samedi 29 octobre 2016

Céline à visage humain


Dieu qu'ils étaient lourds.. ! avec Marc-Henri Lamande et en alternance Ludovic LONGELIN et Régis BOURGADE

Un article plutôt bien tourné, publié dans Le Monde !

CELINE À VISAGE HUMAIN
dans Dieu qu'ils étaient lourds... ! 
par EVELYNE TRAN, THEATRE AU VENT
Au Théâtre du lucernaire avec Marc-Henri LAMANDE

Je viens d’assister pour la troisième fois à la représentation de Dieu qu’ils étaient lourds... ! Un spectacle conçu comme une entrevue avec le célèbre écrivain CÉLINE, interviewé à la radio par un journaliste, à la fin des années cinquante.

Ce qui stupéfie tout d’abord, c’est l’incroyable résonance actuelle des propos de cet homme, de sorte que si nous devions le retrouver à la sortie du théâtre pour lui dire un mot ou simplement lui manifester notre présence, nous ne serions pas étonnés.
Le journaliste qui représente les médias, censés informer la foule des humains, ou des lecteurs dont se moque Céline, aurait pu devenir un personnage de roman, pêcheur, sans d’autre hameçon que quelques questions affligeantes, témoignant de l’extraordinaire décalage entre l’univers d’un artiste, un travailleur de mots, et les profanes qui ne comprennent pas que sortie de son contexte, la littérature devient un cygne noir, ou l’Albatros de Baudelaire, en ces vers :
Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.
Pourtant, nous avons beau avoir les oreilles bourdonnantes d’actualités malignes, il nous arrive parfois de rentrer dans un musée, à la recherche de beautés, d’émotions, qui nous permettent d’échapper, un moment, au quotidien. Ce spectacle c’est un peu comme si vous entriez dans l’atelier d’un écrivain, l’atelier de sa création. Les propos de Céline nous font comprendre qu’un écrivain n’est pas autre chose qu’un artisan des mots, proche d’un forgeron, d’un menuisier, d’un peintre.
Alors évidemment, lorsque le journaliste se fait l’écho de certains lecteurs qui s’indignent du langage cru de Céline, comment ne pas applaudir intérieurement Céline qui affirme : « je suis un être très raffiné », en évoquant sa mère qui était dentellière.
Le journaliste se fait aussi l’écho des personnes qui reprochent à Céline, ses antécédents antisémites. La question du mal est posée, comme une gifle. Se peut-il que le mal avec un grand M se trouve chez cet homme Céline, qui raconte sa vie devant nous, un peu, comme dans un rêve. Peut-on se complaire dans le mal ? La haine est pathologique. Les hommes sont destructeurs, pense Céline, sinon ils ne feraient pas la guerre. La souffrance, dit-il, rend les gens méchants. De tels propos dans la bouche d’un homme, se déclarant l’ennemi du genre humain. En disent long sur les affres de la psyché. Céline qui vient de faire deux ans de prison et qui n’est pas sorti de la misère, répond qu’il a payé, qu’il a été dépassé, qu’il aurait dû se taire. Mais c’est désormais un homme à bout, qui ne peut plus se déchainer.
Le spectateur, le lecteur de journaux à sensation fonctionnent comme des voyeurs, ils recherchent le mal, mais est-ce vraiment pour l’extirper d’eux-mêmes, ou simplement pour se rassurer en disant : il est là, on va pouvoir l’anéantir, le supprimer, et nous serons saufs, nous serons lavés de toutes nos souillures.
Cependant, le journaliste ne joue pas le rôle de juge, il ne fait que poser les questions. Céline les accepte, mais n’y répond pas. Sans doute parce que le journaliste et lui ne parlent pas la même langue. À l’heure où nous l’écoutons, il s’est retranché derrière la seule chose qui ait compté pour lui, son travail. En substance, il dit qu’il n’avait pas d’autre prétention que d’être médecin et écrivain, que le reste de sa vie ne représente que « des turpitudes qu’un peu de sable efface »
Il s’agit du portrait d’un homme au seuil de sa vie, qui nous touche à cause d’une sorte de passion qui l’anime, indéfinissable et rayonnante.


