vendredi 11 juin 2021

Céline par les deux cornes à propos de la publication de Céline scandale par Henri Godard

Céline par les deux cornes

par Michka Assayas dans Libération du 29 décembre 1994
à propos de la publication de Céline scandale par Henri Godard. Gallimard, 143 pp.

Le «scandale» de Céline est double car on ne peut ni séparer l'écrivain 
de l'antisémite, ni annuler l'un par l'autre. L'essai de Henri Godard permet de sortir de ce dialogue de sourds.

Caricature de Bernard Kahn (Bécan) dans Fantasio le 15 janvier 1933
Léon Daudet et Lucien Descaves soutenant Céline pour le pris Goncourt

L'œuvre de Céline a au moins un point commun avec la Bible: celui d'avoir suscité presque autant de commentateurs que de lecteurs. Jugements, opinions, gloses, interprétations: tout le monde commente cette oeuvre, même ceux qui ne la lisent pas. L'exégèse célinienne est devenue un genre littéraire à part entière, et Céline un sujet de polémique qui ne lasse toujours pas. Certains voient en lui, à juste titre, l'incarnation de la littérature considérée comme un absolu, sans comptes à rendre à rien ni à personne; d'autres, à non moins juste titre, le considèrent comme un raciste et un antisémite d'autant plus injustifiable qu'il a mis son talent d'écrivain au service de ces pulsions odieuses. La plupart louvoient, pas trop fiers, prenant ce qui leur plaît, occultant ce qui les gêne. Pas mal en ont fait l'expérience: parler de Céline tourne vite au dialogue de sourds, au propre comme au figuré, d'ailleurs, tant les cris sont rapides à fuser. C'est dire à quel point le livre d'Henri Godard est bienvenu. Il devrait être lu en préalable par tous ceux qui prétendent avoir une discussion sur Céline. C'est un bonheur de débrouiller tout un écheveau de malentendus et de questions mal posées en la compagnie d'un homme qui, sans la moindre complaisance pour son sujet, met son expérience des textes ­ il travaille depuis vingt ans à établir l'édition complète des romans pour la Bibliothèque de la Pléiade ­, sa clarté de pédagogue et son amour exigeant de la littérature au service de ce débat décourageant qu'il aurait aussi bien pu ignorer, abrité derrière sa neutralité d'universitaire.
On tourne en rond indéfiniment avec Céline, expose Henri Godard. Que l'on cherche à minorer son antisémitisme par sa qualité de «grand écrivain», ou, inversement, qu'on lui dénie cette qualité en exhibant les preuves de son antisémitisme, on s'égare de la même façon. Il est sûrement très arrangeant dans une perspective «politiquement correcte» de partir du principe qu'un grand écrivain ne saurait être un antisémite ou qu'un antisémite ne saurait être un grand écrivain, malheureusement, ça ne tient pas debout. Et, plus fâcheusement, ça vide de leur contenu les notions d'«antisémite» et de «grand écrivain» que l'on ânonne sans réfléchir à propos de Céline. Le «scandale», pose Henri Godard, est inhérent à Céline: on fausse tout à le nier. Il n'existe qu'une seule façon de prendre Céline: de face, par les ­ deux ­ cornes. Et admettre qu'il est aussi prodigieux dans l'art littéraire que dans l'expression du racisme et de l'antisémitisme. Encore importe-t-il de dire pourquoi et comment, et à quoi nous avance d'éclairer un aspect par l'autre.
Pour ce qui est du racisme et de l'antisémitisme, Godard met les choses au point. Evidemment, lorsqu'on lit, dans Bagatelles pour un massacre, que Racine, Louis XV et le pape étaient juifs, on est tenté de se dire que tout ça n'est pas sérieux. Il est certain que Céline n'a rien de commun avec l'antisémitisme logique et raisonneur des nazis et de leurs sympathisants français: il «écrit noir sur blanc, dans un livre qu'il publie, ce que Drieu réserve à son journal intime, ce que d'autres écrivent sur les murs sous forme de graffiti ou profèrent dans la rue». 
