours aussi bienveillant envers le paria, précise que « notre enquête a suscité des réactions très diverses. C’est tout ce que nous désirions. C’était une occasion pour beaucoup de se prononcer une bonne fois sur un sujet qui tient à cœur tout le monde. Ceux qui nous ont répondu ont montré leur courage. Certains ne l’ont pas fait. Nous leur en tiendrons toujours rigueur car ils ne pourront plus invoquer l’ignorance. Que l’on aime ou pas L.-F. Céline, là n’est pas la question. Une occasion leur était offerte de dire ce qu’ils pensent de ces procès de sorcellerie ». Dans une note située en fin d’article, son auteur signale la création d’un « Comité des israélites, amis de Céline ». Le Libertaire reproduit par ailleurs, dans un encadré, la lettre que Louis-Ferdinand Céline, informé de l’enquête menée par ce journal, vient de lui adresser. En voici le contenu : « Cher ami. Voilà qui fait du bien dans l’état crevant où je me trouve ! et la meute au cul nom de Dieu ! Quel hallali ! Dix ans qu’on me traque. Pante, voué à toutes les routes du monde ! Quelle vie ! de cachots en huttes glacées ! Ah, “Hors la loi”, cher Libertaire, c’est moche ! Surtout vioque – cinquième fois grand-père, vous imaginez ! Ils vont quand même me passer bientôt au pal, j’imagine. – Je suis promis à la foule – animal d’arène – la foule, la plus grande hypocrite du monde. Je voudrais me traîner là-bas pour voir, si je peux… mais je suis à bout… à plus tenir debout… même pour la curée faut encore une bête à peu près sur pattes ! Je voudrais pourtant les voir en face… 
Votre bien amical, L.-F. Céline. »

Ce même numéro du 20 janvier 1950 fournit une deuxième fournée de réponses à la question posée par Le Libertaire à ses correspondants. On y trouve les lettres d’André Breton, Jean Galtier-Boissière, directeur du Crapouillot, Albert Paraz à nouveau, le peintre Jean Dubuffet, l’écrivain René Barjavel, Gaëtan Picon, Morvan Lebesque, alors rédacteur en chef de la revue Carrefour et futur collaborateur du Canard enchaîné, ainsi qu’un courrier de l’Union alsacienne des anciens combattants et victimes de la guerre, signée par son président, un dénommé Chont-Luchont. Parmi toutes ces personnalités, seul André Breton, qui ne dit pas un mot sur le procès lui-même, ne témoigne d’aucune sympathie pour Céline, qu’il s’agisse de l’homme ou de son œuvre. « Mon admiration, écrit-il, ne va qu’à des hommes dont les dons (d’artiste, entre autres) sont en rapport avec le caractère. C’est vous dire que je n’admire pas plus M. Céline que M. Claudel, par exemple. Avec Céline, l’écœurement pour moi est venu vite ; il ne m’a pas été nécessaire de dépasser le premier tiers du Voyage au bout de la nuit, où j’achoppai contre je ne sais plus quelle flatteuse présentation d’un sous-officier d’infanterie coloniale. Il me parut y avoir là l’ébauche d’une ligne sordide. » Après avoir affirmé toute son horreur pour cette «littérature à effet qui très vite doit en passer par la calomnie et la souillure», André Breton termine sa lettre en ces termes : « À ma connaissance, Céline ne court aucun risque au Danemark. Je ne vois donc aucune raison de créer un mouvement d’opinion en sa faveur. »

Les autres réponses, là encore, s’attachent à mettre en valeur l’œuvre littéraire de Céline, « le plus grand génie lyrique que la France ait connu depuis Villon » (René Barjavel), « le plus grand romancier vivant avec Faulkner » (Morvan Lebesque), « un des plus merveilleux poètes de notre temps » (Jean Dubuffet), « l’écrivain le plus important de l’entre-deux-guerres » (Jean Galtier-Boissière). Si Gaëtan Picon s’en tient prudemment à une appréciation positive du seul Voyage au bout de la nuit, considéré comme « l’un des cris les plus farouches, les plus insoutenables que l’homme ait jamais poussé », il n’en va pas de même avec Albert Paraz, qui demande à être condamné lui aussi si Céline doit l’être, dénonce avec fougue ce «procès en sorcellerie » et s’en prend violemment à ce qu’il appelle «les tartufferies» d’Albert Béguin, qui s’était