Le comédien poète Marc-Henri Lamande, également artisan de mots, fait si bien étinceler la langue de Céline, ses aphorismes, ses exclamations, ses emportements qu’à la fin de la représentation, nous nous interrogeons encore sur cet homme qui a tant vécu, étrange, humble, violent et fascinant à la fois.

Le spectacle, intimement orchestré par le metteur en scène Ludovic LONGEVIN, est construit un peu comme une symphonie, portée juste par la faconde de Céline, qui donne l’impression de ne pas se prendre au sérieux. Il est vrai « qu’il envoyait chier tout le monde » sans distinction.
Dans ce spectacle, il ne s’agit pas de débattre pour ou contre Céline. Il s’agit d’écouter un homme, un écrivain. Il parait qu’il a écrit « Voyage au bout de la nuit ». C’est un livre qui mérite le détour comme ce spectacle surprenant qui nous conduit dans les chantiers de la création, aussi simplement et justement que si nous devions gravir une échelle pour toucher le jour.

Le 23 Mai 2011, Evelyne Trân


Dieu qu'ils étaient lourds.. ! avec Marc-Henri Lamande et en alternance Ludovic LONGELIN et Régis BOURGADE
Conception, adaptation, mise en scène de Ludovic LONGELIN
THEATRE DU LUCERNAIRE 53, rue Notre Dame des Champs 75006 PARIS du 4 Mai au 23 Juillet 2011 le Dimanche à 17 h jusqu’au 19 Juin 2011