Cela n'amenuise pas son antisémitisme, loin de là. Exprimé sur un ton badin et rigolard, naturel et authentique dans son expression, le racisme de Céline passe comme une lettre à la poste auprès de ses lecteurs, pour qui l'outrance est une forme naturelle du discours. N'est-ce pas ainsi que les pulsions racistes ou antisémites prennent corps dans les cours d'immeuble, les bistrots, les ateliers, les bureaux: avec des exagérations délirantes, des ordures, des injures, des vociférations, et de prétendus arguments logiques empruntés à une information déformée, entendue trois semaines avant par le collègue qui lui-même le tient de source sûre de son gendre, etc.? Le racisme de Céline «jette le masque», avouant naïvement et sans retenue son fond irrationnel et délirant. Henri Godard a bien raison de «rêver d'un temps où les esprits auraient atteint un point de maturité tel qu'au lieu de craindre que la lecture de ces pages soit une incitation, on puisse au contraire en attendre un effet de dissuasion».
Henri Godard soutient qu'il est difficile, voire impossible, d'établir des liens entre la littérature de Céline et l'antisémitisme de l'homme, aussi réel et profond soit-il. Déjà, le racisme est absent de ses romans. Dans un passage fameux du Voyage, Céline nie l'existence d'une race française, parlant de malheureux chassés des quatre coins du monde, arrêtés là parce que la mer les empêchait d'avancer. Les personnages de juifs qu'il met en scène dans ses livres sont présentés de façon complexe, ni plus ni moins positive, en tout cas, que ceux des «Aryens». Godard va plus loin: pour lui, tout l'effort artistique de Céline le conduit dans un sens opposé à celui du racisme. En réalisant un effort stylistique inédit sur la langue parlée, en situant pour la première fois au XXe siècle, au coeur du roman, le corps et la mort qui le ronge ­ une mort présente sous la forme de la guerre, de la maladie, de la tentation suicidaire ­, Céline a montré qu'il n'existait pas de «race des seigneurs»: dans l'humanité, il n'y a que des condamnés à mort, et, à divers degrés, des «exclus», des pauvres types, des malades, tous dignes, en tout cas, de compassion. Le vociférateur raciste des pamphlets s'arrête à la porte des romans, comme si une voix intérieure lui intimait le silence. Chez Céline, le racisme est, ni plus ni moins, ce qu'il est chez tout homme: une énigme, une pulsion sauvage, quelque chose d'animal qui vous ronge, et dont vous ne vous défaites qu'en la refoulant, ou bien, comme Céline l'a fait, en l'expulsant comme un furieux. C'est la thèse d'Henri Godard: après avoir mis au point, dans ses romans, un outil stylistique où «les ponts coupés avec tout réalisme et même avec tout souci de vraisemblance et de crédibilité» conduisent à «l'adoption d'une esthétique de l'exagération» et de «la violence comme principe d'écriture», Céline n'a pu résister à la tentation de le mettre au service de ses obsessions les plus basses dans l'unique but de les calmer. En ce sens, les pamphlets sont les «sous-produits» des romans, et non l'inverse. Et Godard a raison de rappeler qu'il n'y a pas de mépris de l'homme dans les romans de Céline, mais au contraire un idéal bafoué, un pessimisme toujours à vif qui ne porte pas les germes du racisme.
Le scandale de Céline, c'est sans doute que l'ignoble ait été le propre d'un homme qui ressemblait pourtant à chacun de nous. Regarder Céline en face, c'est se rappeler que chaque homme porte peut-être en lui l'aptitude à mettre ce qu'il a de meilleur au service de ce qu'il a de pire. La volonté d'être exclusivement bon, l'angélisme actuel ­ dont on sait ce qu'ils cachent comme aveuglement et refus de voir le mal autour de soi comme en soi ­ sont, en la personne de Céline, dégonflés comme des baudruches. Là est le scandale, et il passe de loin le seul exemple de Céline.

