lundi 21 avril 2025

Le GRIF (Groupe pour la réhabilitation inéluctable de Féerie pour une autre fois) présente : Contextualisation par Henri Godard

Le GRIF (Groupe pour la réhabilitation inéluctable de Féerie pour une autre fois) présente : 
Contextualisation par Henri Godard (qui mériterait d’être membre du GRIF)



Féerie pour une autre fois
est un livre à redécouvrir. 

Il peut être tenu pour une sorte de quintessence de Céline, et cela pour plusieurs raisons, notamment parce que, dans sa première partie, l'écriture romanesque se charge, en plus de ses atouts propres, de certains accents de violence polémique qui sont devenus, avec les pamphlets, une part de sa voix la plus personnelle, et dans la seconde parce que Céline, entreprenant de raconter une nuit de bombardement, se donne un sujet fait pour lui, pour son imaginaire autant que pour son style – et qu'aussi bien il était le seul romancier de son époque à pouvoir faire passer du domaine de l'expérience à celui de la littérature. 

Initialement, Céline devait aborder directement le récit de cette nuit de bombardement, en enchaînant sur l'épisode de la visite de Clémence Arlon qui ouvre le roman et qui, dans ce premier projet, était mené jusqu'à son terme (amie de longue date de Céline, Clémence était venue de loin solliciter des dédicaces qui ne manqueraient pas de prendre dans les jours suivants une valeur décuplée, d'être parmi les toutes dernières que Céline aurait accordées avant d'être exécuté). Mais Céline a un sens trop alerté des relations avec le lecteur pour ne pas s'apercevoir rapidement que son livre n'a aucune chance d'être lu, étant donné la réprobation qui pèse sur lui, s'il ne fait pas d'abord face à cette objection préalable. Il lui faut avant toute chose retrouver le contact avec le lecteur, sous quelque forme que ce soit. D'autres que lui auraient plaidé ; ils auraient tenté de se justifier en faisant valoir ce qu'il pouvait avoir de raisons à donner, de l'intention pacifiste, selon lui la première motivation des pamphlets, jusqu'à sa non-participation aux organes officiels de la collaboration. Mais il ne serait pas ce qu'il est s'il se plaçait ainsi sur ce terrain fragile de la défense. Il choisit au contraire de contre-attaquer, en prenant directement à partie son adversaire, c'est-à-dire son lecteur. Ce lecteur d'après guerre, horrifié par les découvertes des camps en 1945, et qui associe inévitablement Céline à sa condamnation, il s'agit de le provoquer, de le pousser dans ses retranchements, de le faire réagir, de lui donner envie d'injurier – tout plutôt qu'un refus de 

communication (de lecture), qui est pour un auteur la seule rupture irrémédiable. Voilà donc Céline amené, pour pouvoir lui répondre, à se faire agresser par le lecteur – manière habile de pouvoir mesurer les coups. Dès lors, lui n'aura plus à se gêner, et en effet, avant la fin de ce premier round, il aura attaqué le lecteur de tous les côtés : avant tout dans ses convictions et dans le ton sur lequel il a l'habitude de parler des camps d'extermination et de leurs victimes, mais aussi dans ses répugnances, par quelques propos scatologiques, et dans ses peurs intimes, en évoquant on ne peut plus concrètement la maladie fatale à laquelle ce lecteur est, il le sait, lui-même peut-être promis. 


Mais, avec le Céline des romans qui reste maître de ses moyens, il n'y a pas de violence sans relâchement périodique de la tension. Tout fortissimo, pour prendre sa valeur, doit se détacher sur des moments de pianissimo. Ce Féerie pour une autre fois I, qui fait au lecteur plus de violences qu'aucun autre texte romanesque de Céline, est aussi celui qui comprend le plus grand nombre de passages d'émotion, de l'émotion la plus délicate et la plus communicative, celle qui embue tout souvenir de notre passé, même s'il n'est pas attendrissant en lui-même, au moment où il émerge de l'oubli ; celle que nous ne pouvons pas ne pas avoir à l'évocation, pourvu qu'elle sonne juste, du sort concret d'un détenu, même si nous trouvons en raison cette détention justifiée ; celle encore, parmi tant d'autres, que Céline fait sourdre entre deux éclats, de son expérience d'accoucheur et du moment d'une naissance. 

(Henri Godard, préface à Féerie pour une autre fois, Folio, 1995)

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