mardi 23 janvier 2024

Céline, le maudit devant Paris sa ville interdite (France Dimanche 504 semaine du 19 au 25 avril 1956)

Céline, le maudit, devant Paris sa ville interdite 

Article paru dans France Dimanche 504, semaine du 19 au 25 avril 1956


— je suis pour l’ordre, moi, monsieur.  On me dit « Ben Youssef roi de France » ? Parfait. Je crie « Vive Ben Youssef ! » Le lendemain, ce n’est plus Ben Youssef, c’est Bourguiba ? Encore mieux : « Vive Bourguiba ! » Une semaine plus tard, c’est Béhanzin ? Allons-y ! Vive Béhanzin !


Sa voix, brusquement, s’est cassée.

— Les Français ? Ils ne veulent plus travailler. Ils bouffent, ils boivent, ils boivent, ils bouffent. Moi, je mange du pain noir, des nouilles, je bois de l’eau et je travaille. Ce que je veux ? Écrire mes livres et qu’on me f… enfin la paix. Ce que je cherche dans mes livres ? Une petite musique française, du Couperin ou du Rameau.


— On m’a tout pris, monsieur… one’a mis à zéro. 

Et il fredonne l’air d’une goualante dont il a écrit paroles et musique. Le second couplet dit : « Mais la question qui me tracasse - Est-ce que tu seras plus dégueulasse - Mort que vivant ?… »



Il est né à Courbevoie, Seine.

— je suis un indigène, dit-il, un “fellegh” de la banlieue. 

— Mon père, il, était comme ça, dit Céline, Il fait toujours placé les tourments moraux bien au-dessus des tourments physiques… Bien plus respectables !… Essentiels ! C’était comme ça chez les Romains et c’est comme ça qu’il comprenait, lui, toutes les épreuves de l’existence… D’accord avec sa conscience… Envers et quand même ! Au sein des pires calamités… Pas de compromis ! Pas de faux-fuyants ! C’était sa loi ! La raison d’être ! Conscience pour moi ! Ma conscience ! Il le hurlait sur tous les tons… quand je mettais les doigts dans mon nez… si je renversais la salière. Il ouvrait la fenêtre exprès pour que tout le passage se régale… 


Céline a parlé longuement, il porte soudain ses deux mains à sa tête : « J’ai mal, dit-il. Je ne dors plus. J’ai de la peine à travailler quand ma tête me fait souffrir. Pour faire quelque chose, il ne faut penser qu’à cela. L’homme, comme force, ce n’est jamais qu’un seizième de cheval-vapeur. Moi, avec mon âge et ma trépanation, je n’en suis guère qu’un trente-deuxième… »


(Céline montre Paris au loin depuis sa terrasse de Meudon)

C’est ça, Paris, cette ville terrible et merveilleuse, inhumaine, lourde et légère. Je vais crever. Quand je mourrai, savez-vous quel sera mon mot de fin ? «Ah ! Les hommes, comme ils étaient lourds !…»


En 1917, quand il est à peu près guéri, ce n’est pas encore à la littérature qu’il pense. Il part au Cameroun. Dans le Voyage au bout de la nuit, il a raconté son voyage et décrit son bateau.

« Il était si vieux ce bateau qu’on lui avait enlevé jusqu’à sa plaque en cuivre, sur le pont supérieur, où se trouvait autrefois inscrite l’année de sa naissance ; elle remontait si loin sa naissance qu’elle aurait incité les passagers à la crainte et aussi à la rigolade… […] Il ne devait tenir sur ces eaux tièdes que grâce à sa peinture. Tant de couches accumulées par pelures avaient fini par lui constituer une sorte de seconde coque à l’Amiral Bragueton à la manière d’un oignon. »


— On m’a mis en prison pour avoir livré la ligne Maginot, la rade de Toulon, l’armée en campagne, dit Céline aujourd’hui…


« On me dit : “ Vous n’avez rien publié depuis 1932 ! ” 

Et Mort à crédit, et Casse-pipe, alors ? Et Féerie pour une autre fois, et Normance ? » 


— Mon vœu le plus cher, dit Céline, ce serait d’entrer à la maison de retraite de Nanterre et, chaque jour, de partir en autobus pour aller visiter le Musée de la Marine…


Il est vieux. Il est fatigué.

— J’ai le monde entier contre moi. On m’étouffe. On m’a tout volé…


— À 62 ans, dit Céline, je n’ai pas le droit à la retraite. La littérature actuelle, qu’est-ce que c’est ? De la rémoulade. Ce que je cherche c’est l’émotion, encore, toujours, la petite musique française. 

Il s’est levé : « Mon dernier bout de chance, voyez-vous, c’est de les raconter, mes rêveries, mes balivernes, et que l’on me paye assez, juste assez pour survivre, pour payer mon eau et mon gaz, à tous les deux, moi et ma femme… »


Gérard Jarlot

Photos de Bernard Andrieux