Michka ASSAYAS

mercredi 9 juin 2021

Un personnage célinien : Jean Boissel, le Boisnières dit Neuneuil de D'Un Château l'autre

De tous les personnages maudits qu'a pu générer l'histoire contemporaine, Jean Boissel, le Boisnières dit Neuneuil de D’Un Château l'autre de Louis-Ferdinand Céline, est certainement l'un des plus méprisés, sinon méprisables.


Le fondateur du Front Franc, national-socialiste enthousiaste dès 1935, antisémite frénétique, ami intime de l'odieux Julius Streicher, co-fondateur de la Légion des Volontaires Français contre le bolchevisme, n'a certes rien fait pour s'attirer une quelconque sympathie, voire une certaine compréhension de la part des tenants officiels de la "mémoire" collective.

Pestiféré, même parmi les "ultras" de la Collaboration qui le jugeaient trop. extrémiste, comment Jean Boissel en est-il arrivé là ?

Il avait pourtant été un héros de la Grande Guerre, plusieurs fois décoré, mutilé à 100 %, titulaire de la Légion d'Honneur, architecte talentueux et renommé à la réussite rapide. Il finira, ayant mis sa peau au bout de ses idées, dans la solitude la plus totale et le mépris le plus absolu. Paul-Louis Beaujour, à travers ce destin original, retrace les soixante années de la IIIe République, avec ses scandales à répétition, son immoralité assumée, sa Franc-maçonnerie omniprésente, et ses groupes de pression agressifs, qui n'est pas sans rappeler, évidemment, notre triste conjoncture actuelle.



Alors? Neuneuil? Qui était-il vraiment? Un galeux à furoncles? une misérable canaille? un fléau? un choléra? un sale traitre? un pur salaud? un hystéro de la délation? Pas si simple.

Parce que dans le même temps: c'est lui l'homme de confiance que Celine a choisi pour protéger ses "allaitantes" des centaines de "mâles" désoeuvrés ; convaincu de son fait, il ne se montre pas vraiment intimidé par l'autorité toute "Pilatienne" de Raumnitz, et il n'est pas particulièrement impressionné par la foule hostile qui l'attend en bas de l'escalier. Enfin, reconnaissons qu'il affiche une certaine dignité quand il prend la route de Berlin (!). On pourrait donc dire que malgré tout, Neuneuil reste droit dans ses bottes...

  On apprendra donc, dans ce modeste ouvrage, que Jean (Anselme) Boissel, c'est son vrai nom, n'était pas seulement la caricature qu'en a fait Celine (le Chateau est un roman!), mais qu'il fut un héros plusieurs fois médaillé de la Grande Guerre, un architecte doué et reconnu dont les créations sont aujourd'hui classées, un des rares français à avoir discouru à Nuremberg (en mai 1935), un journaliste extrêmement combatif plusieurs fois emprisonné (dès 1938), un des fondateurs de la Légion des Volontaires Français contre le bolchévisme (le 18 juillet 1941), enfin, et surtout, un  furieux théoricien de l'antisémitisme dit biologico-raciste: c'est, entre autre, ce qui le fera condamné à mort en 1946. 

Un homme de conviction, donc, qui mourra pour ses idées, en prison.

Historika Site historique sur les volontaires français de la Waffen-SS 



Boisnières dit Neuneuil

dans Dictionnaire des personnages de Gaël Richard (Du Lérot 2008)


Boisnières-Neuneuil 

Garde à la pouponnière des allaitantes du Fidelis, à Sigmaringen, ce policier borgne, « galeux à furoncles, et "service-service" tient son fichier serré sous son bras. La lettre de dénonciation à Hitler qu'il écrit contre Raumnitz lui vaut une gifle en présence de Céline. Ce personnage de collaborateur fanatique et borgne serait une transposition du journaliste et militant d'extrême droite Jean Anselme, dit Boissel (1891-1951) : architecte, mutilé de la Grande Guerre, cet ancien combattant antisémite fasciné par le nazisme avait fondé en 1936 le Racisme International Fascisme, qu'il dota d'un hebdomadaire Le Réveil du peuple. Arrêté sur ordre de Daladier en octobre 1939 avec Laubreaux et Lesca, libéré le 10 juillet 1940, il reconstitua son mouvement, le Front franc, et participa aux grandes manifestations racistes de la collaboration parisienne. Arrêté à la Libération, il fut condamné à mort par la cour de justice de la Seine le 28 juin 1946. Sa peine est commuée en emprisonnement: il meurt la veille d'être libéré le 19 octobre 1951. Comme Céline, il fut pressenti par Abetz pour le poste de Commissaire aux Questions juives, comme l'atteste

une note de 1941 adressée au conseiller de légation Zeitschel, produite au procès de Nuremberg. Le Réveil du peuple publia le 1er mai 1942 une lettre de Céline à Jean Drault, auteur d'une Histoire de l'antisémitisme qui mentionne favorablement les pamphlets et deux critiques mitigées de Guignol's band en 1944. 

Bibliographie: Céline 2 - Cointet.

D'un château l'autre 199-204.


Boisnières dit Neuneuil dans D'Un château l'autre


Il y tient !... je regarde d’ abord la signature... Boisnières... je connais ce Boisnières, il a la garde des « allaitantes » au Fidelis... la pouponnière du Fidelis... c’est lui qu’empêche qu’il se passe des choses, que ça se tienne mal, entre femmes à mômes et 

les « bourmans » du Fidelis... ils sont au moins trois cents flics répartis en quatre chambrées, deux étages du Fidelis, flics de toutes les provinces de France, qu’ont absolument plus rien à foutre, repliés de toutes les Préfectures... Boisnières dit Neuneuil est « de garde à la pouponnière »... policier de confiance !... « que personne pénètre ! » Neuneuil et ses fiches !... il a un fichier: trois mille noms! il y tient comme à sa prunelle !... les fifis lui ont pris l’autre œil, combat au maquis ! vous dire s’il peut être de confiance !... je veux pas lire sa lettre, J’ai pas le temps !... je connais un peu le Boisnières-Neuneuil ! sûr il dénonce encore quelque chose... quelqu’un ! peut-être moi ?... je le connais ! un fastidieux !... borgne, galeux à furoncles, et « service-service »... 