vendredi 28 octobre 2016

Céline, le pérégrin

Céline, le pérégrin par Lucien Combelle
Préface à 
Le style contre les idées : Rabelais, Zola, Sartre et les autres
PÉRÉGRIN, -INE, adj. et subst.
A.− DR. ROMAIN
1. Adj. Qui concerne l'étranger libre, lequel ne jouissait ni du droit de cité ni du droit latin. À côté du droit civil et du droit latin, il se constitua à Rome un droit pérégrin (...). En 241, on institua pour eux un préteur spécial, le préteur pérégrin(Lavedan1964).Toutes les cités pérégrines s'administraient elles-mêmes (Pell.1972).
2. Subst. masc. En 212 ou 213 ap. J.-C., les pérégrins de l'Empire romain obtinrent la citoyenneté romaine (Pell.1972).
B.− P. ext., littér., subst. masc. Voyageur, nomade, étranger. Ils me tombèrent tous sur le dos, raillant, disant qu'on connaissait mon goût, et me nommant vieux fou, Brugnon bouge-toujours, le pérégrin, l'errant, Brugnon frotteur de routes... (Rolland, C. Breugnon,1919, p. 100).
− En partic. Pèlerin. Mais j'avais peu de goût pour ce pèlerinage qui contraignait le pérégrin à loger chez l'habitant (Colette, Apprent., 1936, p. 111). Le clerc ne voulut s'y rendre qu'à pied, toujours en pérégrin (La Varende, Curé d'Ars,1957, p. 57).
Date de parution janvier 1999 Editions Complexe 
Collection Regard Littéraire (12cm x 18cm, 160 pages)
Depuis 1932, avec Céline si vous avez choisi de lui être fidèle compagnon, on voyage. Mais il faut être prudent, ne pas partir sans biscuit. De marin, si possible. En 1932, je n’avais pas vingt ans. Né dans un port, un des plus importants de France à l’époque, je rêvais d’impossibles voyages, surtout quand je déchiffrais Singapour à la poupe d’un cargo. Et je lisais. A l’âge où l’on peut aimer la verve d’un Léon Daudet. Et c’est comme ça que « le voyage » commence ! Bien sûr « la nuit » m’échappe si me séduit déjà le nihilisme. Et si je tente sur mon pont à moi qui s’appelait Corneille d’apprendre par coeur : « De loin, le remorqueur a sifflé ; son appel a passé le pont, encore une arche, une autre, l’écluse, un autre pont, loin, plus loin… Il appelait vers lui toutes les péniches du fleuve toutes, et la ville entière, et le ciel et la campagne, et nous, tout qu’il emmenait, la Seine aussi, tout, qu’on en parle plus. » Comme je regardais toujours vers l’aval, cette sirène du remorqueur m’appelait moi aussi… Bientôt Paul Valéry, le poète du Cimetière marin et du « vent qui se lève » qualifiait Céline de « criminel ». Agréable frisson pour un adolescent. Vétilles. Broutilles. Ce que contient ce livre. 
Mais l’important est dit par un M. Fourmont, organisateur d’une exposition consacrée à Céline à Houilles après la publication en 1969 de Rigodon. Je cite :« Nous n’avons pas abordé le problème de l’antisémitisme, ni de la prétendue "collaboration" car 
1° nous avons tous de vingt à vingt-cinq ans. Donc notre jugement ne pouvait être correct. 
2° notre seul but était : faire lire Céline avant tout. » 
Un encadré dans Le Monde, inséré dans le feuilleton de Pierre-Henri Simon, de l’Académie Française, chroniqueur littéraire rendant compte de Rigodon : « Vais-je conclure que Rigodon aurait pu rester dans le tiroir des papiers médiocres. Non. Céline représente un cas assez extraordinaire dans notre littérature pour avoir droit à une attention totale, il a un souffle qui, même fatigué, peut encore soulever sa prose à de belles hauteurs. » 
Le manuscrit de Rigodon est annoncé chez Gallimard les derniers jours de juin 1961, Céline meurt le 1er juillet. La tombe au cimetière de Meudon est basse et plate, avec un petit voilier gravé dans la pierre. Lui reste dressé tel un vaisseau de haut bord, voiles carguées, chargé d’explosifs sur la Mer des Sarcasmes. Et de partout, de tous les continents partent à l’abordage avec des grappins plus ou moins solides du grand navire que j’ai baptisé « L’Imprécator ». L’approche n’est pas facile.Vagues géantes ou clapotis selon les talents : Céline, un fou, un parano, un tout, un rien, le sabbat commence, prophète, barde, visionnaire, la nuit de Ferdinand, sa misère, ses mensonges, on ne sait pas lire Céline, la poétique de Céline, Lili sa femme, Bébert son chat, son ami La Vigue, sans oublier la divine Arletty, en vrac, comme ça, à l’infini. 
Déjà en 1952, Roger Nimier écrit : « il est très naturel de ne pas aimer Céline », en 69, Le Clézio déclare : « On ne peut pas ne pas lire Céline ». Au fait ! fasciste ou pas ? Et le voilà en chemise noire ou brune, de surcroît avec des « idées politiques » dès 1972 selon la thèse de Jacqueline Morand, doyenne de la faculté de Droit. Antisémite depuis toujours selon Philippe Alméras, professeur en Californie… A hue, à dia… Et on pose la question : où est Céline ? Qui est Céline ? Et qui n’a pas lu Céline ? Moi ! répond un romancier dont je préfère taire le nom. Poursuivant cette préface, je dis à Pierre Assouline : Pierre, Céline est une auberge espagnole, on y trouve ce qu’on y apporte… Plus que ça me répond-il, Céline, c’est l’Unesco…