exprimé sur le sujet la semaine précédente (voir plus haut). Paraz lui reproche notamment d’évoquer l’antisémitisme de Céline alors que le procès qui lui est intenté ne fait état que d’« actes de nature à nuire au moral de la nation, c’est-à-dire, en gros, de démoralisation de l’armée ». « Ce pharisien, écrit Paraz, crée un doute pour accabler un homme crucifié dans sa chair. Si c’est ce genre de bourrique qu’on est exposé à rencontrer au détour d’un bénitier à la veille de l’année sainte, ce n’est pas demain qu’on me verra hanter les églises. » Cette « atteinte au moral de la nation en temps de guerre » fait également réagir avec vigueur le président de l’Union alsacienne des anciens combattants et victimes de la guerre : « Quelle sinistre rigolade ! Il faudrait d’abord que cette “nation” ait une morale. À moins qu’on appelle “morale” une situation qui consiste à permettre à quelques parasites, visqueux et pleins de suffisance de vivre et de s’engraisser du profit des périodiques tueries qu’ils provoquent, qu’ils bénissent et qu’ils fêtent. »
Source : http://www.acontretemps.org/spip.php?article329


RENÉ BARJAVEL
Céline est le plus grand génie lyrique que la France ait connu depuis Villon. Ferdinand et François sont des frères presque jumeaux. Les frontières et les régimes politiques changeront, et Céline demeurera. Les étudiants des siècles futurs réciteront La mort de la vieille bignole après La ballade des pendus, scruteront pierre à pierre les inépuisables richesses de Mort à Crédit, cette cathédrale, et s'étonneront d'un procès ridicule, Céline n'est pas à notre mesure. Vouloir le juger, c'est mesurer une montagne avec un mètre de couturière. Ses juges devront se résigner à entrer dans l'histoire avec un visage de caricature.
ANDRÉ BRETON
Cher Camarade,
Mon admiration ne va qu'à des hommes dont les dons (d'artiste, entre autres)  sont en rapport avec le caractère. C'est vous dire que je n'admire pas plus M. Céline que M. Claudel, par exemple. Avec Céline l'écœurement pour moi est venu vite : il ne m'a pas été nécessaire de dépasser le premier tiers du Voyage au bout de la nuit, où j'achoppai contre je ne sais plus quelle flatteuse présentation d'un sous-officier d'infanterie coloniale. Il me parut y avoir là l'ébauche d'une ligne sordide. Aux approches de la guerre, on m'a mis sous les yeux d'autres textes de lui qui justifiaient amplement mes préventions. Horreur de cette littérature à effet qui très vite doit en passer par la calomnie et la souillure, faire appel à ce qu'il y a de plus bas au monde. L'antisémitisme de Céline, le soi-disant « nationalisme intégral » de Maurras, sous la forme ultra-agressive qu'ils leur ont donnée, ne sont pas seulement des observations, mais le germe des pires fléaux. A ma connaissance Céline ne court aucun risque au Danemark. Je ne vois donc aucune raison de créer un mouvement d'opinion en sa faveur.
JEAN DUBUFFET
Peintre
C'est bien contrariant que dans cette nation qui est la nôtre existent des lois qui interdisent à ses ressortissants de penser librement et d'exprimer clairement ce qu'ils pensent. On voudrait que, dans un pays où le mot théorique de liberté est si souvent prononcé, cette dernière miette de liberté – celle d'opinion – soit effectivement sauvegardée. Je ne sais si Céline ressent ou non de la méfiance pour les Juifs et de l'estime pour les Allemands (il ne serait pas le seul) ni si telles opinions se trouvent dans ses écrits – ses très admirables écrits – clairement énoncées. Je voudrais qu'on ait, dans notre pays, quand on éprouve de la méfiance ou de l'estime pour qui que ce soit, le droit de le dire, Céline est un des plus merveilleux poètes de notre temps. L'exil très pénible auquel l'ont obligé depuis tant d'années des factions françaises est tout à fait affligeant. Il faut y mettre fin. Il faut l'absoudre complètement, lui ouvrir grands tous les bras, l'honorer et le fêter comme un de nos plus grand artistes et un des plus fiers et incorruptibles types de chez nous. Nous n'en avons plus tant.
