lundi 15 avril 2019

« Je suis un pauvre homme brisé qui n’a qu’une force : sa haine et son style » Confession de Louis-Ferdinand Céline dans Arts du 19-25 juin 1957

André Parinaud a rencontré Céline au moins trois fois pour des entretiens*, celui que nous reproduisons ici a paru dans dans l’hebdomadaire Arts n° 624 daté 19-25 juin 1957


Interview de Céline par André Parinaud à l’occasion du lancement de D’un château l’autre (Arts, numéro 624,19-25 juin 1957)
CÉLINE : « Je suis un pauvre homme brisé qui n’a qu’une force : sa haine et son style »

J’appuie sur un bouton et déclenche le vacarme d’une sonnerie tout de suite couverte par les aboiements puissants de trois molosses qui dévalent en hurlant le jardin en pente. Je crie leur nom très fort. ils stoppent net, la gueule ouverte, l’œil fixé, cherchant un signe familier dans ma silhouette ; mon assurance les surprend. Ils grondent sourdement sur mes talons. 
Je devine derrière une vitre qu’«il» me regarde venir. 
Lorsque j’entre, Louis-Ferdinand Céline se lève, accentuant, par le balancement de ses longs bras et de son dos voûté, l’image un peu simiesque qu’il donne en se découpant dans la lumière blanche d’une fenêtre. 



L.-F. C. « Vous êtes venu voir la vedette, » dit-il en ricanant. « Tous ces cons qui me redécouvrent en apprenant que je viens de publier D’un château l’autre. Ils viennent visiter la ruine… pour voir si ça tient encore ! Si je ne sens pas trop mauvais. Mais je leur en donne pour leur argent. Je connais le truc, je réponds toujours à la demande. Doux comme un mouton le Céline, bavant ou crachant. Qu’est-ce qui il vous faut aujourd’hui ? Il y a L’Express qui est passé par Meudon. J’avais pavoisé la gare de toute ma dégueulasserie pour le recevoir. Il a dû être content ! Vont pouvoir édifier leurs lecteurs et avec bonne conscience. Je me suis roulé dans ma fange de gros cochon… puis Match… Je suis devenu le fait divers à la mode. Ça les excite. Alors vous ? »
Il se rassied et passe lentement ses mains sur son visage. 