Réponse justifiant le monument de Jean-Pierre Dauphin : La bibliographie des écrits de Louis-Ferdinand Céline, extraordinaire travail sur l’œuvre, ses traductions, le cursus du monstre, de 1932 jusqu’à nos jours. Et si on ajoute à ce livre que tout Célinien devrait posséder les trois volumes de la biographie de Céline de François Gibault, réunissant avec rigueur et dévotion tout ce qui explique, éclaire une vie aussi exceptionnelle que l’œuvre, eh bien ! qu’y ajouter ? Des livres thématiques, antithématiques, des synthèses, des mauvaises humeurs, des haines recuites, des critiques revanchardes, des cautions bizarres, un peu de snobisme, beaucoup de curiosité, comme si Céline restait un mystère créant un malaise… Bibliophiles fidèles d’un écrivain, ces gens connaissent les truffes. On truffe un livre comme on pique de clous de girofle l’oignon du pot-au-feu. Tous mes Céline sont truffés d’articles découpés au hasard des lectures se rapportant souvent au volume concerné. Ainsi ai-je pu pour cette préface que je voulais quelque peu intimiste, retrouver des textes surprenants, celui de Xavier Grall par exemple, publié dans Le Monde ; du Grall merveilleux évoquant un Céline amoureux de la mer : « la seule tendresse durable de Louis-Ferdinand ». Ça s’intitule « Céline blues », Saint-Malo en toile de fond, deux sous-titres que j’eusse aimé trouver : « Le voyage au bout de la mer » et « Meudon maudit », la Tamise du « Pont de Londres », sloops, barques, cargos, voiliers et tous les marins du monde… Et j’en rajoute, du «Guignol’s Band», les entrepôts, les himalayas de sucre en poudre, les trois mille six cents trains d’haricots, les mille bateaux d’oignons, du café pour toute la planète, des allumettes à frire les pôles, des mammouths truffés comme mes bouquins, je suis comme Grall, je m’exalte, les Docks que j’ai visités, « Pont de Londres » sous le bras, la mer, l’estuaire, mon pont Corneille sur la Seine, sister
de la Thames River, c’est vrai, ce bougre d’homme m’a toujours fait rêver même si, m’accompagnant au portillon de la route des Gardes à Meudon, et la Seine, là, c’était Billancourt, Céline me disait : « Ne bois pas d’alcool, petit lapin, des nouilles, de l’eau… » Mais la truffe de Grall m’a permis une belle escapade à laquelle n’échappe pas le plus benoît des agrégés. Encore une poignée de truffes sous la forme de lettres écrites de Copenhague à son ami d’enfance Georges Geoffroy. Son ami a quelque soucis matrimoniaux, Céline lui écrit : « Bien sûr gros baffreux c’est pour ça qu’Hélène est partie, à cause de ton ventre… il te coûte des millions ton ventre, et tant d’illusions ! et la vie bientôt si tu ne te mets pas enfin au régime net, et non à un régime cafouilleux pour clients de villes d’eaux qui ont les moyens… affreux tu dois maigrir de 10 kilos…» Une autre lettre au même en 47-48. « Ne bois pas une goutte de vin du tout ni d’alcool du tout. Ne fume pas du tout. Mange peu. Maigre. Tu as un bide ridicule – tu es frais de teint et solide – tu vivras cent ans et heureux si tu n’écoutes pas ces médecins optimistes, ils sont endormeurs et ils s’en foutent. Sois sévère pour toi. Couche-toi de très bonne heure. Maigre… mort au bide ! Pas de brioche – maigre – pas de vin, de l’eau… » Et pour finir avec ce divertissement hygiénique : « Profite au contraire de ce déchirement. Attache-toi à une toute jeunette, bien sportive, bien libérale, tu vois ce que je veux dire et jolie… il faut avoir de la jeunesse autour de soi. » Une autre : « Le rêve serait de n’avoir jamais plus de 60 ans à deux… » 
Pour finir et changer de tempo : « Regarde cette Europe imbécile, pourrie, bâtarde ! et paumée… » Pour échapper aux maléfices, charmes, facilités universitaires, je butine de fleur en fleur, cherchant avec mes historiettes, nouilles à l’eau et pas d’alcool, un enchaînement sur Semmelweiss, petit livre admirable qui a droit à un ex-voto dans l’église célinienne. Mais voilà, comment faire ? Le livre commence très simplement par cette phrase : « Mirabeau criait si fort que Versailles eut peur. » Suit l’histoire dramatique du toubib hongrois. Avec Céline, se méfier des choses simples ; l’histoire commence en réalité par une présentation de l’auteur dont voici le dernier alinéa : «Supposez qu’aujourd’hui, de même, il survienne un autre innocent qui se mette à guérir le cancer. Il sait quel genre de musique on lui ferait tout de suite danser ! ça serait vraiment phénoménal ! Ah ! qu’il redouble de prudence ! Ah ! il vaut mieux qu’il soit prévenu. Qu’il se tienne vachement à carreau ! Ah ! il aurait bien plus d’afur à s’engager immédiatement dans une Légion étrangère ! Rien n’est gratuit en ce bas monde. Tout s’expie, le bien,comme le mal, se paie tôt au tard. Le bien c’est beaucoup plus cher, forcément ». Ne rien négliger, ni préface, présentation, exergue, une m’a toujours plu : «Dieu est en réparation». Cherchez-là, le