JEAN GALTIER-BOISSIÈRE
Directeur du Crapouillot
Céline est sans nul doute l'écrivain le plus important de l'entre-deux-guerres. Même si l'on n'est pas d'accord avec la conclusion de ses pamphlets, on ne peut que s'incliner devant la puissance et l'originalité de son œuvre romancée. Reprocher aujourd'hui à Céline son attitude d'avant guerre est aussi absurde que d'avoir reproché à Henri Béraud en 1914 son pamphlet « Faut-il réduire l'Angleterre en esclavage? », publié huit ans plus tôt ! Céline a prouvé qu'il n'avait jamais joui d'aucun avantage pendant l'occupation du fait des Allemands et qu'il n'avait jamais collaboré à aucun de leurs journaux; ce sont ses amis collaborationnistes qui se sont ingéniés à le compromettre en montant en épingle des passages de lettres privées et il est évident que dans le climat de l'époque, il lui était assez difficile d'élever une protestation. Que Céline puisse être poursuivi cinq ans après la Libération prouve l'hypocrisie de la Justice contemporaine : elle s'acharne sur un écrivain parfaitement désintéressé, alors que tous les gros industriels, coupables de collaboration économique et qui ont gagné des milliards avec l'occupant, n'ont, pour la plupart, jamais été inquiétés.
MORVAN LEBESQUE
Rédacteur en chef de Carrefour
Ma réponse, comme dit l'autre, sera brève. Je n'ai pas à connaître de la carrière politique de Louis-F. Céline, le domaine politique m'étant totalement étranger. Je considère Louis-F. Céline comme le plus grand romancier vivant avec Faulkner et le seul écrivain français de ce siècle qui ait comblé le fossé entre la littérature et le peuple. Je propose donc qu'on le fasse revenir en France avec les égards qui lui sont dus.
ALBERT PARAZ
Auteur du Gala des Vaches
Je revendique l'honneur de contresigner tout ce que Céline a pu écrire. S'il est condamné je dois être condamné aussi et demande à partager son sort, comme Garry Davis l'a fait pour Moreau. Il y en a d'autres que moi qui se feront connaître. Ceux à qui Céline a tout donné. C'est bien peu de chose que nous pouvons faire pour lui et nous nous sentirons trop récompensés s'il nous accepte pour ses amis. Autre chose. Vous n'avez pas le droit de publier dans cette enquête les tartuferies du décromate tréchien Béguin. Ce pharisien crée un doute pour accabler un homme crucifié dans sa chair. Si c'est ce genre de bourrique qu'on est exposé à rencontrer au détour d'un bénitier à la veille de l'année sainte, ce n'est pas demain qu'on me verra hanter les églises. Il n'a jamais été question d'antisémitisme dans l'art. 83, mais d'actes de nature à nuire au moral de la Nation, c'est-à-dire, en gros, de démoralisation de l'armée. Quelle armée ? L'armée allemande? C'est un procès en sorcellerie, les Cauchons frétillent. Ce joli Béguin s'est jeté sur le cadavre de Bernanos, qui se flattait d'avoir Drumont pour maître et qu'il exploite en publiant les lettres de celui-ci. Or, Bernanos m'a promis dix fois de témoigner en faveur de Céline. Vivant il serait venu à la barre. J'ai ses lettres. Je ne les ai pas envoyées au Béguin qui me les demandait gentiment. Une intuition...
GAËTAN PICON
Auteur du Panorama de la nouvelle littérature française
Le Voyage au bout de la nuit est l'un des cris les plus farouches, les plus insoutenables que l'homme ait jamais poussé : il annonce et domine le désespoir contemporain. Il faut avoir suivi Céline dans ce voyage pour savoir si l'on est digne d'aller au delà. L'action de Céline a été considérable. Il fut l'un des premiers à suivre ce dont la littérature actuelle, allait bientôt se nourrir presque exclusivement : l'absurdité de la vie humaine. D'autre part, la relation essentielle que Céline établit entre l'absurde et l'obscène, nous la retrouvons chez Sartre : l'histoire littéraire retiendra que La Nausée porte en épigraphe une phrase de Céline. Et autant que sur la sensibilité, son influence s'est exercée sur le style. Il est l'un des premiers à faire l'essai d'un style direct, parlé, disloquant le style traditionnel, largement ouvert à l'argot. Comme Sartre a beaucoup retenu de sa vision (et aussi de sa technique), Raymond Queneau n'a-t-il pas beaucoup retenu de son style ? Décidément, il faut compter le Voyage parmi les maîtres livres de ce temps.

