mercredi 23 janvier 2019

Les "gueules" céliniennes par Michel Mouls (publié dans Céline en phrases) 1 ) La Méhon




Mademoiselle Méhon, Mme Méhon, La Méhon

«J’avais un choix pour dégueuler ! la mère Méhon !... Çâkya-Mouni !...»

Mademoiselle MÉHON, la boutique juste en face de nous, c'est à pas croire ce qu'elle était vache.
Elle nous cherchait des raisons, elle arrêtait pas de comploter, elle était jalouse. Ses corsets pourtant, elle les vendait bien. Vieille, elle avait sa clientèle encore très fidèle et de mères en filles, depuis quarante ans. Des personnes qu'auraient pas montré leur gorge à n'importe qui.

"Il faut avouer que le Passage, c’est pas croyable comme croupissure. C’est fait pour qu’on crève, lentement mais à coup sûr, entre l’urine et les petits clebs, la crotte, les glaviots, le gaz qui fuit. C’est plus infect qu’un dedans de prison. Sous le vitrail, en bas, le soleil arrive si moche qu’on l’éclipse avec une bougie. Tout le monde s’est mis à suffoquer. Le passage devenait conscient de son ignoble asphyxie !»
C'est à propos de Tom, que les choses se sont envenimées, pour l'habitude qu'il avait prise de pisser contre les devantures. Il était pas le seul pourtant. Tous les clebs des environs ils en faisaient bien davantage. Le Passage c'était leur promenade.
Elle a traversé exprès, LA MÉHON, pour venir provoquer ma mère, lui faire un esclandre. Elle a gueulé que c'était infâme, l'ignoble façon qu'il cochonnait toute sa vitrine, notre petit galeux...
Ça s'amplifiait ses paroles des deux côtés du magasin et jusqu'en haut dans le vitrail. Les passants prenaient fait et cause. Ce fut une discussion fatale. Grand'mère pourtant bien mesurée dans ses paroles lui a répondu vertement.
Papa en rentrant du bureau, apprenant les choses, a piqué une colère, une si folle alors qu'il était plus du tout regardable ! Il roulait des yeux si horribles vers l'étalage de la rombière qu'on avait peur qu'il l'étrangle.
Tous on a fait de la résistance, on se pendait à son pardessus... Il devenait fort comme un tricar. Il nous traînait dans la boutique... Il rugissait jusqu'au troisième qu'il allait en faire des charpies de cette corsetière infernale... "J'aurais pas dû te raconter ça !"... que chialait maman. Le mal était fait.
Pendant les semaines qu'ont suivi, j'ai été un peu plus tranquille. Mon père était tout absorbé. Dès qu'il avait un instant libre, il reluquait chez LA MÉHON. Elle en faisait autant de son côté.
Derrière les rideaux, ils s'épiaient, étage par étage. Dès qu'il rentrait du bureau, il se demandait ce qu'elle pouvait faire. C'était vis-à-vis...
Quand elle se trouvait dans sa cuisine, au premier, il se planquait dans un coin de la nôtre. Il grognait des menaces terribles... " Regarde ! Elle s'empoisonnera jamais cette infecte charogne !... Elle bouffera pas des champignons !... Elle bouffera pas son râtelier ! Va ! elle se méfie du verre pilé !... O pourriture !... "
Il arrêtait pas de la fixer. Il s'occupait plus de mes instincts... Dans un sens c'était bien commode. 
Les voisins, ils osaient pas trop se compromettre. Les chiens urinaient partout, et sur leurs vitrines aussi, pas spécialement sur LA MÉHON.


On a beau répandre du soufre, c'était quand même un genre d'égout le Passage des Bérésinas. La pisse ça amène du monde. Pissait qui voulait sur nous, même les grandes personnes ; surtout dès qu'il pleuvait dans la rue.
On entrait pour ça. Le petit conduit adventice l'allée Primorgueil on y faisait caca couramment. On aurait eu tort de nous plaindre. Souvent ça devenait des clients, les pisseurs, avec ou sans chien.
(...) Papa, il en dormait plus. Son cauchemar c'était le nettoyage du carré devant notre boutique, les dalles qu'il fallait qu'il rince tous les matins avant de partir au bureau. Il sortait avec son seau, son balai, sa toile et en plus la petite truelle qui servait pour les étrons, à glisser dessous, les faire sauter dans la sciure. Des étrons, il en venait toujours et davantage, et bien plus devant chez nous qu'ailleurs, en large comme en long. C'était sûrement un complot.
LA MÉHON, de sa fenêtre au premier, elle se fendait la gueule à regarder mon père se débattre dans les colombins. Elle jouissait pour toute une journée. Les voisins, ils accouraient pour compter les crottes.

Mme Méhon, la corsetière, de l'autre boutique en face de nous, elle s‟approche des fenêtres pour mieux se marrer. C‟est une ennemie infatigable, elle nous déteste depuis toujours. […]
« Auguste ! Auguste ! Je t'en prie ! Pense au petit. Pense à moi ! Appelle ton père, Ferdinand !...
— Papa ! Papa ! que je hurlais à mon tour... »
Je me demandais qui il allait tuer ? La Méhon ? Grand-mère Caroline ? Les deux comme chez Cortilène ? Il faudrait qu'il les trouve ensemble ?
Peng ! Peng ! Peng !... Il arrêtait pas de tirer... Les voisins sont accourus. Ils croyaient à une hécatombe...
À force, il a plus eu de balles. Il est remonté finalement... Quand il a soulevé la trappe, il était livide comme un mort. On l‟a entouré, on l‟a soutenu, installé dans le fauteuil Louis XIV, au milieu du magasin. On lui parlait tout doucement. Son revolver fumait encore pendu au poignet.
Mme Méhon en entendant cette mitraille, elle a foiré dans ses jupes... Elle a traversé pour se rendre compte. Alors là au milieu des gens, ma mère lui a crié ce qu'elle pensait. Elle pourtant qu'était pas osée.
« Entrez ! Venez voir ! Regardez Madame ! Dans quel état vous l'avez mis ! Un honnête homme ! Un père de famille ! Vous n'avez donc pas honte ! Ah ! Vous êtes une vilaine femme !... »
La Méhon, elle en menait plus large. Elle est rentrée vite chez elle. Les voisins la regardaient durement. Ils ont réconforté papa. « J'ai ma conscience pour moi !» qu'il ruminait tout doucement. M. Visios, le marchand de pipes qu'avait servi dans la marine pendant sept ans, il l'a raisonné.

(Mort à crédit)

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