reste en vaut la peine… Une phrase d’introduction à ce qui va suivre, elle est de Frédéric Vitoux, l’auteur du pertinent Céline, misère et parole : « Céline est un écrivain déraisonnable. » Pascal Pia ajoute : « L’art de se mettre dans son tort. » Nous sommes en 1973. Deux truffes, l’une du journal Le Monde (Paul Morelle), l’autre du journal Combat (Michel Bourgeois). Ce dernier présente trois ouvrages parus simultanément : d’un Canadien, André Smith : La nuit de Louis-Ferdinand Céline ; d’une Américaine, Erika Ostrovski : Céline, le voyeur-voyant ; d’un Français, Frédéric Vitoux : Misère et Parole, auxquels s’ajoutent deux autres dans Le Monde : Les idées politiques de Louis-Ferdinand Céline de Jacqueline Morand, docteur es-sciences politiques et Drieu la Rochelle, Céline, Brasillach et la tentation fasciste du finlandais Tarmo Kunnas. Titre du Monde : Céline et les universitaires ou la fin d’un purgatoire, qui annonce d’autres ouvrages. Dans les "papiers" de la même époque, on trouve ici et là, citations ou réflexions taillées dans le granit, celles de Céline : « Il faut mentir ou mourir. » – « Notre voyage à nous est imaginaire. Voilà sa force. Il va de la vie à la mort. Hommes, bêtes, villes et choses, tout est imaginé. C’est un roman, rien qu’une histoire fictive. » Et l’inévitable « A quoi bon ? »… Celles des chroniqueurs : « Echecs, révolte sans avenir, absence d’illusion, folie et mort composent la toile de fond de l’univers célinien » (Smith). « Refus de toute transcendance, de tout espoir qui prolonge la misère matérielle et morale de l’homme sans Dieu, sa faiblesse et son néant dans le sentiment aigu et constant de son inutilité, de sa mort » (Vitoux-Morelle). Enfin, à Combat, ce bilan : « Voué aux insultes, à la malédiction, à la haine féroce, Céline, l’homme, a connu de profondes humiliations, de sanglantes antipathies, de virulentes attaques, des haines de premier ordre » (Michel Bourgeois). Avant, pendant, après ces signes de renaissance du maudit, cinq tomes « haut-de-gamme » chez l’éditeur Balland, trois Cahiers de L’Herne, deux volumes de la Pléiade, le démarrage des Cahiers chez Gallimard (aujourd’hui sept volumes). Sans oublier la précieuse biographie en trois volumes de Gibault et la monumentale bibliographie de Dauphin et Fouché. Comme disait Céline : « Et voilà tout ! » Pour l’instant… 
Oui, pour 1973 mais en 1987, quoi de nouveau ? Je retrouve mon auberge espagnole qu’Assouline, du moins en ce qui concerne Céline, appelle l’Unesco ! Premier semestre : trois volumes importants et non des opuscules. L’un pour refuser à Céline le dignus est intrare dans la cathédrale fasciste qui est sans doute gothique ; l’autre, qui le veut antisémite depuis le berceau ; enfin, le troisième qui avec "celtitude", situe le génie de Céline dans la tradition des chevaliers du Graal en le faisant chevaucher un peu à la manière de Don Quijote… Trois livres, trois auteurs de qualité universitaire et eux-mêmes hommes de qualité ! Alors ? Où allons-nous avec ces quelques milliers de pages nouvelles ? Mais finalement, qui est Céline ? D’où vient-il ? A quelle époque appartient-il ? Médecin. Ecrivain. Prophète. Visionnaire. Banalités dites, redites. Je ne sais pourquoi je retrouve à cet instant cette phrase de Cioran : « Seul un monstre peut se permettre le luxe de voir les choses telles qu’elle sont » (Histoire et Utopie). Céline, me dit un ami, libertaire lettré, c’est l’écriture d’hier, d’aujourd’hui, de demain, écriture parlée, langage de la vie ; à la fin de la guerre, mes copains de lycée lisaient tout Céline – j’ai eu moi même une faiblesse pour Semmelweiss – nous avions enfin le langage, le style littéraire que nous attendions… Savaient-ils le lire ? Sait-on le lire ? Quinze lecteurs – quinze pour ne pas dire dix mille – quinze lectures, quinze émotions différentes, quinze perceptions de la musique des mots et aussi du non-dit, alchimie comme une autre, langue vivante et forte, vieillie sans âge depuis des années ; celle de demain encore, qui sait ? Nombreux sont les jeunes lecteurs venus me demander par quel livre commencer la lecture de Céline. J’ai toujours conseillé le Voyage… si vous suivez, vous marcherez… N’avais-je pas écouté la chanson, ne provoquais-je pas à la première occasion la lecture à haute voix, histoire de me casser la voix d’émotion, les adieux à Molly : « Bonne, admirable Molly, je veux si elle peut encore me lire, d’un endroit que je ne connais pas, qu’elle sache bien que je n’ai pas changé pour elle, que je l’aime encore et toujours, à ma manière, qu’elle peut venir ici quand elle voudra partager mon pain et ma furtive destinée. Si elle n’est plus belle, eh bien tant pis ! Nous nous arrangerons ! J’ai gardé tant de beauté d’elle en moi, si vivace, si chaude que j’en ai bien pour tous les deux et pour au moins vingt ans encore, le temps d’en finir. Pour la quitter il m’a fallu certes bien de la folie et d’une sale et froide espèce. Tout de même, j’ai défendu mon âme jusqu’à présent et si la mort, demain, venait me prendre, je ne serais, j’en suis certain, jamais aussi froid, vilain, aussi lourd que les autres, tant de gentillesse et de rêve Molly m’a fait cadeau dans le cours de ces quelques mois d’Amérique. » Mon premier Voyage, 1932, il est là, 623 pages, Denoël et Steele ; annoncé en préparation, du même auteur : « Tout doucement. » Mon premier Mort à crédit, 1936, 697 pages, même éditeur. Total : 1 320 pages. Plus tard, beaucoup plus tard, pour la valise et le chevet, la Pléiade 1962, préface d’Henri Mondor ; un seul volume VoyageMort à crédit. Total : 1 090 pages… Merveilleux pour les pérégrins. 