ET CETTE ÉTRANGE LETTRE DE L'Union Alsacienne des Anciens Combattants et Victimes de la Guerre
Cher Camarade
Puisque vous avez prié vos lecteurs de vous envoyer leurs réponses, veuillez me permettre de vous signaler que le Dr Louis Destouches dit Louis-Ferdinand Céline est un ancien combattant authentique du massacre de 1914-1918 et qui en est revenu crevé, pour obtenir finalement l'aumône d'une pension de 60% par les patriotes de l'arrière, qui aujourd'hui sont prêts à le traîner devant une juridiction d'exception — donc anticonstitutionnelle — sous le prétexte fallacieux d'avoir «porté atteinte au moral de la nation en temps de guerre».
Quelle sinistre rigolade ! Il faudrait d'abord que cette «nation» ait une morale. À moins qu'on appelle «morale» une situation qui consiste à permettre à quelques parasites visqueux et pleins de suffisance de vivre et de s'engraisser au profit des périodiques tueries qu'ils provoquent, qu'ils bénissent et qu'ils fêtent.
Il faudrait vraiment avoir le cœur bien accroché pour ne pas vomir de dégoût quand on songe que les prébendiers du régime que nous subissons osent continuer à voler à l'ancien combattant, auteur du Voyage au bout de la nuit, sa pension de malheureuse victime de la guerre.
Mais, comment, par ailleurs, ne pas être tenté de penser que c'est la vengeance des traîneurs de sabre qui, dans la coulisse, poursuivent le grand écrivain lyrique L.-F. Céline pour avoir osé ne pas être un chien servile et un lèche-cul conformiste.
Fraternellement,
CHONT-LUCHONT, président.

Source : Cahiers Céline VII, Céline et l'actualité littéraire, 1933-1961, Gallimard.


Le Libertaire du 27 janvier 1950, la fin de l'enquête est reléguée
en pages intérieures.

L’enquête lancée quinze jours plus tôt prend fin dans le numéro du Libertaire du 27 janvier 1950. Il est permis de penser qu’elle ne fut pas du goût de tout le monde au sein de l’organisation anarchiste. Ce n’est plus au seul Maurice Lemaitre, très favorable à Louis-Ferdinand Céline dans les deux numéros précédents, qu’est laissé le soin de présenter le troisième volet de cette enquête. L’encadré qui chapeaute les dernières réponses adressées au journal et le courrier des lecteurs est cette fois signé par la rédaction. Voici ce qu’on peut y lire : « Il ne s’est jamais agi pour nous de défendre Céline, non plus de l’attaquer. Simplement, à travers son cas, nous avons voulu nous élever contre les procès d’opinion. Certains de nos camarades travailleurs ont été étonnés de nous voir lancer cette enquête au moment où tant de révolutionnaires tombent en Espagne, derrière le Rideau de fer et ailleurs, au moment où, pour un Céline réduit à la misère, des millions d’hommes sont enfermés dans des camps de concentration, dans les prisons, pour simple délit d’opinion. Eh bien ! Céline l’antisémite, mais aussi l’inoubliable écrivain, est victime aujourd’hui de ces procédés, car le délit d’opinion est cousin germain du racisme. Mais nous n’admettons pas que les juges qui condamnent les insoumis, les objecteurs, qui gardent en prison les mineurs, condamnent un homme qui au moins a eu, lui, le courage de ses opinions. »