 Je suis venu voir si vous retrouviez un goût meilleur à la vie.
L.-F. C. Qu’est-ce que cela change tout ça ? Je continue à crever dans mon trou à soixante-trois ans. Je cherche toujours la combine qui me permettrait de gagner les 20 000 ou 30 000 francs qui en plus de ma retraite — car je suis invalide à 75 % — me permettraient de vivre. C’est mon éditeur qui va s’engraisser. Ce salaud ! Moi… 
— Mais il vous a déjà avancé des millions et avec ce livre il vous fait une rente. 
L.-F. C. Qui vous a dit ça ! 
— C’est mon métier de savoir. 
L.-F. C. Ça ne m’empêche pas de manger des nouilles et de boire de l’eau. 
— Le docteur Destouches sait mieux que personne pourquoi Céline est au régime. Il éclate d’un rire qui fait mal. 
L.-F. C. J’ai toujours été masochiste, et con oui ! Je crèverai de ma connerie. Je me suis trompé de file en 1940 ; rien de plus. Mais c’est quand même con. J’ai voulu faire le malin. J’aurais pu aller à Londres. Je parle l’anglais comme le français. Aujourd’hui je serais à côté du pion Mauriac à l’Académie. Si j’avais su. Mais j’ai perdu alors je paie. Je crèverai dans l’ignominie et la pauvreté comme tout le monde le souhaite. Vous ne voudriez pas que je pavoise. J’ai assez souffert d’abord. J’ai bien le droit d’être malheureux et de le montrer. On m’a assez persécuté. Tout le monde devrait se réjouir de me voir dans la merde ! C’est ce qu’on voulait, n’est-ce pas ? 
Je risque : — Vous vous croyez persécuté ?
L.-F. C. Je n’ai jamais rien inventé. Même pas mon nom. Céline, c’est le nom de ma mère. Le scandale qui m’a lancé, Le Voyage au bout de la nuit (sic), c’était mon expérience de médecin de nuit. Vingt-cinq ans (sic) parmi les noyés, les asphyxiés, les assassinés, les filles, les rats crevés. Le scandale qui m’a perdu était une autre réalité. Dans Bagatelles pour un massacre, je disais que la France était dans la merde et qu’il fallait faire l’Europe. C’est ça qu’on me reproche encore. Or, moi je n’ai pas d’idée. Je ne suis pas un encyclopédiste. J’ai dit merde à tout le monde, même à Hitler. Seulement j’ai voulu mettre le nez des gens dans la seule réalité qui pouvait les sauver — hier ça leur semblait désagréable, aujourd’hui, ça leur paraît monstrueux — car tout ce que j’avais prévu arrive ; on me hait donc davantage. Mais j’ai compris. Finis les risques, les beaux mouvements de menton. Je suis un vieil homme brisé, bien humble, bien pauvre qui n’a plus la moindre idée sur rien, qui se cache et veut seulement mourir en paix et avec un peu de pain. 
— Dans votre dernier livre D’un château l’autre, dont on parle déjà avant de l’avoir lu, vous cherchez apparemment à vous justifier. 
L.-F. C. Pas du tout. Je me considère comme un mémorialiste, un type comme Joinville ou Froissart. Comme eux j’ai été mêlé à de drôles de salades. Croyez-moi, ce n’est pas par vocation que je me suis trouvé à Sigmaringen. Mais on voulait m’étriper à Paris parce que je représentais l’antijuif, le fasciste, le salaud, l’ordure, le prophète du mal. Donc je me suis retrouvé en compagnie de 1 142 condamnés à mort, Français, dans un petit bled allemand. Ça valait le coup d’œil, croyez-moi. Une cellule de 1 142 types qui crèvent de rage, cernés par la mort ; on ne voit pas ça tous les jours. Eux aussi d’ailleurs rêvaient d’avoir ma peau. Je suis un symbole, je vous dis. Ils m’auraient livré avec plaisir si ça avait pu les sauver. Ah, vacherie humaine ! Alors voilà, j’ai raconté ce que je voyais. 
— Est-ce votre histoire que vous racontez ou de l’Histoire que vous avez voulu faire ? 
L.-F. C. D’abord j’ai écrit ce livre parce que j’avais besoin de gagner de l’argent. Il fallait que je sorte un livre. Or, moi je n’ai pas besoin d’inventer, je n’ai qu’à me souvenir, ce ne sont pas les sujets qui me manquent dans ma salope de vie. Seulement attention. Je connais les trucs. J’écris pour distraire sinon personne ne pourrait me lire. Ce serait trop noir. Je ne veux pas convaincre ou répandre un message. Ni me justifier. J’ai un style, ça me suffit. La littérature aujourd’hui ne compte plus que des journalistes ou des psychiatres. Des types qui vous racontent des faits divers ou commentent des complexes. Sans intérêt. C’est pour ça que le roman est mort. Du temps où la vie avait un style, le roman pouvait le refléter et les pères ou les maris avaient intérêt à recommander des lectures à leurs filles ou à leur femme. Maintenant c’est le cirque ou la Loterie. N’importe qui peut écrire. Avec la Première partie du Bac, vous en savez largement assez pour raconter une histoire. Le roman n’est que le reflet des journaux. Tout fout le camp. Je suis le seul aujourd’hui à avoir encore un style. 
— Vous êtes assurés ainsi de votre éternité ? 
L.-F. C. Oh ! L’éternité ! Les Chinetoques nous aurons tous liquidés avant un siècle. Ce n’est pas la bombe atomique qui nous tuera, on a bien trop peur d’elle, mais la Chine, ce géant qui dormait et qui vient de se réveiller. L’Europe a fini de faire chier le monde. Oui, je suis le dernier musicien du roman. C’est ça que j’ai amené. Une petite musique. Mais ça suffit. Les sujets n’ont aucune importance. J’écris pour écrire. J’ai toujours écrit pour écrire, mais j’ai publié pour du fric et je me fous du lecteur. Bien sûr je veux qu’il m’achète et qu’il ne s’ennuie pas en me lisant, mais ce qu’il pense de moi, je m’en fous. 
— Mais alors pourquoi cet effort de style ? 
L.-F. C. Pour la chose elle-même, c’est mon vice. Le "Château" de ce point de vue est une réussite. Je me suis libéré de beaucoup de clichés. Les peintres ont abandonné le sujet peu à peu. J’ai tenté la même aventure, mais ça me concerne seul. 
— Donc après vous le déluge ! 
L.-F. C. L’alcoolisme, le tabac, la vie bourgeoise ont tout miné en France. Personne n’a d’ailleurs besoin d’autre chose que de beef-steak-pommes frites, télévision, 4 CV, et de faire l’amour le samedi soir. 
— Vous ne croyez plus à rien ? 
L.-F. C. À ma haine et à ma mort qui n’est pas lointaine et au plaisir que ça fera à tous les coins de l’univers. Est-ce que ça vous suffit comme ça ?
André Parinaud

* En janvier 1953, entretien paru dans La Parisienne
source : Céline et l’actualité littéraire 1932-1957, Cahiers Céline 1, Paris, Gallimard, 1976
En juin 1957, paru dans Arts, numéro 624,19-25 juin 1957 (ci-dessus)
Puis en juin 1958 pour un entretien audiovisuel.
André Parinaud : « j’étais venu à Meudon avec l’intention d’enregistrer et de filmer pour la télévision notre conversation. Céline l’avait accepté. Céline nous parle de son travail d’écriture tel un ouvrier qui travaillerait avec acharnement, tous les jours, il déclare "avoir décidé d’écrire pour acheter son appartement", nous livre sa conception de la littérature, l’importance accordée au style, au "langage parlé à travers l’écriture".
Voyons un peu : Céline 1958 – Entretien audiovisuel avec André Parinaud réalisé par Alexandre Tarta (18 mn.). Disponible dans Céline vivant aux éditions Montparnasse (direction éditoriale et plaquette d’introduction d’Émile Brami, illustrée par José Correa)

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