1981 : même collection, mêmes titres : 1 582 pages ! 500 pages de plus, les deux oeuvres préfacées, annotées – notices, notes, variantes,répertoire, vocabulaire, le tout signé d’Henri Godard, professeur d’Université qui doit, j’imagine, aimer et faire lire Céline. Ma déférence lui est acquise. Et j’ai lu Henri Godard, avec crainte d’abord, les rêves sont fragiles de même que les enthousiasmes d’adolescents, les complaisances ou les inappétences de l’adulte, ensuite avec un plaisir si vif que j’éprouvais le besoin de noter à mon tour : « La terre est abhorrée : elle est la matière même, lourde,collante, jamais plus atroce que quand elle est devenue boue, et pour cette raison montrée de préférence sous cette forme, des boues de Flandres au début du Voyage au bout de la nuit, à celles de la côte anglaise autour de Brighton dans Mort à crédit ou du Brandebourg dans Nord. Elle est, humus, faite de la décomposition et de la pourriture de ce qui est revenu à elle après en avoir été un moment détaché : végétaux, cadavres ; ce corps, le mien, s’y fondra un jour. La terre pour Céline est image de mort. A l’opposé, mers et fleuves, ciels, nuages et brouillards lui présentent toute la féerie du monde par visions brèves. Tout ce qui s’y rattache, ports, bateaux, du bateau-mouche à la péniche et au trois-mâts goélette, est occasion de lyrisme… » Voilà pourquoi, Monsieur le Professeur, je n’aime pas le cimetière de Meudon. Ni les autres. Enorme paradoxe que cette œuvre visionnaire, sombre comme notre époque, écrite à l’encre noire du nihilisme mais aussi transparente comme eau de source, scintillante souvent d’une certaine joie de vivre, écrivain sachant faire rire, sa tonicité est là, il bouffonne, rigole, ment, triche, avec lui c’est la santé et avec Ferdinand, couché sur un lit d’hôpital militaire, si on refuse les oranges de Clémence c’est, puisqu’on a faim, pour brouter le bouquet de violettes de l’infirmière. Un glossaire célinien ne donne pas la recette, seule, la lecture, le chant des mots, comme un cantique en latin pour un intégriste à Saint-Nicolas-de-je-ne-sais-quoi ! Allons bouffonner ensemble par 3472 mètres de fond, à proximité de Terre-Neuve, là où se situe le Palais de Neptune et de Vénus aux Abysses. Les soubrettes sont des sirènes, fort girondes mais Neptune fait pépé ; quand à Vénus, malgré les bains de lait de Baleine, ses seins divins n’ont aucune tenue alors que ceux de Pryntyl, la jolie sirène que Neptune a rapatriée de chez ces chiens terrestres, dardent sous la caresse d’un espadon. Et dans le Palais se prépare un banquet de 492 000 couverts pour fêter le retour de la Lolita des Abysses alors que là-haut hurlent sourdement les cornes de brume. L’histoire de pépé Neptune, mémé Vénus et la jolie Pryntyl, ce trio célinien, sans oublier le capitaine Krog commandant de l’Orctöström, ce nom que Céline invente en rêvant peut-être d’un fjord, a été publiée par son ami Pierre Monnier en 1950, alors que Ferdinand tremblait de rage et de froid sur les rivages danois. Mais il y aura toujours des pisse-froid qui jamais ne sauront que Céline fait rire ceux qui aiment le lire. « Je jure que j’avais ce poison en ma possession depuis 1944. Ni mes avocats, ni mes gardiens, ni ma famille ne sont coupables de me l’avoir procuré » (page 513 du Laval de Fred Kupferman, édité chez Balland, 1987). Cette ultime déclaration manuscrite de l’homme d’Etat concerne 1° son suicide manqué, 2° son effroyable exécution. Mais l’auteur de cette excellente biographie de Pierre Laval émet une hypothèse en ces termes : « Ce poison éventé, ou mal pris, vient-il de la pharmacie personnelle de Louis-Ferdinand Céline, qui en aurait fait cadeau à Laval lors de ses visites à Willflingen ? » Voilà la chronique célinienne évoquée, sans référence précise certes mais dans cette apocalyptique trilogie (D’un château l’autre, Nord, Rigodon – Pléiade, tome II), Laval est présent, réelles les rencontres avec Céline… Fred Kupferman répète : « Le suicide manqué de Laval conserve son secret. » Mais Céline, lui, est mis par un historien – sinon par l’Histoire – en situation shakespearienne. Une dimension qu’il me plaît de choisir pour terminer cette préface.
Lucien Combelle