Pour sa dernière livraison de courriers, Le Libertaire offre cette fois les contributions d’Albert Camus, de l’écrivain surréaliste Benjamin Péret, d’Alain Sergent et de Jean-Gabriel Daragnès, peintre et illustrateur, ami de Céline. Les deux derniers nommés se rangent sans hésiter au côté de Céline, Alain Sergent estimant que, « dans une situation nouvelle, la plupart des “juges” seront prêts à condamner ceux qu’ils servent aujourd’hui, et à filer doux devant un Doriot quelconque », quand Daragnès s’inquiète du sort réservé à « l’un des plus grands écrivains actuels (…) menacé dans sa santé, dans sa vie, dans son œuvre pour avoir été en rébellion contre une époque qui ne tolère pas la liberté de penser ». Comme André Breton avant lui, Benjamin Péret, avec plus de vigueur encore, ne fait preuve d’aucune indulgence envers l’écrivain en exil. Il commence par s’étonner de « l’intérêt soudain » que porte Le Libertaire envers Céline, rappelant que ce dernier « a joué, avant et pendant la guerre, un rôle tout à fait néfaste. Toute son œuvre constitue une véritable provocation à la délation et, de ce fait, devient indéfendable à quelque point de vue qu’on se place car la poésie ne passe pas, quoi qu’en disent ses thuriféraires, par la bassesse et l’ordure ». S’insurgeant contre « une campagne de “blanchiment” des éléments fascistes et antisémites qui se développe sous nos yeux», Benjamin Péret ne cherche aucune circonstance atténuante à l’accusé, souhaitant simplement « qu’il reste au Danemark où il ne risque rien s’il n’ose pas se présenter devant un tribunal dont il n’a guère à attendre qu’une condamnation de principe ». Quant à Albert Camus, voici ce que dit sa courte lettre : « La justice politique me répugne. C’est pourquoi je suis d’avis d’arrêter ce procès et de laisser Céline tranquille. Mais vous ne m’en voudrez pas d’ajouter que l’antisémitisme, et particulièrement l’antisémitisme des années 40, me répugne au moins autant. C’est pourquoi je suis d’avis, lorsque Céline aura obtenu ce qu’il veut, qu’on nous laisse tranquilles avec son cas. »
Pour compléter ce dernier volet de l’enquête consacrée au procès Céline, Le Libertaire reproduit également sept lettres de lecteurs. Bien que la rédaction ait précisé qu’ « une très grande diversité d’opinions » caractérise les réactions des lecteurs, six des sept lettres publiées se montrent, à des degrés divers, favorables à l’écrivain et hostiles au procès qui lui est fait. Un seul lecteur, J. Tomsin, sera très critique : « Je ne suis pas un coco, un bouffeur de sang… Le Céline, je proposerais même pas de le livrer en pâture à la seule justice convenable : celle des Juifs qui en sont revenus… du Bout de la nuit… » Après un florilège de propos antisémites glanés dans l’ouvrage Bagatelles pour un massacre, ce lecteur conclut ainsi : « Non, vraiment, y a pas de quoi bramer… Le Céline est au Danemark, qu’il y reste… Et nous, fermons-la… »
Enfin, à la suite de ce courrier des lecteurs, Le Libertaire publie la longue lettre, signée de leurs initiales, qu’adressent au journal cinq militants du groupe Sacco-Vanzetti de la Fédération anarchiste. Ceux-ci font part de leur indignation devant l’importance que leur journal a pu accorder à ce qu’ils appellent « la défense de L.-F. Céline ». Sans, bien sûr, approuver le procès en cours, ces militants prétendent, contrairement à ce qu’affirme Maurice Lemaitre dans son premier article, se foutre «comme d’une guigne » du sort de Céline et n’avoir pas attendu les points de vue des Rassinier, Aymé et Paraz pour se faire une idée de ce que valent les tribunaux de justice. « En admettant même que Céline ait “la meute au cul”, écrivent-ils, cette meute ne nous paraît pas comparable à celle qui s’acharne contre les persécutés sociaux d’Espagne, de Bulgarie, de Bolivie, de Grèce, d’Europe orientale, des Indes, du Vietnam ou, sans aller si loin, d’Afrique du Nord et de France (voir mineurs, déserteurs, etc.), ce sont ceux-là, ces lampistes, ces révolutionnaires, ces inconnus sans panache, qu’il est dans la tradition du Libertaire de défendre et non ceux qui ont le mépris de la masse, ceux qui sont bien assez grands pour se tirer des mauvais draps dans lesquels ils se mettent ». 