« Il dénonce encore quelqu’un ? — Oui, Docteur ! oui ! moi !
— À qui ?
— Au Chancelier Adolphe Hitler! — Tiens ! c’est une idée !... 

— Qu’il m’a vu partir en auto ! oui ! moi ! partir aller pêcher la truite au lieu de surveiller les Français... je ne nie rien, Docteur ! remarquez ! c’est un fait ! je suis coupable ! Neuneuil a raison ! mais vous ne voulez pas lire cette lettre ? 

— Vous m’avez tout dit Commandant !... l’essentiel ! 

— Non ! pas l’essentiel !... votre compatriote Neuneuil a trouvé encore bien plus grave !... c’est son idée!... son idée ! que je sabote la « Luftwaffe » !... que je flambe vingt litres de «benzin» pour aller pêcher ma truite !... et c’est vrai ! tout à fait exact ! je ne dis rien! tout à fait raison, votre compatriote Neuneuil ! 

— Oh ! il exagère, Commandant !
— Il a raison d’exagérer ! »
C’était pas le moment de le contredire!... 

dialectique, mon cul ! tous dans le même sac ! tous ! et leur damnée Luftwaffe ! pour ce qu’elle servait ! j’allais pas lui dire non plus ! 

« Attendez, Docteur !... attendez ! je l’ai fait venir ! » 

Son insistance que je lise cette lettre... que reste là... Neuneuil qu’il voulait me montrer !... 

« Docteur, je vous prie !... excusez-moi !... assoyez-vous ! » 

Il renfile sa culotte... remet ses bottes... son dolman... 

Il va à la porte, il l’ouvre... il va à la rampe, il se penche... et à voix forte... 

« Hier !... Monsieur Boisnières ! Monsieur Boisnières n’est pas là ? 

—Si! Si! Commandant! me voici!... je monte... » 

En fait, il arrive !... il est là... 

« Entrez !... vous êtes bien Boisnières dit Neuneuil ? 

— Oui, Commandant ! 

—Regardez-moi alors en face! bien en face!... vous avez bien écrit cette lettre ? 

— Oui, Commandant !
— Vous reconnaissez ?
— Oui, Commandant !
— À qui vous l’avez envoyée ?
— Vous avez l’adresse, Commandant ! » Oh ! pas intimidé du tout !... 

« Je n’ai fait que mon devoir, Commandant ! 

— Eh bien moi, monsieur Boisnières, je vais faire le mien !... dit Neuneuil !... regardez-moi bien en face ! là ! bien en face ! » 

Pflac !... Pflac !... deux alors de ces sérieuses baffes que le Neuneuil en est comme soulevé !... son bandeau vole !... arraché ! 

« Voilà moi, ce que je pense !... Monsieur Boisnières dit Neuneuil!... en plus, et j’ajoute, je pourrais vous faire corriger bien plus !... et vous le savez !... et je le fais pas !... vous corriger une fois pour toutes! misérable canaille!... ah! je gaspille l’essence?... ah! je sabote la Luftwaffe!... je ne gaspillerai pas une petite balle pour vous faire taire, monsieur Neuneuil ! pas un nœud de la corde !... vous valez pas un nœud de la corde ! rien ! sortez ! sortez ! foutez-moi le camp ! et que je vous revoie plus ! plus jamais ! si je vous revois jamais ici, je vous fais noyer ! je vous fais aller voir les truites ! partez ! partez ! et au 

galop ! tout de suite ! à Berlin !... prenez votre lettre!... Neuneuil!... la lâchez pas! Neuneuil!... vous la ferez lire au Führer lui-même ! à Berlin ! au galop ! Monsieur Neuneuil ! los ! los ! et que je vous revoie jamais ici ! jamais !... los ! los !... » 

C’était la colère... 

Neuneuil rajustait son bandeau... « Si je vous revois jamais ici, vous serez fusillé ! et noyé !... je vous le dis ! les motifs manquent pas ! » 

Neuneuil, ce vatelavé salé !... l’avait tout de même assez ému... il vacillait... il remettait son bandeau, mais mal... 

« Bon, Commandant ! vous me donnez l’ordre ! » Il s’en va, il referme la porte...