Lucien Combelle, écrivain et journaliste, est né le 4 août 1913 à Rouen. Il y est mort le 20 janvier 1995. Ami de Paul Léautaud2, de Claude Roy, de Louis-Ferdinand Céline, secrétaire d'André Gide avant-guerre, il fut aussi membre de l'Action française. Il collabore en écrivant dans La Gerbe et en participant à la fondation de Révolution nationale comme rédacteur en chef et directeur. Il fut témoin du suicide de Pierre Drieu la Rochelle dont il était proche. Signataires du manifeste collaborationniste : Déclaration commune sur la situation politique du 5 juillet 1944, portant les signatures d'Abel Bonnard, Bichelonne, de Brinon, Déat et de 29 personnalités parisiennes, il est condamné le 28 décembre 1944 à quinze ans de travaux forcés, il fut amnistié en 1951.
Dans les années 1960-1980, sous divers pseudonymes (Lucien Dauvergne, Lucien François, Monsieur Larousse, Oncle Lulu), il travaille au journal Pilote et à Europe 1. Il est aussi chroniqueur au Progrès, à Combat, à Absolu et à Art up.

Pierre Assouline, Le Fleuve Combelle, 1997, Calmann-Lévy. 
(Intéressante biographie par son ami Assouline)
Chronique de L'Express à la sortie du livre : Qu'étaient-ils donc l'un pour l'autre? Des amis d'abord. Sans complaisance ni ambiguïté. «Remonte le fleuve», conseille Lucien Combelle à Pierre Assouline, lui suggérant que son existence n'avait été qu'une dérive, depuis les quais de Rouen jusqu'au tribunal qui le condamne, en 1945, à quinze ans de travaux forcés, à la dégradation nationale et à la confiscation de ses biens - cette peine ayant dû paraître ironique à celui qui n'a jamais rien possédé.
La puissance de ce petit livre ne vient toutefois pas de la dissection d'une aberration politique. Elle vient de cette passion de la littérature, le meilleur de Lucien Combelle, sa vocation intime, laquelle habite également son ami juif. Il réussit même à le réconcilier avec la part maudite du solitaire de Meudon, les essais et les pamphlets antisémites qu'on s'obstine à opposer à ce qui serait le «bon» Céline. «Céline est un bloc, écrit Assouline. Si on lui trouve du génie, on ne peut faire l'économie de l'abjection, des vomissures, de la haine.»