Maurice Lemaitre, qui était à l’origine de l’enquête, signera quant à lui un dernier petit écho signalant le changement d’attitude du Canard enchaîné qui, d’abord critique envers Le Libertaire et sa « drôle d’idée de s’intéresser à ce peu ragoûtant personnage », va, à la suite de très nombreuses lettres de lecteurs, réviser son jugement, sous la plume de Treno, « en posant le problème d’une façon beaucoup plus objective »… 
Floréal MELGAR
Source : http://www.acontretemps.org/spip.php?article329

ALBERT CAMUS
La justice politique me répugne. C'est pourquoi je suis d'avis d'arrêter ce procès et de laisser Céline tranquille. Mais vous ne m'en voudrez pas d'ajouter que l'antisémitisme, et particulièrement l'antisémitisme des années 40, me répugne au moins autant. C'est pourquoi je suis d'avis, lorsque Céline aura obtenu ce qu'il veut, qu'on nous laisse tranquilles avec son « cas ».
JEAN-GABRIEL DARAGNÈS
 Il n'y a plus de place dans notre société pour ceux qui ne veulent pas jouer au jeu que notre civilisation nous impose. C'est pourquoi Céline, qui n'a pas voulu et ne veut pas prendre place dans ce concert absurde s'est heurté à une justice qui rebondit sur un dossier vide, mais ne veut pas tolérer tant d'indépendance. Il est certain qu'un des plus grands écrivains actuels, peut-être le plus grand depuis Proust est menacé dans sa santé, dans sa vie, dans son œuvre pour avoir été en rébellion contre une époque qui ne tolère pas la liberté de penser. Quels remords pour ceux qui auront frappé un homme accablé sous les plus abominables menaces.
LOUIS PAUWELS
Je crois savoir que Céline ne viendra pas. J'aurais aimé qu'il se présente devant ses « juges ». Il ne risque pas grand-chose. Ce sont les juges qui risquent. Ils s'exposent à un immense ridicule. Ils s'exposent aussi, ils continuent de s'exposer à notre dégoût depuis l'assassinat de Brasillach. Mais si Céline ne vient pas, c'est qu'il ne reconnaît pas à ces « juges » le droit d'agir au nom de la justice. En ce sens, il nous donne, encore une fois, un exemple et une leçon.
BENJAMIN PÉRET
Cher Camarade,
L'intérêt soudain que Le Libertaire porte au nommé Céline me surprend profondément. Je ne peux pas oublier, en effet, que Céline a joué, avant et pendant la guerre, un rôle tout à fait néfaste. Toute son œuvre constitue une véritable provocation à la délation et, de ce fait, devient indéfendable à quelque point de vue qu'on se place car la poésie ne passe pas quoi qu'en disent ses thuriféraires par la bassesse et l'ordure. Or, l'œuvre de Céline se situe tout entière dans un égout où, par définition, la poésie est absente. Et l'on voudrait en soulever la plaque pour nous faire respirer les émanations méphitiques qui s'en dégagent ! Non, qu'il reste au Danemark où il ne risque rien s'il n'ose pas se présenter devant un tribunal dont il n'a guère à attendre qu'une condamnation de principe. C'est toute une campagne de « blanchiement » des éléments fascistes et antisémites qui se développe sous nos yeux. Hier, Georges Claude était remis en circulation. Demain ce seront Béraud, Céline, Maurras, Pétain et compagnie. 
Quand toute cette racaille tiendra de nouveau le haut du pavé, qu'auront gagné les anarchistes et révolutionnaires en général ? Pas de donquichottisme ! Réservons notre solidarité – et celle-ci totale – pour les victimes de notre capitalisme, de Franco, Staline et autres dictateurs qui souillent aujourd'hui la surface du globe.
ALAIN SERGENT
Pour bien connaître, en tant qu'ancien prisonnier politique, la mentalité des « juges républicains », je trouve que Céline a parfaitement raison de ne pas rentrer tant qu'il courra un risque, sachant sans doute trop bien ce que couvre le mot de justice. Les principes n'ont rien à voir en l'occurrence, c'est une simple question de rapport de forces sur le plan politique. On a envoyé Brasillach au poteau parce que Russes et Américains vivaient à ce moment leur lune de miel, aujourd'hui on le condamnerait à quelques années de prison. Dans une situation nouvelle, la plupart des « juges » seront prêts à condamner ceux qu'ils servent aujourd'hui, et à filer doux devant un Doriot quelconque. Il faut croire, d'ailleurs, que ce phénomène n'est pas nouveau puisque La Fontaine disait : « Suivant que vous serez puissant ou misérable... » Il reste que votre enquête est des plus édifiantes, car elle oblige chacun à prendre position. En outre, elle devient un élément du rapport de forces dont j'ai parlé en incitant pas mal de gens à réfléchir.