Après la guerre, Lucien Combelle présentera naturellement un profil nettement moins tranché. Ainsi, lors de l’émission Apostrophes (1978), il évoqua le « jeune fasciste sincère, de bonne foi et naïf » qu’il fut. C’est seulement chez le juge d’instruction, ajouta-t-il, qu’il découvrit ce qu’est la responsabilité des intellectuels. Philippe Alméras, qui l’avait rencontré, lui aussi, dans les années quatre-vingts, garde le souvenir de sa grande prudence : « Comme tous les ébouillantés de la Libération, il craignait l’eau froide ». Céline entretint avec lui une relation du même type (un peu paternelle) que celle qu’il noua avec Henri Poulain, le secrétaire de rédaction de Je suis partout. D’une vingtaine d’années leur aîné, il ne craignait pas de les morigéner dès que paraissait dans leur journal respectif un article qu’il désapprouvait. Ainsi, à propos de cet éditorial sur (ou plutôt contre) Maurras : « Combelle fait l’enfant. Il sait aussi bien que moi l’origine de l’horreur de Maurras pour l’Allemagne – le Racisme. » Ou à propos d’un compte rendu du livre, Pétition pour l’histoire, d’Anatole de Monzie : « Tu dédouanes Monzie à présent et son histoire ? La merde est à ton goût ! Rien de plus pourri que ce vieux pitre – membre de la Ligue des Droits de l’Homme – membre de la Lica – grand ami de Lecache et Jean Zay ! ». Les exemples sont nombreux… Contrairement à Poulain, exilé en Suisse, Combelle reverra Céline. C’est seulement à la parution D’Un château l’autre qu’il reprit contact. « Tout ceci ne nous rajeunit pas ! », lui répond Céline, une dizaine d’années après la tourmente qui les vit embastillés l’un à Copenhague, l’autre à Fresnes.
Marc Laudelout
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