Pour terminer : Marc Laudelout à propos du Procès Céline

Dans Le Bulletin célinien, Marc Laudelout écrit :
Le procès Céline
Jusqu’à ce jour, tout le monde (Céline lui-même, ses biographes, le monde judiciaire) considérait qu’en 1950 la justice française avait été bonne fille avec l’auteur des Beaux draps. Anne Simonin, directrice de recherche au CNRS, estime, elle, que le jugement fut d’une « sévérité extrême » ¹. Mais il y a mieux : on sait que l’année précédente, en novembre 1949, le commissaire du gouvernement Jean Seltensperger fut dessaisi du dossier, sa hiérarchie estimant son réquisitoire magnanime. Il se concluait, en effet, par le renvoi de Céline devant une Chambre civique (au lieu de la Cour de justice), ce qui eût entraîné une peine sensiblement moins lourde. L’historienne considère qu’il s’agit en réalité d’une « apparente complaisance », le magistrat ayant, au contraire, fait preuve d’une rare duplicité : « Imaginer renvoyer Céline en chambre civique était une façon habile de l’inciter à rentrer en France et à se produire en justice. Une fois Céline devant une chambre civique et condamné à la dégradation nationale, rien n’interdisait au commissaire du gouvernement de considérer que Céline avait aussi commis des actes de nature à nuire à la défense nationale (art. 83-4 du Code pénal). Le mandat d’arrêt, ordonné en 1945, autoriserait alors à renvoyer Céline en prison avant de le déférer en Cour de justice. Et le tour serait joué. » C’est perdre de vue que, dans son réquisitoire, Seltensperger avait requis la main levée du mandat d’arrêt. Et c’est surtout ne pas connaître les arcanes de cette histoire judiciaire. Coïncidence : il se trouve que le père (magistrat, lui aussi) d’un de nos célinistes les plus pointus, Éric Mazet, fut le meilleur ami de Jean Seltensperger. Au mitan des années soixante, les confidences que celui-ci fit au jeune Mazet attestent qu’il n’a jamais voulu piéger Céline, bien au contraire. Le réquisitoire modéré qu’il prononça en atteste et ce n’est pas pour rien que le dossier fut confié à un autre magistrat.
Ce n’est pas tout. En février 1951, les Cours de justice, juridiction d’exception chargée des affaires de Collaboration, furent dissoutes : celles-ci relevaient désormais de juridictions militaires. En avril, le Tribunal militaire de Paris fit bénéficier Louis Destouches d’une ordonnance d’amnistie applicable aux anciens combattants blessés de guerre. Ici aussi, l’historienne s’insurge, estimant que cette amnistie découle d’un faux en écriture publique (!). Explication, photo du document à l’appui : c’est un paragraphe ajouté à la main qui amnistia Céline « à l’insu » [sic] du Tribunal militaire. En tant que biographe de Céline, l’avocat François Gibault a étudié le dossier et connaît intimement cette matière. Il estime l’hypothèse pour le moins fantaisiste : « Si le Tribunal militaire n’avait pas délibéré sur la question de l’amnistie, le Président l’aurait fait savoir quand tout le monde lui est tombé sur le dos. Idem pour les juges du Tribunal militaire. La photo qui figure en marge de l’article est un jugement-type remis par le greffier au président pour gagner du temps. Il est d’usage que le président du tribunal supprime les passages inutiles, remplisse les blancs et ajoute à la main ce qui doit l’être. »  Il paraît qu’Anne Simonin veut entreprendre des recherches pour savoir s’il s’agit bien de l’écriture de Jean Roynard, le magistrat qui présidait le Tribunal militaire.  Notre historienne  se doute-t-elle que cette écriture peut tout aussi bien être celle du greffier, du juge-rapporteur ou d’un autre juge qui tenait la plume ? Et connaît-elle le rôle déterminant qu’eut le colonel André Camadau, en charge de l’accusation, dans cette affaire ? ²  Rien n’est moins sûr…

1 Anne Simonin, « Céline a-t-il été bien jugé ? », L’Histoire, n° 453, novembre 2018, pp. 36-49.
2 « André Camadau et l’amnistie » in É. Mazet & Pierre Pécastaing, Images d’exil, Du Lérot & La Sirène, 2004.
Cette entrée a été publiée le 1 décembre 2018.